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Читать книгу: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6», страница 14

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«… Quels remercîments ne dois-je point à Dieu de l'état où vous êtes? Enfin vous dormez, vous mangez un peu, vous avez du repos: vous n'êtes point accablée, épuisée, dégoûtée comme ces derniers jours: ah! ma fille! quelle sûreté pour ma santé, quand la vôtre prend le chemin de se rétablir! Que voulez-vous dire du mal que vous m'avez fait? c'est uniquement par l'état où je vous ai vue; car, pour notre séparation, elle m'auroit été supportable dans l'espérance de vous revoir plutôt qu'à l'ordinaire; mais, quand il est question de la vie, ah! ma très-chère, c'est une sorte de douleur dont je n'avois jamais senti la cruauté, et je vous avoue que j'y aurois succombé. C'est donc à vous à me guérir et à me garantir du plus grand de tous les maux425

Puis viennent les résolutions de mieux vivre à l'avenir, dont madame de Sévigné prend quelques-unes à son compte, mais en en laissant la plus grande part à sa fille, qui a eu le double tort de ne pas se croire malade et de prêter des maux à sa mère. Il faut se corriger, user mutuellement de complaisance, de confiance, afin de ne plus jouer la partie de M. de Grignan, qui, déposant sa femme presque guérie dans son château, répète, l'affreux homme! que le meilleur remède à leurs maux réels ou imaginaires est une bonne séparation.

«Il faut penser, ma fille, à vous guérir l'esprit et le corps; et si vous ne voulez point mourir dans votre pays, et au milieu de nous, il ne faut plus voir les choses que comme elles sont, ne les point grossir dans votre imagination, ne point trouver que je suis malade quand je me porte bien: si vous ne prenez cette résolution, on vous fera un régime et une nécessité de ne jamais me voir: je ne sais si ce remède seroit bon pour vous; quant à moi, je vous assure qu'il seroit indubitable pour finir ma vie. Faites sur cela vos réflexions; quand j'ai été en peine de vous, je n'en avois que trop de sujet; plût à Dieu que ce n'eût été qu'une vision! le trouble de tous vos amis et le changement de votre visage ne confirmoient que trop mes craintes et mes frayeurs. Travaillez donc, ma chère enfant, à tout ce qui peut rendre votre retour aussi agréable que votre départ a été triste et douloureux. Pour moi, que faut-il que je fasse? Dois-je me bien porter? je me porte très-bien; dois-je songer à ma santé? j'y pense pour l'amour de vous; dois-je enfin ne me point inquiéter sur votre sujet? c'est de quoi je ne vous réponds pas quand vous serez dans l'état où je vous ai vue. Je vous parle sincèrement: travaillez là-dessus; et, quand on vient me dire présentement: Vous voyez comme elle se porte; et vous-même, vous êtes en repos: vous voilà fort bien toutes deux. Oui, fort bien, voilà un régime admirable; tellement que, pour nous bien porter, il faut que nous soyons à deux cent mille lieues l'une de l'autre; et l'on me dit cela avec un air tranquille: voilà justement ce qui m'échauffe le sang, et me fait sauter aux nues. Au nom de Dieu, ma fille, rétablissons notre réputation par un autre voyage, où nous soyons plus raisonnables, c'est-à-dire vous, et où l'on ne nous dise plus: Vous vous tuez l'une l'autre. Je suis si rebattue de ces discours que je n'en puis plus… Adieu, ma très-chère, profitez de vos réflexions et des miennes; aimez-moi, et ne me cachez point un si précieux trésor. Ne craignez point que la tendresse que j'ai pour vous me fasse du mal, c'est ma vie426

Cette crainte, qu'au nom de leur santé réciproque on ne veuille les tenir dorénavant éloignées l'une de l'autre, demeure la constante préoccupation de madame de Sévigné. Afin donc que cette expérience ne fasse point autorité, elle ne peut se lasser de dire et de prouver que les choses se fussent passées bien différemment et au plus grand avantage de madame de Grignan, si celle-ci y avait mis une docilité dont sa mère veut, pour l'avenir, recevoir la promesse, car là seulement est pour elle la certitude de la santé de sa fille, et la possibilité de son retour.

«… Vous étiez disposée, ajoute-t-elle, d'une manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m'ont fait consentir à cette douleur, sans oser faire autre chose que d'étouffer mes sentiments. C'étoit un crime pour moi, que d'être en peine de votre santé: je vous voyois périr devant mes yeux, et il ne m'étoit pas permis de répandre une larme; c'étoit vous tuer, c'étoit vous assassiner; il falloit étouffer: je n'ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisoit qu'augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m'avouer que le repos et l'air de Livry vous eussent été bons; c'est cela qui m'eût véritablement consolée, et non pas d'écraser tous nos sentiments. Ah! ma fille! nous étions d'une manière sur la fin qu'il falloit faire comme nous avons fait. Dieu nous montroit sa volonté par cette conduite: mais il faut tâcher de voir s'il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu'au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne seroit point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu'ils veulent avoir, et sans laquelle il n'est pas possible de vivre en repos. Voilà qui est dit une fois pour toutes; je n'en dirai plus rien: mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions pas dans de pareils inconvénients. C'est une marque du besoin que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous avez trouvé dans les fatigues d'un voyage si long. Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont; les médecins n'eussent jamais imaginé celui-là: Dieu veuille qu'il continue d'être bon, et que l'air de Grignan ne vous soit point contraire! Il falloit que je vous écrivisse tout ceci une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire qu'à la première occasion, nous ne nous mettions plus dans le cas qu'on vienne nous faire l'abominable compliment de nous dire, avec toute sorte d'agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais. J'admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée427

