Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 01», страница 38
— Trahi!.. s'écria l'amoureux atteint au cœur.
— Et par qui, je n'en sais rien, répliqua le prêtre. La Préfecture est au fait de vos plans et lit dans votre jeu. Je ne puis vous donner en ce moment aucun conseil. De semblables affaires veulent être étudiées. Quant à ce soir, dans cette réunion, allez au-devant des coups qu'on va vous porter. Dites toute votre vie antérieure, vous atténuerez ainsi l'effet que cette découverte produirait sur les Bisontins.
— Oh! je m'y suis attendu, dit Savarus d'une voix altérée.
— Vous n'avez pas voulu profiter de mon conseil, vous avez eu l'occasion de vous produire à l'hôtel de Rupt, vous ne savez pas ce que vous y auriez gagné...
— Quoi?
— L'unanimité des royalistes, un accord momentané pour aller aux Élections... Enfin, plus de cent voix! En y joignant ce que nous appelons entre nous les voix ecclésiastiques vous n'étiez pas encore nommé; mais vous étiez maître de l'élection par le ballottage. Dans ce cas, on parlemente, on arrive...
En entrant, Alfred Boucher, qui plein d'enthousiasme annonça le vœu de la réunion préparatoire, trouva le vicaire-général et l'avocat froids, calmes et graves.
— Adieu, monsieur l'abbé, dit Albert, nous causerons plus à fond de votre affaire après les Élections.
Et l'avocat prit le bras d'Alfred, après avoir serré significativement la main de monsieur de Grancey. Le prêtre regarda cet ambitieux, dont alors le visage eut cet air sublime que doivent avoir les généraux en entendant le premier coup de canon de la bataille. Il leva les yeux au ciel et sortit en se disant: — Quel beau prêtre il ferait!
L'éloquence n'est pas au barreau. Rarement l'avocat y déploie les forces réelles de l'âme, autrement il y périrait en quelques années. L'éloquence est rarement dans la Chaire aujourd'hui; mais elle est dans certaines séances de la Chambre des Députés où l'ambitieux joue le tout pour le tout, où piqué de milles flèches il éclate à un moment donné. Mais elle est encore bien certainement chez certains êtres privilégiés dans le quart d'heure fatal où leurs prétentions vont échouer ou réussir, et où ils sont forcés de parler. Aussi dans cette réunion, Albert Savarus, en sentant la nécessité de se faire des séides, développa-t-il toutes les facultés de son âme et les ressources de son esprit. Il entra bien dans le salon, sans gaucherie ni arrogance, sans faiblesse, sans lâcheté, gravement, et se vit sans surprise au milieu de trente et quelques personnes. Déjà le bruit de la réunion et sa décision avaient amené quelques moutons dociles à la clochette. Avant d'écouter monsieur Boucher qui voulait lui lâcher un speech à propos de la résolution du Comité-Boucher, Albert réclama le silence en faisant un signe et serrant la main à monsieur Boucher, comme pour le prévenir d'un danger subitement advenu.
— Mon jeune ami, Alfred Boucher vient de m'annoncer l'honneur qui m'est fait. Mais avant que cette décision devienne définitive, dit l'avocat, je crois devoir vous expliquer quel est votre candidat, afin de vous laisser libres encore de reprendre vos paroles si mes déclarations troublaient vos consciences.
Cet exorde eut pour effet de faire régner un profond silence. Quelques hommes trouvèrent ce mouvement fort noble.
Albert expliqua sa vie antérieure en disant son vrai nom, ses œuvres sous la Restauration, en se faisant un homme nouveau depuis son arrivée à Besançon, en prenant des engagements pour l'avenir. Cette improvisation tint, dit-on, tous les auditeurs haletants. Ces hommes à intérêts si divers furent subjugués par l'admirable éloquence sortie bouillante du cœur et de l'âme de cet ambitieux. L'admiration empêcha toute réflexion. On ne comprit qu'une seule chose, la chose qu'Albert voulait jeter dans ces têtes.
