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Читать книгу: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6», страница 3

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Son discours était fait lorsque arriva à Paris la nouvelle de la défaite du maréchal de Créqui. Malgré son désir de plaire au roi, l'orateur ne pouvait passer sous silence ce premier et considérable échec infligé à ses armes. Le coadjuteur d'Arles se tira de ce pas difficile à la satisfaction générale. La veille de prononcer son discours, il avait voulu connaître sur le changement de rédaction que lui imposait la circonstance, l'opinion et le goût de madame de Sévigné, avec laquelle il vivait dans une grande liberté. «Le coadjuteur, dit celle-ci, avoit pris dans sa harangue, le style ordinaire des louanges, mais aujourd'hui cela seroit hors de propos; il passe sur l'affaire présente avec une adresse et un esprit admirables; il vous mandera le tour qu'il donne à ce petit inconvénient; et, pourvu que ce morceau soit recousu bien juste, ce sera le plus beau et le plus galant de son discours59

Le succès fut complet. Madame de Sévigné enregistre avec joie et évidemment avec un peu d'exagération de famille, ce résultat qu'elle a prévu: «La harangue de M. le coadjuteur a été la plus belle et la mieux prononcée qu'il est possible: il a passé cet endroit, qui a été fait et rappliqué après coup, avec une grâce et une habileté non pareille; c'est ce qui a le plus touché tous les courtisans. C'est une chose si nouvelle que de varier la phrase, qu'il a pris l'occasion que souhaitoit Voiture pour écrire moins ennuyeusement à M. le Prince, et s'en est aussi bien servi que Voiture auroit fait. Le roi a fort loué cette action, et a dit à M. le Dauphin: «Combien voudriez-vous qu'il vous en eût coûté, et parler aussi bien que M. le coadjuteur?» M. de Montausier a pris la parole et a dit: «Sire, nous n'en sommes pas là; c'est assez que nous apprenions à bien répondre.» Les ministres et tous les autres ont trouvé un agrément et un air de noblesse dans ce discours qui donne une véritable admiration. J'ai bien à remercier les Grignan de tout l'honneur qu'ils me font, et des compliments que j'ai reçus depuis peu, et du côté de l'Allemagne et de celui de Versailles.» Et, avec un soupir: «Je voudrois bien que l'aîné eût quelque grâce de la cour pour me faire avoir aussi des compliments du côté de Provence60!» Le coadjuteur d'Arles obtint non-seulement l'approbation de la cour, mais celle de son ordre. C'est ce qu'on lit dans les procès-verbaux de l'Assemblée du clergé, où le président rappelle «que tous les prélats ont été témoins de la force, capacité et prudence avec lesquelles monseigneur le coadjuteur a parlé au roi, et que Sa Majesté avoit paru extrêmement satisfaite61

Louis XIV ne se dissimulait point la gravité de la crise qui s'ouvrait devant lui. Il avait compris au fond toute l'importance de la perte de Turenne; mais (c'est de ceci que l'histoire doit le louer) en présence de ce malheur, de la défaite de Créqui, de la prise de Trêves, de l'élan et des projets audacieux de l'ennemi, de la situation intérieure de la France, qui fermentait et se révoltait même en Guyenne et en Bretagne, il ne s'abandonna point, et ne perdit rien de cette fermeté calme et sereine, qu'il retrouvera dans ses plus grands désastres, et qui semble constituer le trait dominant d'une âme en toute circonstance supérieure à la fortune.

On a contesté, et cela semble de mode aujourd'hui, la valeur intellectuelle et morale de Louis XIV. La postérité devait réagir contre les excessives adulations de ses contemporains. Mais a-t-elle raison de faire son évangile historique des mémoires posthumes de cette commère de génie qu'on appelle Saint-Simon? Ce n'est point ici le lieu de rechercher si le roi du dix-septième siècle a été un esprit véritablement supérieur: dans tous les cas, ç'a été un solide caractère. Insatiable pour la louange, a-t-on dit, visant au demi-dieu, ennemi de toute vérité, exagérant ses victoires, et voulant convertir ses revers en succès. Il n'en fit pas preuve, on va le voir, dans ce moment critique qui suivit la déroute de Consarbrüch. C'est à madame de Sévigné, car elle est le véritable historien de ces mois de juillet et d'août si fameux, que nous empruntons des détails:

