Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 01», страница 37
— Mariette, dit Philomène à la femme de chambre, le lendemain matin, allez jeter cette lettre à la poste; dites à Jérôme que je sais tout ce que je voulais savoir, et qu'il serve fidèlement monsieur Albert. Nous nous confesserons de ces péchés sans dire à qui les lettres appartenaient, ni où elles allaient. J'ai eu tort, c'est moi qui suis la seule coupable.
— Mademoiselle a pleuré, dit Mariette.
— Oui, je ne voudrais pas que ma mère s'en aperçût; donnez-moi de l'eau bien froide.
Philomène, au milieu des orages de sa passion, écoutait souvent la voix de sa conscience. Touchée par cette admirable fidélité de deux cœurs, elle venait de faire ses prières, et s'était dit qu'elle n'avait plus qu'à se résigner, à respecter le bonheur de deux êtres dignes l'un de l'autre, soumis à leur sort, attendant tout de Dieu, sans se permettre d'actions ni de souhaits criminels. Elle se sentit meilleure, elle éprouva quelque satisfaction intérieure après avoir pris cette résolution, inspirée par la droiture naturelle au jeune âge. Elle y fut encouragée par une réflexion de jeune fille: elle s'immolait pour lui!
— Elle ne sait pas aimer, pensa-t-elle. Ah! si c'était moi, je sacrifierais tout à un homme qui m'aimerait ainsi. Être aimée!.. quand et par qui le serai-je, moi? Ce petit monsieur de Soulas n'aime que ma fortune; si j'étais pauvre, il ne ferait seulement pas attention à moi.
— Philomène, ma petite, à quoi penses-tu donc? tu vas au delà de la raie, dit la baronne à sa fille, qui faisait des pantoufles en tapisserie pour le baron.
Philomène passa tout l'hiver de 1834 à 1835 en mouvements secrets tumultueux; mais au printemps, au mois d'avril, époque à laquelle elle atteignit à ses dix-huit ans, elle se disait parfois qu'il serait bien de l'emporter sur une duchesse d'Argaiolo. Dans le silence et la solitude, la perspective de cette lutte avait rallumé sa passion et ses mauvaises pensées. Elle développait par avance sa témérité romanesque en faisant plans sur plans. Quoique de tels caractères soient exceptionnels, il existe malheureusement beaucoup trop de Philomènes, et cette histoire contient une leçon qui doit leur servir d'exemple. Pendant cet hiver, Albert de Savarus avait sourdement fait un progrès immense dans Besançon. Sûr de son succès, il attendait avec impatience la dissolution de la Chambre. Il avait conquis, parmi les hommes du juste-milieu, l'un des faiseurs de Besançon, un riche entrepreneur qui disposait d'une grande influence.
Les Romains se sont partout donné des peines énormes, ils ont dépensé des sommes immenses pour avoir d'excellentes eaux à discrétion dans toutes les villes de leur empire. A Besançon, ils buvaient les eaux d'Arcier, montagne située à une assez grande distance de Besançon. Besançon est une ville assise dans l'intérieur d'un fer à cheval décrit par le Doubs. Ainsi, rétablir l'aqueduc des Romains pour boire l'eau que buvaient les Romains dans une ville arrosée par le Doubs, est une de ces niaiseries qui ne prennent que dans une province où règne la gravité la plus exemplaire. Si cette fantaisie se logeait au cœur des Bisontins, elle devait obliger à faire de grandes dépenses, et ces dépenses allaient profiter à l'homme influent. Albert Savaron de Savarus décida que le Doubs n'était bon qu'à couler sous