Ne valait-il pas mieux pour une ville avoir un de ces hommes destinés à gouverner la société toute entière, qu'une machine à voter? Un homme d'état apporte tout un pouvoir, le député médiocre mais incorruptible n'est qu'une conscience. Quelle gloire pour la Provence d'avoir deviné Mirabeau, d'avoir envoyé depuis 1830 le seul homme d'État qu'ait produit la révolution de Juillet!
Soumis à la pression de cette éloquence, tous les auditeurs la crurent de force à devenir un magnifique instrument politique dans leur représentant. Ils virent tous Savarus le ministre dans Albert Savaron. En devinant les secrets calculs de ses auditeurs, l'habile candidat leur fit entendre qu'ils acquéraient, eux les premiers, le droit de se servir de son influence.
Cette profession de foi, cette déclaration d'ambitieux, ce récit de sa vie et de son caractère fut, au dire du seul homme capable de juger Savarus et qui depuis est devenu l'une des capacités de Besançon, un chef-d'œuvre d'adresse, de sentiment, de chaleur, d'intérêt et de séduction. Ce tourbillon enveloppa les électeurs. Jamais homme n'eut un pareil triomphe. Mais malheureusement la Parole, espèce d'arme à bout portant, n'a qu'un effet immédiat. La Réflexion tue la Parole quand la Parole n'a pas triomphé de la Réflexion. Si l'on eût voté, certes le nom d'Albert sortait de l'urne! A l'instant même il était vainqueur. Mais il lui fallait vaincre ainsi tous les jours pendant deux mois. Albert sortit palpitant. Applaudi par des Bisontins, il avait obtenu le grand résultat de tuer par avance les méchants propos auxquels donneraient lieu ses antécédents. Le commerce de Besançon fit de l'avocat Savaron de Savarus son candidat. L'enthousiasme d'Alfred Boucher, contagieux d'abord, devait à la longue devenir maladroit.
Le préfet, épouvanté de ce succès, se mit à compter le nombre des voix ministérielles, et sut se ménager une entrevue secrète avec monsieur de Chavoncourt, afin de se coaliser dans l'intérêt commun. Chaque jour, et sans qu'Albert pût savoir comment, les voix du Comité-Boucher diminuèrent. Un mois avant les Élections, Albert se voyait à peine soixante voix. Rien ne résistait au lent travail de la Préfecture. Trois ou quatre hommes habiles disaient aux clients de Savarus: «Le député plaidera-t-il et gagnera-t-il vos affaires? vous donnera-t-il ses conseils, fera-t-il vos traités, vos transactions? Vous l'aurez pour esclave encore pour cinq ans, si au lieu de l'envoyer à la Chambre, vous lui donnez seulement l'espérance d'y aller dans cinq ans.» Ce calcul fut d'autant plus nuisible à Savarus, que déjà quelques femmes de négociants l'avaient fait. Les intéressés à l'affaire du pont et ceux des eaux d'Arcier ne résistèrent pas à une conférence avec un adroit ministériel, qui leur prouva que la protection pour eux était à la Préfecture et non pas chez un ambitieux. Chaque jour fut une défaite pour Albert, quoique chaque jour fût une bataille dirigée par lui, mais jouée par ses lieutenants, une bataille de mots, de discours, de démarches. Il n'osait aller chez le vicaire-général, et le vicaire-général ne se montrait pas. Albert se levait et se couchait avec la fièvre et le cerveau tout en feu.