«Un courtisan vouloit faire croire au roi que ce n'étoit rien que ce qu'on avoit perdu; il répondit qu'il haïssoit ces manières, et qu'en un mot c'étoit une défaite très-complète. On voulut excuser le maréchal de Créqui; il convint que c'étoit un très-brave homme; «mais ce qui est désagréable, dit-il, c'est que mes troupes ont été battues par des gens qui n'ont jamais joué qu'à la bassette:» il est vrai que ce duc de Zell est jeune et joueur; mais voilà un joli coup d'essai. Un autre courtisan voulut dire: mais pourquoi le maréchal de Créqui donnoit-il la bataille? Le roi répondit, et se souvint d'un vieux conte du duc de Weimar qu'il appliqua très bien. Ce Weimar, après la mort du grand Gustave, commandoit les Suédois alliés de la France; un vieux Parabère cordon bleu, lui dit, en parlant de la dernière bataille qu'il avoit perdue: Monsieur, pourquoi la donniez-vous? Monsieur, lui répondit le duc de Weimar, c'est que je croyois la gagner; et puis se tourna: Qui est ce sot cordon bleu-là? Toute cette application est extrêmement plaisante…» Dans la même lettre on lit encore ceci: «On vient de me dire de très-bon lieu que les courtisans, croyant faire leur cour en perfection, disoient au roi qu'il entroit à tout moment à Thionville et à Metz des escadrons et même des bataillons tout entiers, et que l'on n'avoit quasi rien perdu. Le roi, comme un galant homme, sentant la fadeur de ce discours, et voyant donc rentrer tant de troupes: «Mais, dit-il, en voilà plus que je n'en avois.» Le maréchal de Gramont, plus habile que les autres, se jette dans cette pensée: oui, Sire, c'est qu'ils ont fait des petits. Voilà de ces bagatelles que je trouve plaisantes, et qui sont vraies62.» Il existe sur Louis XIV assez peu d'anecdotes dignes de foi, on a conservé de lui trop peu de mots authentiques, pour omettre de pareils détails dans un ouvrage tel que celui-ci, destiné à faire connaître mieux ce règne extraordinaire, au moyen d'une correspondance qui en forme la chronique journalière et intime.

Le roi, nous le redisons d'après madame de Sévigné, avait bien senti la perte de Turenne, surtout quand il était «seul, qu'il rêvoit et rentroit en lui-même63.» C'est dire qu'autour de lui (on vient bien de le voir à propos du maréchal de Créqui) les courtisans, le premier moment d'émotion passé, s'attachaient, par leur contenance et leurs discours, à prouver que ces accidents n'avaient en rien diminué leur foi dans la fortune, dans ce qu'on appelait l'étoile du roi. Comme plus tard Napoléon, Louis XIV avait aussi la foi en cette étoile, jusque-là et pour longtemps encore heureuse. Il se redressa bientôt, reprit assurance en lui-même et en la France, plein de confiance, à ce moment donné, dans M. le Prince, dont la grande renommée, le génie toujours jeune en un corps fatigué, s'interposait entre l'Europe liguée et la France surprise; et avant un an il renoncera même à l'épée de Condé, afin d'établir que sa grandeur personnelle et la puissance du pays ne pouvaient dépendre d'un général, si glorieux fût-il.

Louis XIV avait des prétentions au génie de la guerre64. Il aimait qu'on lui rapportât l'honneur des batailles gagnées sous ses yeux. La réputation hors ligne de Turenne et de Condé, l'enorgueillissait comme chef de la France, mais le froissait comme homme. Il profitait de leurs talents, et les jalousait en les admirant. A côté de lui un homme poussait cette jalousie, contre Turenne surtout, jusqu'à l'envie et la haine. Courtisan plein d'ambition, de talents et de morgue, ayant tous les mérites d'un ministre de la guerre qui prépare les victoires et sait réunir les moyens de les procurer, bon administrateur mais nullement général, Louvois n'aimait pas les grands généraux à qui on attribuait uniquement des succès dans lesquels il prétendait avoir sa part et une grande part. Il inaugurait cette classe de ministres et d'hommes politiques qui se laissent volontiers aller à croire qu'à la guerre, le génie organisateur qui combine et décide de loin peut suffire sans la pratique militaire, qu'on fait d'aussi bons plans de campagne dans son cabinet que sur les lieux, et que tous les chefs d'armée bien dirigés se valent; école qui, pour prendre des noms plus près de nous, a fait vingt Schérer pour un Carnot.