des ponts suspendus, et qu'il n'y avait de potable que l'eau d'Arcier. Des articles parurent dans la Revue de l'Est, qui ne furent que l'expression des idées du commerce bisontin. Les Nobles comme les Bourgeois, le Juste-milieu comme les Légitimistes, le Gouvernement comme l'Opposition, enfin tout le monde se trouva d'accord pour vouloir boire l'eau des Romains et jouir d'un pont suspendu. La question des eaux d'Arcier fut à l'ordre du jour dans Besançon. A Besançon, comme pour les deux chemins de fer de Versailles, comme pour des abus subsistants, il y eut des intérêts cachés qui donnèrent une vitalité puissante à cette idée. Les gens raisonnables, en petit nombre d'ailleurs, qui s'opposaient à ce projet, furent traités de ganaches. On ne s'occupait que des deux plans de l'avocat Savaron. Après dix-huit mois de travaux souterrains, cet ambitieux était donc arrivé, dans la ville la plus immobile de France et la plus réfractaire à l'étranger, à la remuer profondément, à y faire, selon une expression vulgaire, la pluie et le beau temps, à y exercer une influence positive sans être sorti de chez lui. Il avait résolu le singulier problème d'être puissant quelque part sans popularité. Pendant cet hiver, il gagna sept procès pour des ecclésiastiques de Besançon. Aussi par moments respirait-il par avance l'air de la Chambre. Son cœur se gonflait à la pensée de son futur triomphe. Cet immense désir, qui lui faisait mettre en scène tant d'intérêts, inventer tant de ressorts, absorbait les dernières forces de son âme démesurément tendue. On vantait son désintéressement, il acceptait sans observations les honoraires de ses clients. Mais ce désintéressement était de l'usure morale, il attendait un prix pour lui plus considérable que tout l'or du monde. Il avait acheté, soi-disant pour rendre service à un négociant embarrassé dans ses affaires, au mois d'octobre 1834, et avec les fonds de Léopold Hannequin, une maison qui lui donnait le cens d'éligibilité. Ce placement avantageux n'eut pas l'air d'avoir été cherché ni désiré.
— Vous êtes un homme bien réellement remarquable, dit à Savarus l'abbé de Grancey, qui naturellement observait et devinait l'avocat. Le vicaire général était venu lui présenter un chanoine qui réclamait les conseils de l'avocat. — Vous êtes, lui dit-il, un prêtre qui n'est pas dans son chemin. Un mot qui frappa Savarus.
De son côté, Philomène avait décidé dans sa forte tête de frêle jeune fille d'amener monsieur de Savarus dans le salon, et de l'introduire dans la société de l'hôtel de Rupt. Elle bornait encore ses désirs à voir Albert et à l'entendre. Elle avait transigé, pour ainsi dire, et les transactions ne sont souvent que des trêves.
Les Rouxey, terre patrimoniale des Watteville, valait dix mille francs de rente, net; mais en d'autres mains elle eût rapporté bien davantage. L'insouciance du baron, dont la femme devait avoir et eut quarante mille francs de revenu, laissait les Rouxey sous le gouvernement d'une espèce de maître Jacques, un vieux domestique de la maison Watteville, appelé Modinier. Néanmoins, quand le baron et la baronne éprouvaient le désir d'aller à la campagne, ils allaient aux Rouxey, dont la situation est très-pittoresque. Le château, le parc, tout a d'ailleurs été créé par le fameux Watteville, dont la vieillesse active se passionna pour ce lieu magnifique.