Enfin arriva le jour de la première lutte, ce qu'on appelle une réunion préparatoire, où les voix se comptent, où les candidats jugent leurs chances, et où les gens habiles peuvent prévoir la chute ou le succès. C'est une scène de hustings honnête, sans populace, mais terrible: les émotions, pour ne pas avoir d'expression physique comme en Angleterre, n'en sont pas moins profondes. Les Anglais font les choses à coups de poings, en France elles se font à coups de phrases. Nos voisins ont une bataille, les Français jouent leur sort par de froides combinaisons élaborées avec calme. Cet acte politique se passe à l'inverse du caractère des deux nations. Le parti radical eut son candidat, monsieur de Chavoncourt se présenta, puis vint Albert qui fut accusé par les radicaux et par le Comité-Chavoncourt d'être un homme de la Droite sans transaction, un double de Berryer. Le Ministère avait son candidat, un homme sacrifié qui servait à masser les votes ministériels purs. Les voix ainsi divisées n'arrivèrent à aucun résultat. Le candidat républicain eut vingt voix, le Ministère en réunit cinquante, Albert en compta soixante-dix, monsieur de Chavoncourt en obtint soixante-sept. Mais la perfide Préfecture avait fait voter pour Albert trente de ses voix les plus dévouées, afin d'abuser son antagoniste. Les voix de monsieur de Chavoncourt, réunies aux quatre-vingts voix réelles de la préfecture, devenaient maîtresses de l'élection pour peu que le préfet sût détacher quelques voix du parti radical. Cent soixante voix manquaient, les voix de monsieur de Grancey, et les voix légitimistes. Une réunion préparatoire est aux Élections ce qu'est au Théâtre une répétition générale, ce qu'il y a de plus trompeur au monde. Albert Savarus revint chez lui, faisant bonne contenance, mais mourant. Il avait eu l'esprit, le génie, ou le bonheur de conquérir dans ces quinze derniers jours deux hommes dévoués, le beau-père de Girardet et un vieux négociant très-fin chez qui l'envoya monsieur de Grancey. Ces deux braves gens, devenus ses espions, semblaient être les plus ardents ennemis de Savarus dans les camps opposés. Sur la fin de la séance préparatoire, ils apprirent à Savarus par l'intermédiaire de monsieur Boucher que trente voix inconnues faisaient contre lui, dans son parti, le métier qu'ils faisaient pour son compte chez les autres? Un criminel qui marche au supplice ne souffre pas ce qu'Albert souffrit en revenant chez lui de la salle où son sort s'était joué. L'amoureux au désespoir ne voulut être accompagné de personne. Il marcha seul par les rues, entre onze heures et minuit.
A une heure du matin, Albert, que depuis trois jours le sommeil ne visitait plus, était assis dans sa bibliothèque, sur un fauteuil à la Voltaire, la tête pâle comme s'il allait expirer, les mains pendantes, dans une pose d'abandon digne de la Magdeleine. Des larmes roulaient entre ses longs cils, de ces larmes qui mouillent les yeux et qui ne roulent pas sur les joues: la pensée les boit, le feu de l'âme les dévore! Seul, il pouvait pleurer. Il aperçut alors sous le kiosque une forme blanche qui lui rappela Francesca.
— Et voici trois mois que je n'ai reçu de lettre d'elle! Que devient-elle? je suis resté deux mois sans lui rien écrire, mais je l'ai prévenue. Est-elle malade? O mon amour! ô ma vie! sauras-tu jamais ce que j'ai souffert? Quelle fatale organisation est la mienne! Ai-je un anévrisme? se demanda-t-il en sentant son cœur qui battait si violemment que les pulsations retentissaient dans le silence comme si de légers grains de sable eussent frappé sur une grosse caisse.
En ce moment trois coups discrets retentirent à la porte d'Albert, il alla promptement ouvrir, et faillit se trouver mal de joie en voyant au vicaire-général un air gai, l'air du triomphe. Il saisit l'abbé de Grancey, sans lui dire un mot, le tint dans ses bras, le serra, laissant aller sa tête sur l'épaule de ce vieillard. Et il redevint enfant, il pleura comme il avait pleuré quand il sut que Francesca Soderini était mariée. Il ne laissa voir sa faiblesse qu'à ce prêtre sur le visage de qui brillaient les lueurs d'une espérance. Le prêtre avait été sublime, et aussi fin que sublime.
— Pardon, cher abbé, mais vous êtes venu dans un de ces moments suprêmes où l'homme disparaît, car ne me croyez pas un ambitieux vulgaire.
— Oui, je le sais, reprit l'abbé, vous avez écrit l'AMBITIEUX PAR AMOUR! Hé! mon enfant, c'est un désespoir d'amour qui m'a fait prêtre en 1786, à vingt-deux ans. En 1788, j'étais curé. Je sais la vie. J'ai déjà refusé trois évêchés, je veux mourir à Besançon.