Précisément, dans l'année qui précéda sa mort, Turenne avait eu à réprimer ces outrecuidantes prétentions de Louvois, jeune encore, mais déjà d'autant plus hautain qu'il se sentait plus contesté, et il l'avait fait dans des termes tels que le ministre, qui ne l'aimait pas, en était venu à le haïr de toute la force de son tempérament atrabilaire et excessif65.

C'était donc faire mal sa cour au roi et à son malfaisant et bientôt tout-puissant ministre, que d'afficher en public de trop vifs regrets de la perte qu'on venait d'éprouver, mais surtout de laisser percer des craintes sur la fortune d'un règne jusqu'alors si brillant. De là les précautions et les réticences que l'on remarque sur ce dernier point dans la correspondance de madame de Sévigné, elle si franche, si libre, d'ailleurs pour l'expression de sa douleur personnelle. Dans les deux passages suivants, elle fournit la preuve de ce que je viens de dire sur l'accueil qui était fait aux regrets trop fortement exprimés de la mort de Turenne: «Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme… Il a écrit ici des lettres dans le transport de sa douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé de ce héros, et déclare qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là: sauve qui peut66!» – «Le chevalier de Coislin est revenu après la mort de M. de Turenne, disant qu'il ne pouvoit plus servir après avoir perdu cet homme-là; qu'il étoit malade, que pour le voir et pour être avec lui, il avoit fait cette dernière campagne, mais que ne l'ayant plus il s'en alloit à Bourbon. Le roi, informé de tous ces discours, a commencé par donner son régiment, et a dit que sans la considération de ses frères, il l'auroit fait mettre à la Bastille67.» Madame de Sévigné demandait un chiffre pour correspondre avec sa fille: sans doute qu'elle avait beaucoup d'anecdotes de ce genre à lui conter.

Quelque chose de cette défaveur atteignait même ceux qui, comme le duc de Lorges et le chevalier de Grignan, se contentaient de garder leurs regrets dans leur cœur, et vengeaient Turenne en se battant bien pour la France et pour le roi. On tenait à leur dire qu'ils n'avaient fait que leur devoir, et que tout autre à leur place en eût fait autant; qu'ils n'avaient rendu aucun service exceptionnel, car il ne fallait pas qu'il y eût de grande crise à surmonter: aussi fit-on attendre un an au duc de Lorges ce bâton de maréchal auquel il avait droit et qu'on venait de prodiguer, et le chevalier de Grignan à son retour n'obtint absolument rien. Et cependant la victoire de l'armée du Rhin près d'Altenheim avait sauvé la France à ce moment critique, car si le neveu de Turenne ne se fût pas trouvé à la hauteur de sa tâche, le territoire était envahi, et Louis XIV peut-être abaissé pour longtemps. C'est un diplomate bien instruit des projets hostiles de l'Europe, car il les fomentait sous main, qui le déclare: «Les confédérés se persuadoient que s'ils pouvoient gagner une bataille, ils entreraient infailliblement en France, et que s'ils y étoient une fois, les mécontentements du peuple ne manqueraient jamais d'éclater contre le gouvernement, et donneroient jour aux ravages et aux succès qu'ils se promettoient, ou tout au moins à une paix qui mettroit les voisins de cette couronne en sûreté et en repos68

Mais ces mauvais desseins furent déjoués. La fortune de Louis XIV et de la France (car ici l'État et le Roi n'en faisaient bien qu'un) reprit sa marche ascendante. L'armée du Rhin tint ferme jusqu'à l'arrivée de Condé. Par ses manœuvres habiles, celui-ci déconcerte Montécuculli, et lui fait successivement lever le siége de Haguenau et celui de Saverne; puis, sans doute d'après le désir du roi, il se place sur la défensive, maître, toutefois, de la situation, et pouvant ne se battre que quand et où il voudrait: «Et voilà (ajoute madame de Sévigné comme la France rassurée, et fidèle aussi à une vieille admiration pour ce dernier des héros, qui, comme Turenne, l'honorait de son amitié), voilà l'avantage des bons joueurs d'échecs69