Entre deux petites Alpes, deux pitons dont le sommet est nu, et qui s'appellent le grand et le petit Rouxey, au milieu d'une gorge par où les eaux de ces montagnes, terminées par la Dent de Vilard, tombent et vont se joindre aux délicieuses sources du Doubs, Watteville imagina de construire un barrage énorme, en y laissant deux déversoirs pour le trop-plein des eaux. En amont de son barrage, il obtint un charmant lac, et en aval deux cascades, deux ravissantes rivières avec lesquelles il arrosa la sèche et inculte vallée que dévastait jadis le torrent des Rouxey. Ce lac, cette vallée, ses deux montagnes, il les enferma par une enceinte, et se bâtit une chartreuse sur le barrage auquel il donna trois arpents de largeur, en y faisant apporter toutes les terres qu'il fallut enlever pour creuser le double lit de ses rivières factices et les canaux d'irrigation. Quand le baron de Watteville se procura le lac au-dessus de son barrage, il était propriétaire des deux Rouxey, mais non de la vallée supérieure qu'il inondait ainsi, par laquelle on passait en tout temps, et qui se termine en fer à cheval au pied de la Dent de Vilard. Mais ce sauvage vieillard imprimait une si grande terreur que, pendant toute sa vie, il n'y eut aucune réclamation de la part des habitants des Riceys, petit village situé sur le revers de la Dent de Vilard. Quand le baron mourut, il avait réuni les pentes des deux Rouxey, au pied de la Dent de Vilard par une forte muraille, afin de ne pas inonder les deux vallées qui débouchaient dans la gorge des Rouxey à droite et à gauche du pic de Vilard. Il mourut ayant conquis ainsi la Dent de Vilard. Ses héritiers se firent les protecteurs du village des Riceys et maintinrent ainsi l'usurpation. Le vieux meurtrier, le vieux renégat, le vieil abbé Watteville avait fini sa carrière en plantant des arbres, en construisant une superbe route, prise sur le flanc d'un des deux Rouxey, et qui rejoignait le grand chemin. De ce parc, de cette habitation dépendaient des domaines fort mal cultivés, des chalets dans les deux montagnes et des bois inexploités. C'était sauvage et solitaire, sous la garde de la nature, abandonné au hasard de la végétation, mais plein d'accidents sublimes. Vous pouvez vous figurer maintenant les Rouxey.
Il est fort inutile d'embarrasser cette histoire en racontant les prodigieux efforts et les ruses empreintes de génie par lesquels Philomène arriva, sans le laisser soupçonner, à son but. Qu'il suffise de dire qu'elle obéissait à sa mère en quittant Besançon au mois de mai 1835, dans une vieille berline attelée de deux bons gros chevaux loués, et allant avec son père aux Rouxey.
L'amour explique tout aux jeunes filles. Quand en se levant, le lendemain de son arrivée aux Rouxey, Philomène aperçut de la fenêtre de sa chambre la belle nappe d'eau sur laquelle s'élevaient de ces vapeurs exhalées comme des fumées et qui s'engageaient dans les sapins et dans les mélèzes, en rampant le long des deux pics pour en gagner les sommets, elle laissa échapper un cri d'admiration.
— Ils se sont aimés devant des lacs! Elle est sur un lac! Décidément un lac est plein d'amour.
Un lac alimenté par des neiges a des couleurs d'opale et une transparence qui en fait un vaste diamant; mais quand il est serré comme celui des Rouxey entre deux blocs de granit vêtus de sapins, qu'il y règne un silence de savane ou de steppe, il arrache à tout le monde le cri que venait de jeter Philomène.
— On doit cela, lui dit son père, au fameux Watteville!
— Ma foi, dit la jeune fille, il a voulu se faire pardonner ses fautes. Montons dans la barque et allons jusqu'au bout, dit-elle; nous gagnerons de l'appétit pour le déjeuner.
Le baron manda deux jeunes jardiniers qui savaient ramer, et prit avec lui son premier ministre Modinier. Le lac avait six arpents de largeur, quelquefois dix ou douze, et quatre cents arpents de long. Philomène eut bientôt atteint le fond qui se termine par la Dent de Vilard, la Jung-Frau de cette petite Suisse.
— Nous y voilà, monsieur le baron, dit Modinier en faisant signe aux deux jardiniers d'attacher la barque; voulez-vous venir voir...
— Voir quoi? demanda Philomène.
— Oh! rien, dit le baron. Mais tu es une fille discrète, nous avons des secrets ensemble, je puis te dire ce qui me chiffonne l'esprit: il s'est ému depuis 1830 des difficultés entre la commune des Riceys et moi, précisément à cause de la Dent du Vilard, et je voudrais les accommoder sans que ta mère le sache, car elle est entière, elle est capable de jeter feu et flammes, surtout en apprenant que le maire des Riceys, un républicain, a inventé cette contestation pour courtiser son peuple.