— Venez la voir? s'écria Savarus en prenant la bougie et menant l'abbé dans le cabinet magnifique où se trouvait le portrait de la duchesse d'Argaiolo qu'il éclaira.
— C'est une de ces femmes qui sont faites pour régner! dit le vicaire en comprenant ce qu'Albert lui témoignait d'affection par cette muette confidence. Mais il y a bien de la fierté sur ce front, il est implacable, elle ne pardonnerait pas une injure! C'est un archange Michel, l'ange des exécutions, l'ange inflexible... Tout ou rien! est la devise de ces caractères angéliques. Il y a je ne sais quoi de divinement sauvage dans cette tête!..
— Vous l'avez bien devinée, s'écria Savarus. Mais, mon cher abbé, voici plus de douze ans qu'elle règne sur ma vie, et je n'ai pas une pensée à me reprocher...
— Ah! si vous en aviez autant fait pour Dieu?.. dit naïvement l'abbé. Parlons de vos affaires. Voici dix jours que je travaille pour vous. Si vous êtes un vrai politique, vous suivrez mes conseils cette fois-ci. Vous n'en seriez pas où vous en êtes, si vous étiez allé quand je vous le disais à l'hôtel de Rupt; mais vous irez demain, je vous y présente le soir. La terre des Rouxey est menacée, il faut plaider dans deux jours. L'Élection ne se fera pas avant trois jours. On aura soin de ne pas avoir fini de constituer le bureau le premier jour; nous aurons plusieurs scrutins, et vous arriverez par un ballottage...
— Et comment?..
— En gagnant le procès des Rouxey, vous aurez quatre-vingts voix légitimistes, ajoutez-les aux trente voix dont je dispose, nous arrivons à cent dix. Or, comme il vous en restera vingt du Comité-Boucher, vous en posséderez en tout cent trente.
— Hé! bien, dit Albert, il en faut soixante-quinze de plus...
— Oui, dit le prêtre, car tout le reste est au Ministère. Mais, mon enfant, vous avez à vous deux cents voix, et la Préfecture n'en a que cent quatre-vingts.
— J'ai deux cents voix?.. dit Albert qui demeura stupide d'étonnement après s'être dressé sur ses pieds comme poussé par un ressort.
— Vous avez les voix de monsieur de Chavoncourt, reprit l'abbé.
— Et comment? dit Albert.
— Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt.
— Jamais!
— Vous épousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt, répéta froidement le prêtre.
— Mais voyez? elle est implacable, dit Albert en montrant Francesca.
— Vous épousez mademoiselle Chavoncourt, répéta froidement le prêtre pour la troisième fois.
Cette fois Albert comprit. Le vicaire-général ne voulait pas tremper dans le plan qui souriait enfin à ce politique au désespoir. Une parole de plus eût compromis la dignité, l'honnêteté du prêtre.
— Vous trouverez demain à l'hôtel de Rupt madame de Chavoncourt et sa seconde fille, vous la remercierez de ce qu'elle doit faire pour vous, vous lui direz que votre reconnaissance est sans bornes; enfin vous lui appartenez corps et âme, votre avenir est désormais celui de sa famille, vous êtes désintéressé, vous avez une si grande confiance en vous que vous regardez une nomination de député comme une dot suffisante. Vous aurez un combat avec madame de Chavoncourt, elle voudra votre parole. Cette soirée, mon fils, est tout votre avenir. Mais, sachez-le, je ne suis pour rien là-dedans. Moi, je ne suis coupable que des voix légitimistes, je vous ai conquis madame de Watteville, et c'est toute l'aristocratie de Besançon. Amédée de Soulas et Vauchelles, qui voteront pour vous, ont entraîné la jeunesse, madame de Watteville vous aura les vieillards. Quant à mes voix, elles sont infaillibles.
— Qui donc a tourné madame de Chavoncourt? demanda Savarus.