Ainsi prévenue, la cour de Vienne ordonna à Montécuculli de suspendre ses opérations. Le vieux duc de Lorraine, l'un des chefs principaux des confédérés, étant mort sur ces entrefaites, et la Hongrie se trouvant plus vivement pressée par les Turcs qui s'y acharnaient depuis quelques années, les Impériaux repassèrent enfin le Rhin, et les armées françaises prirent leurs quartiers d'hiver en Flandre et en Alsace, les deux partis remettant au printemps de nouveaux projets et de plus grands efforts.

CHAPITRE II
1676

Ouverture de la campagne de cette année. – Madame de Sévigné voit partir son fils et le chevalier de Grignan. – Louis XIV va se mettre à la tête de l'armée de Flandre. – La correspondance de madame de Sévigné est le vrai journal du temps, même pour les choses de la guerre. – Siége et prise de Condé. – Monsieur assiége Bouchain. – Louis XIV offre la bataille au prince d'Orange, qui se retire sans combattre. – Prise de Bouchain. – Retour du roi à Versailles. – Caractère militaire de Louis XIV. – L'armée française met le siége devant Aire; les ennemis vont investir Maëstricht et Philisbourg. – Madame de Sévigné annonce à sa fille la prise d'Aire; Louvois en a tout l'honneur. – Belle conduite à ce siége du baron de Sévigné. – Curieuses anecdotes recueillies sur le prince d'Orange et Louis XIV. – M. de Schomberg fait lever le siége de Maëstricht. – Philisbourg est obligé de se rendre aux ennemis. – L'opinion s'en prend au maréchal de Luxembourg; Madame de Sévigné rapporte sur lui un mot piquant. – Le reste de l'année se passe sans événements militaires.

A son arrivée à Paris, en avril 1676, madame de Sévigné, on l'a vu, avait trouvé partout les préparatifs de la nouvelle et décisive campagne qui allait s'ouvrir. Cloué par la goutte à Chantilly, le prince de Condé avait déclaré qu'il ne pouvait servir; le roi le prit au mot, et, à partir de 1675, il ne parut plus à la tête des armées.

Jusque-là l'Europe s'était plu à attribuer les remarquables succès de la France, au génie des deux capitaines que tous les hommes de guerre, amis et ennemis, reconnaissaient pour leurs maîtres. On allait voir ce qu'il serait possible de faire sans eux: plus encore que ses adversaires, Louis XIV voulait en avoir le cœur net. Malgré sa vanité que tout surexcitait, il ne s'estimait certes point l'égal de Turenne et de Condé; mais, comme beaucoup de souverains (sur ce point les royautés se rencontrent avec les démocraties), il ne croyait pas aux hommes nécessaires. Indépendamment de sa grande confiance en lui-même, en sa fortune plus qu'en ses talents, il se confiait aussi dans le savoir de quelques généraux du second ordre, élèves de ces glorieux maîtres, mais surtout, et à bon droit, dans l'esprit militaire et national de ses armées, dans leur discipline, leur parfaite organisation, œuvre de Louvois, qui, pour procurer des succès personnels à son roi, avait prodigué à l'armée de Flandre, que celui-ci allait commander, toutes les ressources refusées ou disputées à Turenne.

«On ne voit à Paris, écrit madame de Sévigné, que des équipages qui partent; les cris sur la disette d'argent sont encore plus vifs qu'à l'ordinaire; mais il ne demeurera personne non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans vouloir me dire adieu; il m'a épargné un serrement de cœur, car je l'aime sincèrement70.» Le colonel du régiment de Grignan partait, paraît-il, «enragé de n'être point brigadier.» – «Il a raison, ajoute madame de Sévigné, après ce qu'il fit l'année passée, il méritoit bien qu'on le fît monter d'un cran71.» Sévigné se mit en route le 15 avril, à la grande tristesse de sa mère. Elle annonce ainsi ce départ à sa fille: «Je suis bien triste, ma mignonne, le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l'agrément de la société, que quand je ne le regretterois que comme mon voisin, j'en serais fâchée… Voilà Beaulieu72 qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglio et deux autres; il ne l'a point voulu quitter qu'il ne l'ait vu pendu73