Philomène eut le courage de déguiser sa joie, afin de mieux agir sur son père.
— Quelle contestation? fit-elle.
— Mademoiselle, les gens des Riceys, dit Modinier, ont depuis longtemps droit de pâture et d'affouage dans leur côté de la Dent de Vilard. Or, monsieur Chantonnit, leur maire depuis 1830, prétend que la Dent tout entière appartient à sa commune, et soutient qu'il y a cent et quelques années on passait sur nos terres... Vous comprenez qu'alors nous ne serions plus chez nous. Puis ce sauvage en viendrait à dire, ce que disent les anciens des Riceys, que le terrain du lac a été pris par l'abbé de Watteville. C'est la mort des Rouxey, quoi!
— Hélas! mon enfant, entre nous c'est vrai, dit naïvement monsieur de Watteville. Cette terre est une usurpation consacrée par le temps. Aussi, pour n'être jamais tourmenté, je voudrais proposer de définir à l'amiable mes limites de ce côté de la Dent de Vilard, et j'y bâtirais un mur.
— Si vous cédez devant la république, elle vous dévorera. C'était à vous de menacer les Riceys.
— C'est ce que je disais hier au soir à monsieur, répondit Modinier. Mais, pour abonder dans ce sens, je lui proposais de venir voir s'il n'y avait pas, de ce côté de la Dent ou de l'autre, à une hauteur quelconque, des traces de clôture.
Depuis cent ans, de part et d'autre on exploitait la Dent de Vilard, cette espèce de mur mitoyen entre la commune des Riceys et les Rouxey, qui ne rapportait pas grand'chose, sans en venir à des moyens extrêmes. L'objet en litige, étant couvert de neige six mois de l'année, était de nature à refroidir la question. Aussi fallut-il l'ardeur soufflée par la révolution de 1830 aux défenseurs du peuple, pour réveiller cette affaire par laquelle monsieur Chantonnit, maire des Riceys, voulait dramatiser son existence sur la tranquille frontière de Suisse et immortaliser son administration. Chantonnit, comme son nom l'indique, était originaire de Neufchâtel.
— Mon cher père, dit Philomène en rentrant dans la barque, j'approuve Modinier. Si vous voulez obtenir la mitoyenneté de la Dent de Vilard, il est nécessaire d'agir avec vigueur, et d'obtenir un jugement qui vous mette à l'abri des entreprises de ce Chantonnit. Pourquoi donc auriez-vous peur? Prenez pour avocat le fameux Savaron, prenez-le promptement pour que Chantonnit ne le charge pas des intérêts de sa commune. Celui qui a gagné la cause du Chapitre contre la Ville, gagnera bien celle des Watteville contre les Riceys! D'ailleurs, dit-elle, les Rouxey seront un jour à moi (le plus tard possible, je l'espère), eh! bien, ne me laissez pas de procès. J'aime cette terre, et je l'habiterai souvent, je l'augmenterai tant que je pourrai. Sur ces rives, dit-elle en montrant les bases des deux Rouxey, je découperai des corbeilles, j'en ferai des jardins anglais ravissants... Allons à Besançon, et ne revenons ici qu'avec l'abbé de Grancey, monsieur Savaron et ma mère, si elle le veut. C'est alors que vous pourrez prendre un parti; mais à votre place je l'aurais déjà pris. Vous vous nommez Watteville, et vous avez peur d'une lutte! Si vous perdez le procès... tenez, je ne vous dirai pas un mot de reproche.
— Oh! si tu le prends ainsi, dit le baron, je le veux bien, je verrai l'avocat.
— D'ailleurs un procès, mais c'est très-amusant. Il jette un intérêt dans la vie, l'on va, l'on vient, l'on se démène. N'aurez-vous pas mille démarches à faire pour arriver aux juges... Nous n'avons pas vu l'abbé de Grancey pendant plus de vingt jours, tant il était occupé!