— Ne me questionnez pas, répondit l'abbé. Monsieur de Chavoncourt, qui a trois filles à marier, est incapable d'augmenter sa fortune. Si Vauchelles épouse la première sans dot, à cause de la vieille tante qui finance au contrat, que faire des deux autres? Sidonie a seize ans, et vous avez des trésors dans votre ambition. Quelqu'un a dit à madame de Chavoncourt qu'il valait mieux marier sa fille que d'envoyer son mari manger de l'argent à Paris. Ce quelqu'un mène madame de Chavoncourt, et madame de Chavoncourt mène son mari.
— Assez, cher abbé! Je comprends. Une fois nommé député, j'ai la fortune de quelqu'un à faire, et en la faisant splendide je serai dégagé de ma parole. Vous avez en moi un fils, un homme qui vous devra son bonheur. Mon Dieu! qu'ai-je fait pour mériter une si véritable amitié?
— Vous avez fait triompher le Chapitre, dit en souriant le vicaire-général. Maintenant gardez le secret du tombeau sur tout ceci? Nous ne sommes rien, nous ne faisons rien. Si l'on nous savait nous mêlant d'élections, nous serions mangés tout crus par les puritains de la Gauche qui font pis, et blâmés par quelques-uns des nôtres. Madame de Chavoncourt ne se doute pas de ma participation dans tout ceci. Je ne me suis fié qu'à madame de Watteville sur qui nous pouvons compter comme sur nous-mêmes.
— Je vous amènerai la duchesse pour que vous nous bénissiez! s'écria l'ambitieux.
Après avoir reconduit le vieux prêtre, Albert se coucha dans les langes du pouvoir.
A neuf heures du soir, le lendemain, comme chacun peut se l'imaginer, les salons de madame la baronne de Watteville étaient remplis par l'aristocratie bisontine convoquée extraordinairement. On y discutait l'exception d'aller aux Élections pour faire plaisir à la fille des de Rupt. On savait que l'ancien maître des requêtes, le secrétaire d'un des plus fidèles ministres de la branche aînée, allait être introduit. Madame de Chavoncourt était venue avec sa seconde fille Sidonie mise divinement bien, tandis que l'aînée, sûre de son prétendu, n'avait recours à aucun artifice de toilette. Ces petites choses s'observent en province. L'abbé de Grancey montrait sa belle tête fine, de groupe en groupe, écoutant, n'ayant l'air de se mêler de rien, mais disant de ces mots incisifs qui résument les questions et les commandent.
— Si la branche aînée revenait, disait-il à un ancien homme d'État septuagénaire, quels politiques trouverait-elle? — Seul sur son banc, Berryer ne sait que devenir; s'il avait soixante voix, il entraverait le gouvernement dans bien des occasions et renverserait des ministères! — On va nommer le duc de Fitz-James à Toulouse. — Vous ferez gagner à monsieur de Watteville son procès! — Si vous votez pour monsieur de Savarus, les républicains voteront avec vous plutôt que de voter avec les juste-milieu! Etc., etc.
A neuf heures, Albert n'était pas encore venu. Madame de Watteville voulut voir une impertinence dans un pareil retard.
— Chère baronne, dit madame de Chavoncourt, ne faisons pas dépendre d'une vétille de si sérieuses affaires. Quelque botte vernie qui tarde à sécher... une consultation retiennent peut-être monsieur de Savarus.
Philomène regarda madame de Chavoncourt de travers.
— Elle est bien bonne pour monsieur de Savarus, dit Philomène tout bas à sa mère.
— Mais, reprit la baronne en souriant, il s'agit d'un mariage entre Sidonie et monsieur de Savarus.
Philomène alla brusquement vers une croisée qui donnait sur le jardin. A dix heures monsieur de Savarus n'avait pas encore paru. L'orage qui grondait éclata. Quelques nobles se mirent à jouer, trouvant la chose intolérable. L'abbé de Grancey, qui ne savait que penser, alla vers la fenêtre où Philomène s'était cachée et dit tout haut, tant il était stupéfait: — Il doit être mort! Le vicaire-général sortit dans le jardin suivi de monsieur de Watteville, de Philomène, et tous trois ils montèrent sur le kiosque. Tout était fermé chez Albert, aucune lumière ne s'apercevait.