Le lendemain le roi quitta Versailles pour aller se mettre à la tête de l'armée, gardant, comme toujours, sur ses desseins un impénétrable secret. Il avait sous lui les maréchaux d'Humières, de Schomberg et de Créqui: «Ce n'est pas l'année des grands capitaines,» écrit madame de Sévigné, toute à ses souvenirs74. Louvois dont l'amour-propre étoit surexcité à l'égal de celui de son maître, avait pris les devants pour tout disposer, et faciliter le siége des places que le roi voulait conquérir, car c'était par des siéges que toutes les campagnes commençaient: de part et d'autre on hésitait fort à livrer bataille.

C'est dans la correspondance de madame de Sévigné et de ses amis, écho et miroir fidèle de ce temps, que l'on voit bien ce que c'était que la guerre alors, et quelle situation était faite aux parents et aux amis restés à Paris, et vivant de nouvelles lentes à cheminer, qu'on se communiquait, que l'on recherchait avidement, pour savoir d'abord, et ensuite pour instruire les parents et les amis répandus dans les provinces. La publicité du temps était impuissante à satisfaire l'impatience légitime de chacun. Il n'y avait pas, comme aujourd'hui, de feuille régulière pour apprendre au public, jour par jour, les événements dignes d'intérêt. La Gazette ne paraissait que toutes les semaines, et le Mercure tous les mois. De là la multiplicité, l'importance des correspondances privées, l'industrie pour se procurer à qui mieux mieux de plus amples renseignements, le soin de tout reproduire, faits, rumeurs, conjectures. C'est ce qui, pour l'histoire de la société du dix-septième siècle, donne tant de prix aux lettres de madame de Sévigné, et il faut ajouter, surtout depuis sa dernière et complète publication, à la correspondance de Bussy-Rabutin.

La guerre de 1676 avait un double théâtre, la Flandre, où nous désirions prendre quelques places nouvelles, et l'Allemagne, où nous voulions conserver Philisbourg, enlevé l'année précédente aux Impériaux. Il fallut quelques jours pour laisser aux événements le temps de se dessiner. On ignorait complétement à Paris ce qui allait se produire: «On croit, mande à sa fille madame de Sévigné, que le siége de Cambrai va se faire; c'est un si étrange morceau, qu'on croit que nous y avons de l'intelligence. Si nous perdons Philisbourg, il sera difficile que rien puisse réparer cette brèche, vederemo. Cependant l'on raisonne et l'on fait des almanachs que je finis par dire l'étoile du roi surtout75.» Le politique Corbinelli ajoute: «On parle fort du siége de Condé, qui sera expédié bientôt, afin d'envoyer les troupes en Allemagne, et de repousser l'audace des Impériaux qui s'attachent à Philisbourg. Les grandes affaires de l'Europe sont de ce côté-là. Il s'agit de soutenir toute la gloire du traité de Munster pour nous ou de la renverser pour l'Empire76.» C'était cela, en effet, il n'était question de rien moins que de l'influence, de la prépondérance de la France en Europe, œuvre commune de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV.

Dix jours se passèrent sans courrier de l'armée. Tout d'un coup, le 29 avril, la nouvelle de la prise de Condé vint réjouir Paris. Madame de Sévigné, qui à chaque lettre tient mieux sa plume, l'annonce elle-même: «Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d'assaut la nuit de samedi à dimanche (26 avril). D'abord cette nouvelle fait battre le cœur; on croit avoir acheté cette victoire; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui s'appelle un bonheur complet… Vous voyez comme on se passe bien des vieux héros… Mon Dieu que vous êtes plaisants, vous autres, de parler de Cambrai! Nous aurons pris encore une ville avant que vous sachiez la prise de Condé. Que dites-vous de notre bonheur qui fait venir notre ami le Turc en Hongrie? Voilà Corbinelli trop aise; nous allons bien pantoufler77;» mot créé entre eux, pour désigner leurs grandes causeries politiques, en petit comité, dans la ruelle de la marquise encore à sa toilette du matin.