— Mais il s'agissait de toute l'existence du Chapitre, dit monsieur de Watteville. Puis, l'amour-propre, la conscience de l'archevêque, tout ce qui fait vivre les prêtres y était engagé! Ce Savaron ne sait pas ce qu'il a fait pour le Chapitre! il l'a sauvé.
— Ecoutez-moi, lui dit-elle à l'oreille, si vous avez monsieur Savaron pour vous, vous aurez gagné, n'est-ce pas? Eh! bien, laissez-moi vous donner un conseil: vous ne pouvez avoir monsieur Savaron pour vous que par monsieur de Grancey. Si vous m'en croyez, parlons ensemble à ce cher abbé, sans que ma mère soit de la conférence, car je sais un moyen de le décider à nous amener l'avocat Savaron.
— Il sera bien difficile de n'en pas parler à ta mère!
— L'abbé de Grancey s'en chargera plus tard; mais décidez-vous à promettre votre voix à l'avocat Savaron aux prochaines élections, et vous verrez!
— Aller aux élections! prêter serment! s'écria le baron de Watteville.
— Bah! dit elle.
— Et que dira ta mère?
— Elle vous ordonnera peut-être d'y aller, répondit Philomène qui savait par la lettre d'Albert à Léopold les engagements du vicaire général.
Quatre jours après, l'abbé de Grancey se glissait un matin de très-bonne heure chez Albert de Savarus, après l'avoir prévenu la veille de sa visite. Le vieux prêtre venait conquérir le grand avocat à la maison Watteville, démarche qui révèle le tact et la finesse que Philomène avait souterrainement déployés.
— Que puis-je pour vous, monsieur le vicaire-général? dit Savarus.
L'abbé, qui dégoisa l'affaire avec une admirable bonhomie, fut écouté froidement par Albert.
— Monsieur l'abbé, répondit-il, il m'est impossible de me charger des intérêts de la maison Watteville, et vous allez comprendre pourquoi. Mon rôle ici consiste à garder la plus exacte neutralité. Je ne veux pas prendre couleur, et dois rester une énigme jusqu'à la veille de mon élection. Or, plaider pour les Watteville, ce ne serait rien à Paris; mais ici!.. Ici où tout se commente, je serais pour tout le monde l'homme de votre faubourg Saint-Germain.
— Eh! croyez-vous, dit l'abbé, que vous pourrez être inconnu, quand, au jour des élections, les candidats s'attaqueront? Mais alors on saura que vous vous nommez Savaron de Savarus, que vous avez été maître des requêtes, que vous êtes un homme de la Restauration!
— Au jour des élections, dit Savarus, je serai tout ce qu'il faudra que je sois. Je compte parler dans les réunions préparatoires...
— Si monsieur de Watteville et son parti vous appuyait, vous auriez cent voix compactes et un peu plus sûres que celles sur lesquelles vous comptez. On peut toujours semer la division entre les intérêts, on ne sépare point les Convictions.
— Eh! diable, reprit Savarus, je vous aime et puis faire beaucoup pour vous, mon père! Peut-être y a-t-il des accommodements avec le diable. Quel que soit le procès de monsieur de Watteville, on peut, en prenant Girardet et le guidant, traîner la procédure jusqu'après les élections. Je ne me chargerai de plaider que le lendemain de mon élection.
— Faites une chose, dit l'abbé, venez à l'hôtel de Rupt; il s'y trouve une petite personne de dix-huit ans qui doit avoir un jour cent mille livres de rentes, et vous paraîtrez lui faire la cour...
— Ah! cette jeune fille que je vois souvent sur ce kiosque...
— Oui, mademoiselle Philomène, reprit l'abbé de Grancey. Vous êtes ambitieux. Si vous lui plaisiez, vous seriez tout ce qu'un ambitieux veut être: ministre. On est toujours ministre, quand à une fortune de cent mille livres de rentes on joint vos étonnantes capacités.