— Jérôme! cria Philomène en voyant le domestique dans la cour. L'abbé de Grancey regarda Philomène. — Où donc est votre maître? dit Philomène au domestique venu au pied du mur.
— Parti, en poste! mademoiselle.
— Il est perdu, s'écria l'abbé de Grancey, ou heureux!
La joie du triomphe ne fut pas si bien étouffée sur la figure de Philomène qu'elle ne fût devinée par le vicaire-général qui feignit de ne s'apercevoir de rien.
— Qu'est-ce que Philomène a pu faire en ceci? se demandait le prêtre.
Tous trois, ils rentrèrent dans les salons où monsieur de Watteville annonça l'étrange, la singulière, l'ébouriffante nouvelle du départ de l'avocat Albert Savaron de Savarus en poste, sans qu'on sût les motifs de cette disparition. A onze heures et demie, il ne restait plus que quinze personnes, parmi lesquelles se trouvait madame de Chavoncourt et l'abbé de Godenars, autre vicaire-général, homme d'environ quarante ans qui voulait être évêque, les deux demoiselles de Chavoncourt et monsieur de Vauchelles, l'abbé de Grancey, Philomène, Amédée de Soulas et un ancien magistrat démissionnaire, l'un des plus influents personnages de la haute société de Besançon qui tenait beaucoup à l'élection d'Albert Savarus. L'abbé de Grancey se mit à côté de la baronne de manière à regarder Philomène dont la figure, ordinairement pâle, offrait alors une coloration fiévreuse.
— Que peut-il être arrivé à monsieur de Savarus? dit madame de Chavoncourt.
En ce moment un domestique en livrée apporta sur un plat d'argent une lettre à l'abbé de Grancey.
— Lisez, dit la baronne.
Le vicaire-général lut la lettre, et vit Philomène devenir soudain blanche comme son fichu.
— Elle reconnaît l'écriture, se dit-il après avoir jeté sur la jeune fille un regard par-dessus ses lunettes. Il plia la lettre et la mit froidement dans sa poche sans dire un mot. En trois minutes il reçut de Philomène trois regards qui lui suffirent à tout deviner. — Elle aime Albert Savarus! pensa le vicaire-général. Il se leva, Philomène reçut une commotion; il salua, fit quelques pas vers la porte, et, dans le second salon, il fut rejoint par Philomène qui lui dit: — Monsieur de Grancey, c'est de lui! d'Albert!
— Comment pouvez-vous assez connaître son écriture pour la distinguer de si loin!
Cette fille, prise dans les lacs de son impatience et de sa colère, dit un mot que l'abbé trouva sublime.
— Parce que je l'aime! Qu'y a-t-il! dit-elle après une pause.
— Il renonce à son élection, répondit l'abbé.
Philomène se mit un doigt sur les lèvres.
— Je demande le secret comme pour une confession, dit-elle avant de rentrer au salon. S'il n'y a plus d'élection, il n'y aura plus de mariage avec Sidonie!
Le lendemain matin, Philomène, en allant à la messe, apprit par Mariette une partie des circonstances qui motivaient la disparition d'Albert au moment le plus critique de sa vie.
— Mademoiselle, il est arrivé de Paris dans la matinée à l'Hôtel National un vieux monsieur qui avait sa voiture, une belle voiture à quatre chevaux, un courrier en avant et un domestique. Enfin, Jérôme, qui a vu la voiture au départ, prétend que ce ne peut être qu'un prince ou qu'un milord.
— Y avait-il sur la voiture une couronne fermée! dit Philomène.