Vous voyez comme on se passe des vieux héros. Ce n'est pas à dire que madame de Sévigné, donnant gain de cause à ceux qui l'accusent de versatilité, soit déjà infidèle à ses vieilles admirations. Elle répond à la pensée qui préoccupait tout le monde, et, dans son patriotisme, se félicite de voir que la mort de Turenne et la retraite de Condé, n'ont point interrompu nos succès. Peut-être y a-t-il là, en plus, le souci des indiscrétions de la poste qui, dès lors, professait une curiosité officielle, passée en tradition: parfois, en effet, on rencontre chez madame de Sévigné quelque éloge du roi, brusquement amené, qui semble plutôt un acte de précaution qu'un hommage de courtisan78.

Le 1er mai, madame de Sévigné fit connaître à sa fille que Sévigné l'instruisait qu'ils allaient assiéger Bouchain avec une partie de l'armée, «pendant que le roi, avec un plus grand nombre, se tiendrait prêt à recevoir et à battre le prince d'Orange79.» Elle ne connut que le 19 le résultat de cette nouvelle expédition. A cette date elle annonce qu'on lui mande «que Bouchain étoit pris aussi heureusement que Condé, et qu'encore que le prince d'Orange eût fait mine de vouloir en découdre, on est fort persuadé qu'il n'en fera rien80

Désireux à la fois de défendre son pays et de se faire, par la guerre, une réputation favorable à ses ambitieux desseins, Guillaume d'Orange poussait en avant la coalition déjà hésitante et divisée. Le chevalier Temple, qui a eu le secret des confédérés, nous apprend que, dès 1674, ce jeune prince, de bonne heure si résolu et toujours si tenace, avait voulu trouver en Flandre, un chemin ouvert pour entrer en France; «car là, dit-il, les frontières sont sans défense81.» Condé l'en empêcha à Senef, cette victoire plus considérable par le résultat que par le succès. «Alors commencèrent, ajoute le même, les divisions entre les principaux officiers de l'armée confédérée, dont les suites ont été si fatales pendant tout le cours de la guerre, et qui ont fait avorter tous leurs desseins82.» Dans le cours de l'année suivante, Guillaume d'Orange essaya en vain de remettre l'union parmi ces armées composées d'Allemands, d'Espagnols, de Hollandais, et où les ordres et les plans de l'Empereur, des princes de Lorraine, du marquis de Brandebourg, du Palatin se contrariaient et se croisaient sans cesse, pendant que le souverain de la Grande-Bretagne, médiateur tiède et suspect aux deux partis, se faisait l'entremetteur d'une paix qu'il ne paraissait pas au fond désirer davantage que le chevalier Temple, son habile et partial ambassadeur. Au milieu des hostilités, en effet (1675), Nimègue avait été désignée pour y ouvrir, sous les auspices de l'Angleterre, une conférence européenne. Mais les plénipotentiaires ne s'y rendirent qu'au mois de mars de l'année suivante83; et cette campagne de Flandre, commandée par Louis XIV en personne, et où chaque parti, faisant appel à toutes ses ressources, cherchait par les armes une solution prompte et définitive, venait de s'ouvrir presqu'en même temps que les négociations auxquelles on demandait une issue pacifique de la lutte, de cette lutte à outrance (honneur traditionnel et perpétuel péril de la France) d'une seule puissance contre toutes.

Le prince d'Orange avait entamé la nouvelle campagne «avec la résolution et l'espérance de l'inaugurer par une bataille84.» Une bataille rangée, c'était le plus grand effort, la plus grande difficulté, et, en cas de succès, le plus grand mérite et la plus grande gloire. Condé, Turenne gagnaient des batailles, et l'on avait admiré leurs victoires comme œuvre de génie, de combinaison, de grande stratégie, d'audace et de prudence à la fois. Les généraux de moindre mérite ne s'attaquaient qu'aux places: ils essayaient un siége, où sans doute on pouvait et il fallait déployer de véritables et solides qualités militaires, mais qui offrait moins d'imprévu, moins de chances désastreuses qu'une lutte en rase campagne. Privés du secours des deux vaillantes épées habituées jusque là à fixer la victoire, Louis XIV et Louvois avaient mis dans leur plan de n'entreprendre que des siéges, et de ne risquer qu'à l'extrémité une action générale qui pouvait être malheureuse et devait être décisive; lorsque, surtout, la conquête des places offrait en perspective des résultats aussi sûrs, quoique plus lents.