— Monsieur l'abbé, dit vivement Albert, mademoiselle de Watteville aurait encore trois fois plus de fortune et m'adorerait, qu'il me serait impossible de l'épouser...
— Vous seriez marié? fit l'abbé de Grancey.
— Non pas à l'église, non pas à la mairie, dit Savarus, mais moralement.
— C'est pire quand on y tient autant que vous paraissez y tenir, répondit l'abbé. Tout ce qui n'est pas fait, peut se défaire. N'asseyez pas plus votre fortune et vos plans sur un vouloir de femme, qu'un homme sage ne compte sur les souliers d'un mort pour se mettre en route.
— Laissons mademoiselle de Watteville, dit gravement Albert, et convenons de nos faits. A cause de vous, que j'aime et respecte, je plaiderai, mais après les élections, pour monsieur de Watteville. Jusque-là, son affaire sera conduite par Girardet d'après mes avis. Voilà tout ce que je puis faire.
— Mais il y a des questions qui ne peuvent se décider que d'après une inspection des localités, dit le vicaire général.
— Girardet ira, répondit Savarus. Je ne veux pas me permettre, au milieu d'une ville que je connais très-bien, une démarche de nature à compromettre les immenses intérêts que cache mon élection.
L'abbé de Grancey quitta Savarus en lui lançant un regard fin par lequel il semblait se rire de la politique compacte du jeune athlète, tout en admirant sa résolution.
— Ah! j'aurai jeté mon père dans un procès! ah! j'aurai tant fait pour l'introduire ici! se disait Philomène du haut du kiosque en regardant l'avocat dans son cabinet, le lendemain de la conférence entre Albert et l'abbé de Grancey, dont le résultat lui fut dit par son père. J'aurai commis des péchés mortels, et tu ne viendrais pas dans le salon de l'hôtel de Rupt, et je n'entendrais pas ta voix si riche? Tu mets des conditions à ton concours quand les Watteville et les Rupt le demandent!.. Eh! bien, Dieu le sait, je me contentais de ces petits bonheurs: te voir, t'entendre, aller aux Rouxey avec toi pour me les faire consacrer par ta présence. Je ne voulais pas davantage... Mais maintenant je serai ta femme!.. Oui, oui, regarde ses portraits, examine ses salons, sa chambre, les quatre faces de sa villa, les points de vue de ses jardins. Tu attends sa statue! je la rendrai de marbre elle-même pour toi!.. Cette femme n'aime pas d'ailleurs. Les arts, les sciences, les lettres, le chant, la musique, lui ont pris la moitié de ses sens et de son intelligence. Elle est vieille d'ailleurs, elle a plus de trente ans, et mon Albert serait malheureux!
— Qu'avez-vous donc à rester là, Philomène? lui dit sa mère en venant troubler les réflexions de sa fille. Monsieur de Soulas est au salon, et il remarquait votre attitude qui, certes, annonçait plus de pensées qu'on ne doit en avoir à votre âge.
— Monsieur de Soulas est ennemi de la pensée? demanda-t-elle.
— Vous pensiez donc? dit madame de Watteville.
— Mais oui, maman.
— Eh! bien, non, vous ne pensiez pas. Vous regardiez les fenêtres de cet avocat; occupation qui n'est ni convenable ni décente, et que monsieur de Soulas moins qu'un autre devait remarquer.
— Eh! pourquoi? dit Philomène.
— Mais dit la baronne, il est temps que vous sachiez nos intentions: Amédée vous trouve bien, et vous ne serez pas malheureuse d'être comtesse de Soulas.
Pâle comme un lis, Philomène ne répondit rien à sa mère, tant la violence de ses sentiments contrariés la rendit stupide. Mais en présence de cet homme qu'elle haïssait profondément depuis un instant, elle trouva je ne sais quel sourire que trouvent les danseuses pour le public. Enfin elle put rire, elle eut la force de cacher sa fureur qui se calma, car elle résolut d'employer à ses desseins ce gros et niais jeune homme.