— Je ne sais pas, dit Mariette. Sur le coup de deux heures, il est venu chez monsieur Savarus en lui faisant remettre sa carte. En la voyant, monsieur, dit Jérôme, est devenu blanc comme un linge et il a dit de faire entrer. Comme il a fermé lui-même sa porte à clef, il est impossible de savoir ce que ce vieux monsieur et l'avocat se sont dit; mais ils sont restés environ une heure ensemble; après quoi le vieux monsieur, accompagné de l'avocat, a fait monter son domestique. Jérôme a vu sortir ce domestique avec un immense paquet long de quatre pieds qui avait l'air d'une grosse toile à canevas. Le vieux monsieur tenait à la main un gros paquet de papiers. L'avocat, plus pâle que s'il allait mourir, lui qui est si fier, si digne, était dans un état à faire pitié... Mais il agissait si respectueusement avec le vieux monsieur qu'il n'aurait pas eu plus d'égards pour le roi. Jérôme et monsieur Albert Savaron ont accompagné ce vieillard jusqu'à sa voiture, qui se trouvait tout attelée de quatre chevaux. Le courrier est parti sur le coup de trois heures. Monsieur est allé droit à la préfecture, et de là chez monsieur Gentillet qui lui a vendu la vieille calèche de voyage de feu madame Saint-Vier, puis il a commandé des chevaux à la poste pour six heures. Il est rentré chez lui pour faire ses paquets; sans doute il a écrit plusieurs billets; enfin il a mis ordre à ses affaires avec monsieur Girardet qui est venu et qui est resté jusqu'à sept heures. Jérôme a porté un mot chez monsieur Boucher où monsieur était attendu à dîner. Pour lors, à sept heures et demie, l'avocat est parti, laissant trois mois de gages à Jérôme et lui disant de chercher une place. Il a laissé ses clefs à monsieur Girardet qu'il a reconduit chez lui, et chez qui, dit Jérôme, il a pris une soupe, car monsieur Girardet n'avait pas encore dîné à sept heures et demie. Quand monsieur Savaron est remonté dans sa voiture, il était comme un mort. Jérôme, qui naturellement a salué son maître, l'a entendu disant au postillon: Route de Genève.
— Jérôme a-t-il demandé le nom de l'étranger à l'Hôtel National?
— Comme le vieux monsieur ne faisait que passer, on ne le lui a pas demandé. Le domestique, par ordre sans doute, avait l'air de ne pas parler français.
— Et la lettre qu'a reçue si tard l'abbé de Grancey? dit Philomène.
— C'est sans doute monsieur Girardet qui devait la lui remettre; mais Jérôme dit que ce pauvre monsieur Girardet, qui aime l'avocat Savaron, était tout aussi saisi que lui. Celui qui est venu avec mystère s'en va, dit mademoiselle Galard, avec mystère.
Philomène eut à partir de ce récit un air penseur et absorbé qui fut visible pour tout le monde. Il est inutile de parler du bruit que fit dans Besançon la disparition de l'avocat Savaron. On sut que le préfet s'était prêté de la meilleure grâce du monde à lui expédier à l'instant un passeport pour l'étranger, car il se trouvait ainsi débarrassé de son seul adversaire. Le lendemain, monsieur de Chavoncourt fut nommé d'emblée à une majorité de cent quarante voix.
— Jean s'en alla comme il était venu, dit un électeur en apprenant la fuite d'Albert Savaron.
Cet événement vint à l'appui des préjugés qui existent à Besançon contre les étrangers et qui, deux ans auparavant, s'étaient corroborés à propos de l'affaire du journal républicain. Puis dix jours après, il n'était plus question d'Albert de Savarus. Trois personnes seulement, l'avoué Girardet, le vicaire-général et Philomène étaient gravement affectés par cette disparition. Girardet savait que l'étranger aux cheveux blancs était le prince Soderini, car il avait vu la carte, il le dit au vicaire-général; mais Philomène, beaucoup plus instruite qu'eux, connaissait depuis environ trois mois la nouvelle de la mort du duc d'Argaiolo.
Au mois d'avril 1836, personne n'avait eu de nouvelles ni entendu parler de monsieur Albert de Savarus. Jérôme et Mariette allaient se marier; mais la baronne avait dit confidentiellement à sa femme de chambre d'attendre le mariage de Philomène, et que les deux noces se feraient ensemble.
— Il est temps de marier Philomène, dit un jour la baronne à monsieur de Watteville, elle a dix-neuf ans, et depuis quelques mois elle change à faire peur...
— Je ne sais pas ce qu'elle a, dit le baron.