C'est dans ces dispositions réciproques que Louis XIV et le prince d'Orange, chacun à la tête de leur armée, se rencontrèrent le 10 mai 1676, le roi de France protégeant le siége de Bouchain, que faisait Monsieur, son frère, et le chef de la coalition désirant dégager cette ville et, comme le dit madame de Sévigné, faisant mine «de vouloir en découdre.»

C'est ici un curieux épisode de l'histoire militaire de ce temps, et l'un des faits de la vie de Louis XIV qui lui a été le plus reproché. Il manqua une belle occasion de détruire, de battre au moins, dans les environs de Valenciennes, l'armée confédérée. C'est ce que s'accordent à dire tous les chroniqueurs indépendants, mais en rejetant la principale faute sur Louvois, et non sur le monarque, qu'ils montrent sincèrement désireux de combattre son ennemi personnel, lequel, de son côté, malgré ses desseins proclamés et de formelles promesses, ne prit pas davantage l'initiative d'une attaque.

Voici la courte relation de Madame de Sévigné: «Mon fils n'étoit point à Bouchain; il a été spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille. Voilà la seconde fois qu'il n'y manque rien que la petite circonstance de se battre: mais comme deux procédés valent un combat, je crois que, deux fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu'il en soit, l'espérance de revoir le pauvre baron gai et gaillard m'a bien épargné de la tristesse. C'est un grand bonheur que le prince d'Orange n'ait point été touché du plaisir et de l'honneur d'être vaincu par un héros comme le nôtre85

Madame de Sévigné est sobre de détails; le résultat seul lui importe: on ne s'est pas battu, son fils est sain et sauf. Sa correspondance se complète par celle de Bussy. La nouvelle édition qui en est donnée, sans omission ni lacune, est une source véritablement historique, qui devra être consultée avec assurance et fruit, par tous ceux qui écriront le détail des guerres de Louis XIV. Curieux de nouvelles, éloigné des événements militaires auxquels, à son grand dépit de courtisan plutôt qu'à son déplaisir de général, il ne pouvait prendre part malgré ses humbles et périodiques sollicitations, Bussy avait et savait se créer aux armées de nombreux correspondants. Pendant cette campagne caractéristique, il comptait dans l'armée de Flandre son fils aîné, le jeune marquis de Bussy, qu'il avait envoyé faire ses premières armes comme aide de camp du lieutenant général marquis de Renel; son gendre, le marquis de Coligny, qu'il venait aussi de faire accepter en la même qualité par le maréchal de Schomberg; M. de Longueval, capitaine de cavalerie au régiment de Gournay, et M. de La Rivière, son gendre futur, qui devait avoir avec lui un si scandaleux procès, alors attaché au chevalier de Lorraine86. Le dernier faisait précisément partie de la portion de l'armée campée à Urtebise, près de l'abbaye de Vicogne, à l'effet de barrer le passage au prince d'Orange, et c'est de là qu'il adresse au comte de Bussy cette lettre écrite sans souci de la publicité, et qui est d'un grand intérêt pour l'histoire particulière de Louis XIV:

«Après que Condé se fut rendu, le roi s'approcha de Bouchain avec son armée, pour ôter aux ennemis les moyens de secourir cette place, que Monsieur avoit assiégée; mais ayant su par ses partis que l'armée ennemie, qui étoit à trois lieues, étoit décampée sans qu'on eût pu savoir la route qu'elle avoit prise, Sa Majesté se doutant bien que les ennemis lui avoient dérobé cette marche pour aller passer l'Escaut bien loin de lui, et venir ensuite tomber sur quelque quartier de l'armée de Monsieur, fit sonner à cheval à minuit, et marcha une demi-heure après. Comme il avoit pris le chemin le plus court, il passa l'Escaut avant les ennemis, et il alla camper à l'abbaye de Vicogne. Le lendemain, à la pointe du jour, on vit paroître sur une hauteur qui règne depuis les bois de cette abbaye jusqu'à Valenciennes, quelques troupes de cavalerie qui, à mesure qu'elles descendoient à mi-côte, se formoient en escadron. Sur les huit heures du matin, le roi ne douta plus que ce ne fût la tête de l'armée ennemie. Dès que Sa Majesté eut vu leur première ligne en bataille, il crut qu'ils la lui vouloient donner, et il ne balança pas à vouloir faire la moitié du chemin. Cette résolution redoubla sa bonne mine et sa fierté. Il me parut, comme vous le dites, monsieur, dans un éloge que j'ai vu de lui chez vous, aimable et terrible. Il avoit l'air gracieux et les yeux menaçants.