— Monsieur Amédée, lui dit-elle pendant un moment où la baronne était en avant d'eux dans le jardin en affectant de laisser les jeunes gens seuls, vous ignoriez donc que monsieur Albert Savaron de Savarus est légitimiste?
— Légitimiste?
— Avant 1830, il était maître des requêtes au conseil d'état, attaché à la présidence du conseil des ministres, bien vu du Dauphin et de la Dauphine. Il eût été bien à vous de ne pas dire du mal de lui; mais il serait encore mieux d'aller aux Élections cette année, de le porter et d'empêcher ce pauvre monsieur de Chavoncourt de représenter la ville de Besançon.
— Quel intérêt subit prenez-vous donc à ce Savaron?
— Monsieur Albert de Savarus, fils naturel du comte de Savarus (oh! gardez-moi bien le secret sur cette indiscrétion), s'il est nommé député, sera notre avocat dans l'affaire des Rouxey. Les Rouxey, m'a dit mon père, seront ma propriété, j'y veux demeurer, c'est ravissant! Je serais au désespoir de voir cette magnifique création du grand Watteville détruite...
— Diantre! se dit Amédée en sortant de l'hôtel de Rupt, cette fille n'est pas sotte.
Monsieur de Chavoncourt est un royaliste qui appartient aux fameux Deux-Cent-Vingt-et-Un. Aussi, dès le lendemain de la révolution de juillet, prêcha-t-il la salutaire doctrine de la prestation du serment et de la lutte avec l'Ordre de choses à l'instar des torys contre les whigs en Angleterre. Cette doctrine ne fut pas accueillie par les Légitimistes qui, dans la défaite, eurent l'esprit de se diviser d'opinions et de s'en tenir à la force d'inertie et à la Providence. En butte à la défiance de son parti, monsieur de Chavoncourt parut aux gens du Juste-Milieu le plus excellent choix à faire; ils préférèrent le triomphe de ses opinions modérées à l'ovation d'un républicain qui réunissait les voix des exaltés et des patriotes. Monsieur de Chavoncourt, homme très-estimé dans Besançon, représentait une vieille famille parlementaire: sa fortune, d'environ quinze mille francs de rente, ne choquait personne, d'autant plus qu'il avait un fils et trois filles. Quinze mille francs de rente ne sont rien avec de pareilles charges. Or, lorsqu'en de semblables circonstances, un père de famille reste incorruptible, il est difficile que des électeurs ne l'estiment pas. Les électeurs se passionnent pour le beau idéal de la vertu parlementaire, tout autant qu'un parterre pour la peinture de sentiments généreux qu'il pratique très-peu. Madame de Chavoncourt, alors âgée de quarante ans, était une des belles femmes de Besançon. Pendant les sessions, elle vivait petitement dans un de ses domaines afin de retrouver par ses économies les dépenses que faisait à Paris monsieur de Chavoncourt. En hiver, elle recevait honorablement un jour par semaine, le mardi; mais en entendant très-bien son métier de maîtresse de maison. Le jeune Chavoncourt, âgé de vingt-deux ans, et un autre jeune gentilhomme, nommé monsieur de Vauchelles, pas plus riche qu'Amédée, et de plus son camarade de collége, étaient excessivement liés. Ils se promenaient ensemble à Granvelle, ils faisaient quelques parties de chasse ensemble; ils étaient si connus pour être inséparables qu'on les invitait à la campagne ensemble. Philomène, également liée avec les petites Chavoncourt, savait que ces trois jeunes gens n'avaient point de secrets les uns pour les autres. Elle se dit que si monsieur de Soulas commettait une indiscrétion, ce serait avec ses deux amis intimes. Or, monsieur de Vauchelles avait son plan fait pour son mariage comme Amédée pour le sien: il voulait épouser Victoire, l'aînée des petites Chavoncourt, à laquelle une vieille tante devait assurer un domaine de sept mille francs de rente et cent mille francs d'argent au contrat. Victoire était la filleule et la prédilection de cette tante. Évidemment alors le jeune Chavoncourt et Vauchelles avertiraient monsieur de Chavoncourt du péril que les prétentions d'Albert allaient lui faire courir. Mais ce ne fut pas assez pour Philomène, elle écrivit de la main gauche au préfet du département une lettre anonyme signée un ami de Louis-Philippe, où elle le prévenait de la candidature tenue secrète de monsieur Albert de Savarus, en lui faisant apercevoir le dangereux concours qu'un orateur royaliste prêterait à Berryer, et lui dévoilant la profondeur de la conduite tenue par l'avocat depuis deux ans à Besançon. Le préfet était un homme habile, ennemi personnel du parti royaliste, et dévoué par conviction au gouvernement de juillet, enfin un de ces hommes qui font dire, rue de Grenelle, au Ministère de l'Intérieur: — Nous avons un bon préfet à Besançon. Ce préfet lut la lettre, et, selon la recommandation, il la brûla.