— Quand les pères ne savent pas ce qu'ont leurs filles, les mères le devinent, dit la baronne, il faut la marier.
— Je le veux bien, dit le baron, et pour mon compte je lui donne les Rouxey, maintenant que le tribunal nous a mis d'accord avec la commune des Riceys en fixant mes limites à trois cents mètres à partir de la base de la Dent de Vilard. On y creuse un fossé pour recevoir toutes les eaux et les diriger dans le lac. La Commune n'a pas appelé, le jugement est définitif.
— Vous n'avez pas encore deviné, dit la baronne, que ce jugement me coûte trente mille francs donnés à Chantonnit. Ce paysan ne voulait pas autre chose, il a l'air d'avoir gain de cause pour sa commune, et il nous a vendu la paix. Si vous donnez les Rouxey, vous n'aurez plus rien, dit la baronne.
— Je n'ai pas besoin de grand'chose, dit le baron, je m'en vais...
— Vous mangez comme un ogre.
— Précisément: j'ai beau manger, je me sens les jambes de plus en plus faibles...
— C'est de tourner, dit la baronne.
— Je ne sais pas, dit le baron.
— Nous marierons Philomène à monsieur de Soulas; si vous lui donnez les Rouxey, réservez-vous-en la jouissance; moi je leur donnerai vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre. Nos enfants demeureront ici, je ne les vois pas bien malheureux...
— Non, je leur donne les Rouxey tout à fait. Philomène aime les Rouxey.
— Vous êtes singulier avec votre fille! vous ne me demandez pas à moi si j'aime les Rouxey?
Philomène, appelée incontinent, apprit qu'elle épouserait monsieur Amédée de Soulas dans les premiers jours du mois de mai.
— Je vous remercie, ma mère, et vous mon père, d'avoir pensé à mon établissement, mais je ne veux pas me marier, je suis très-heureuse d'être avec vous...
— Des phrases! dit la baronne. Vous n'aimez pas monsieur le comte de Soulas, voilà tout.
— Si vous voulez savoir la vérité, je n'épouserai jamais monsieur de Soulas...
— Oh! le jamais d'une fille de dix-neuf ans! reprit la baronne en souriant avec amertume.
— Le jamais de mademoiselle de Watteville, reprit Philomène avec un accent prononcé. Mon père n'a pas, je pense, l'intention de me marier sans mon consentement?
— Oh! ma foi, non, dit le pauvre baron en regardant sa fille avec tendresse.
— Eh! bien, répliqua sèchement la baronne en contenant une fureur de dévote surprise de se voir bravée à l'improviste, chargez-vous, monsieur de Watteville, d'établir vous-même votre fille! Songez-y bien, Philomène: si vous ne vous mariez pas à mon gré, vous n'aurez rien de moi pour votre établissement.
La querelle ainsi commencée entre madame de Watteville et le baron qui appuyait sa fille, alla si loin que Philomène et son père furent obligés de passer la belle saison aux Rouxey; l'habitation de l'hôtel de Rupt leur était devenue insupportable. On apprit alors dans Besançon que mademoiselle de Watteville avait positivement refusé monsieur le comte de Soulas. Après leur mariage, Jérôme et Mariette étaient venus aux Rouxey pour succéder un jour à Modinier. Le baron répara, restaura la Chartreuse au goût de sa fille. En apprenant que cette réparation coûtait environ soixante mille francs, que Philomène et son père faisaient construire une serre, la baronne reconnut quelque levain de malice dans sa fille. Le baron acheta plusieurs enclaves et un petit domaine d'une valeur de trente mille francs. On dit à madame de Watteville que loin d'elle Philomène se montrait une maîtresse-fille, elle étudiait les moyens de faire valoir les Rouxey, s'était donné une amazone et montait à cheval; son père, qu'elle rendait heureux, qui ne se plaignait plus de sa santé, qui devenait gras, l'accompagnait dans ses excursions. Aux approches de la fête de la baronne, qui se nommait Louise, le vicaire-général vint alors aux Rouxey, sans doute envoyé par madame de Watteville et par monsieur de Soulas pour négocier la paix entre la mère et la fille.