«Après avoir mis lui-même son armée en bataille sur deux lignes, il envoya ses chevaux de main et sa cuirasse au premier escadron de ses gardes du corps, qu'il avoit mis à l'avant-garde, résolu de combattre à leur tête, et ensuite il proposa au maréchal de Schomberg son dessein d'aller aux ennemis, croyant leur défaite indubitable, mais que comme il n'avoit pas tant d'expérience que lui, il vouloit avoir son approbation. Le maréchal, à qui la chaleur du roi fit peur, dit sagement que, puisque Sa Majesté étoit venue là pour empêcher que les ennemis ne secourussent Bouchain, il prenoit la liberté de lui dire qu'il falloit attendre qu'ils se missent en devoir de le faire. Le lendemain 11, on ne vit plus les ennemis tant ils avoient remué de terre devant eux, et le 12, le roi ayant appris la reddition de Bouchain, il l'apprit aux ennemis par trois salves de l'infanterie et de l'artillerie, et quand Sa Majesté fit marcher l'armée pour joindre Monsieur, les ennemis ne sortirent point de leur poste87».

59.SÉVIGNÉ, Lettres (16 août 1675), t. III, p. 403.
60.SÉVIGNÉ, Lettres (19 août 1675), t. III p. 407.
61.Procès-verbaux des assemblées du clergé, t. V, p. 220, et Pièces justificatives, à fin du volume, p. 131.
62.SÉVIGNÉ, Lettres (19 août 1675), t. III, p. 405.
63.SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 404.
64.SAINT-SIMON, édition de MM. Chéruel et Sainte-Beuve, t. X, p. 341.
65.Cf. SAINT-SIMON, t. VI, p. 37; VII, p. 263; et La Fare, Coll. Michaud, t. XXXII, p. 281.
66.SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 389 et 392.
67.SÉVIGNÉ, Lettres, t. III, p. 451.
68.Mémoires du chevalier Temple, ambassadeur d'Angleterre en Hollande; Coll. Michaud et Poujoulat, t. XXXII, p. 92.
69.SÉVIGNÉ, Lettres (20 septembre 1675), t. III, p. 477; Mémoires du chevalier Temple, Coll. Michaud et Poujoulat, t. XXXII, p. 100 et 104. —Mémoires de La Fare, ibid., p. 283.
70.SÉVIGNÉ, Lettres (10 avril 1675), t. IV, p. 250.
71.SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 223.
72.Valet de chambre de madame de Sévigné.
73.SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 255. Ceci est une allusion à la scène IX du troisième acte du Médecin malgré lui. Sganarelle, en passe d'être pendu, dit à sa femme: Retire-toi de là, tu me fends le cœur! Martine lui répond: Non, je veux demeurer pour encourager à la mort, et je ne te quitterai point que je ne t'aie vu pendu.
74.SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 206.
75.SÉVIGNÉ, Lettres (15 avril 1676), t. IV, p. 256.
76.SÉVIGNÉ, Lettres (17 avril 1676), t. IV, p. 263.
77.SÉVIGNÉ, Lettres (29 avril 1676), t. IV, p. 271-274.
78.Voy. Lettres de la Palatine (duchesse d'Orléans), p. 121.
79.SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 277.
80.SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 303.
81.Mémoires du chevalier Temple, Collection Michaud, t. XXXII, p. 82.
82.Mémoires du chevalier Temple, p. 84.
83.Mémoires du chevalier Temple, p. 108.
84.Mémoires du chevalier Temple, p. 106.
85.SÉVIGNÉ, lettre du 28 mai 1676, t. IV, p. 319.
86.Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 205.
87.Correspondance de Bussy-Rabutin, t. III, p. 157.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
05 июля 2017
Объем:
510 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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