Philomène voulait faire manquer l'élection d'Albert pour le conserver pendant cinq autres années à Besançon.
Les Élections furent alors une lutte entre les partis, et pour en triompher, le Ministère choisit son terrain en choisissant le moment de la lutte. Ainsi les Élections ne devaient avoir lieu qu'à trois mois de là. Quand un homme attend toute sa vie d'une élection, le temps qui s'écoule entre l'ordonnance de convocation des colléges électoraux et le jour fixé pour leurs opérations, est un temps pendant lequel la vie ordinaire est suspendue. Aussi Philomène comprit-elle combien de latitude lui laissaient pendant ces trois mois les préoccupations d'Albert. Elle obtint de Mariette, à qui, comme elle l'avoua plus tard, elle promit de la prendre ainsi que Jérôme à son service, de lui remettre les lettres qu'Albert enverrait en Italie et les lettres qui viendraient pour lui de ce pays. Et tout en machinant ces plans, cette étonnante fille faisait des pantoufles à son père de l'air le plus naïf du monde. Elle redoubla même de candeur et d'innocence en comprenant à quoi pouvait servir son air d'innocence et de candeur.
— Philomène devient charmante, disait la baronne de Watteville.
Deux mois avant les élections, une réunion eut lieu chez monsieur Boucher le père, composée de l'entrepreneur qui comptait sur les travaux du pont et des eaux d'Arcier, du beau-père de monsieur Boucher, de monsieur Granet, cet homme influent à qui Savarus avait rendu service et qui devait le proposer comme candidat, de l'avoué Girardet, de l'imprimeur de la Revue de l'Est et du président du tribunal de commerce. Enfin cette réunion compta vingt-sept de ces personnes appelées dans les provinces les gros bonnets. Chacune d'elles représentait en moyenne six voix; mais en les recensant, elles furent portées à dix, car on commence toujours par s'exagérer à soi-même son influence. Parmi ces vingt-sept personnes, le préfet en avait une à lui, quelque faux-frère qui secrètement attendait une faveur du Ministère pour les siens ou pour lui-même. Dans cette première réunion, on convint de choisir l'avocat Savaron pour candidat, avec un enthousiasme que personne n'aurait pu espérer à Besançon. En attendant chez lui qu'Alfred Boucher vînt le chercher, Albert causait avec l'abbé de Grancey qui s'intéressait à cette immense ambition. Albert avait reconnu l'énorme capacité politique du prêtre, et le prêtre ému par les prières de ce jeune homme, avait bien voulu lui servir de guide et de conseil dans cette lutte suprême. Le Chapitre n'aimait pas monsieur de Chavoncourt: car le beau-frère de sa femme, président du tribunal, avait fait perdre le fameux procès en première instance.
— Vous êtes trahi, mon cher enfant, lui disait le fin et respectable abbé de cette voix douce et calme que se font les vieux prêtres.