Je n'en dirai plus rien; c'est-à-dire que, même après cette longue explosion, elle ne peut s'en taire. «Vous me mandez des choses admirables de votre santé (écrit-elle le 19 juillet, heureuse et humiliée du prodige accompli, contre ses prévisions, par ce redoutable air de Grignan); vous dormez, vous mangez, vous êtes en repos: point de devoirs; point de visites; point de mère qui vous aime: vous avez oublié cet article, et c'est le plus essentiel. Enfin, ma fille, il ne m'étoit pas permis d'être en peine de votre état; tous vos amis en étoient inquiétés, et je devois être tranquille! J'avois tort de craindre que l'air de la Provence ne vous fît une maladie considérable; vous ne dormiez ni ne mangiez; et vous voir disparoître devant mes yeux devoit être une bagatelle qui n'attirât pas seulement mon attention! Ah! mon enfant, quand je vous ai vue en santé, ai-je pensé à m'inquiéter pour l'avenir? Étoit-ce là que je portois mes pensées? Mais je vous voyois, et je vous croyois malade d'un mal qui est à redouter pour la jeunesse; et, au lieu d'essayer à me consoler par une conduite qui vous redonne votre santé ordinaire, on ne me parle que d'absence: c'est moi qui vous tue, c'est moi qui suis cause de tous vos maux. Quand je songe à tout ce que je cachois de mes craintes, et le peu qui m'en échappoit faisoit de si terribles effets, je conclus qu'il ne m'est pas permis de vous aimer, et je dis qu'on veut de moi des choses si monstrueuses et si opposées que, n'espérant pas d'y pouvoir parvenir, je n'ai que la ressource de votre bonne santé pour me tirer de cet embarras. Mais, Dieu merci, l'air et le repos de Grignan ont fait ce miracle; j'en ai une joie proportionnée à mon amitié. M. de Grignan a gagné son procès, et doit craindre de me revoir avec vous, autant qu'il aime votre vie: je comprends ses bons tons et vos plaisanteries là-dessus. Il me semble que vous jouez bon jeu, bon argent: vous vous portez bien, vous le dites, vous en riez avec votre mari; comment pourroit-on faire de la fausse monnoie d'un si bon aloi428

Sa joie continue à chaque lettre: «Je tâche de me consoler (dit-elle le 23, songeant toujours à cette visite interrompue de sa fille), dans la pensée que vous dormez, que vous mangez, que vous êtes en repos, que vous n'êtes plus dévorée de mille dragons, que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n'est plus comme celle d'une personne étique: c'est dans ces changements que je veux trouver un adoucissement à notre séparation…» Le 28 elle ajoute, forte de l'attestation de sa femme de confiance, car les assurances de sa fille ont auprès d'elle besoin d'une caution: «Enfin, ma très-chère, je suis assurée de votre santé; Montgobert ne me trompe pas; dites-le-moi cependant encore; écrivez-le-moi en vers et en prose; repétez-le-moi pour la trentième fois: que tous les échos me redisent cette charmante nouvelle: si j'avois une musique comme M. de Grignan, ce seroit là mon opéra. Il est vrai que je suis ravie de penser au miracle que Dieu a fait en vous guérissant par ce pénible voyage, et ce terrible air de Grignan qui devoit vous faire mourir: j'en veux un peu à la prudence humaine; je me souviens de quelques tours qu'elle a faits, et qui sont dignes de risée: la voilà décriée pour jamais. Comprenez-vous bien la joie que j'aurai, si je vous revois avec cet aimable visage qui me plaît, un embonpoint raisonnable, une gaieté qui vient quasi toujours de la bonne disposition; quand j'aurai autant de plaisir à vous regarder que j'ai eu de douleur sensible; quand je vous verrai comme vous devez être, étant jeune, et non pas usée, consumée, dépérie, échauffée, épuisée, desséchée; enfin quand je n'aurai que les chagrins courants de la vie, sans en avoir un qui assomme? Si je puis jamais avoir cette consolation, je pourrai me vanter d'avoir senti le bien et le mal en perfection. Cependant votre exemple coupe la gorge, à droite et à gauche: le duc de Sully dit à sa femme: «Vous êtes malade, venez à Sully; voyez madame de Grignan, le repos de sa maison l'a rétablie sans qu'elle ait fait aucun remède429

Revenue en santé, madame de Grignan croit pouvoir se permettre avec sa mère une innocente plaisanterie, et lui écrit à son tour que l'expérience vient bien de démontrer qu'elles sont plus heureuses éloignées qu'ensemble. Il faut voir sauter aux nues madame de Sévigné! Elle n'admet pas de plaisanterie en semblable matière. «Je reprends, ma fille, lui répond-elle le 11 août, les derniers mots de votre lettre; ils sont assommants: «Vous ne sauriez plus rien faire de mal, car vous ne m'avez plus; j'étois le désordre de votre esprit, de votre santé, de votre maison; je ne vaux rien du tout pour vous.» Quelles paroles! comment les peut-on penser? et comment les peut-on lire? Vous dites bien pis que tout ce qui m'a tant déplu, et qu'on avoit la cruauté de me dire quand vous partîtes. Il me paroissoit que tous ces gens-là avoient parié à qui se déferoit de moi le plus promptement. Vous continuez sur le même ton: je me moquois d'eux quand je croyois que vous étiez pour moi; à cette heure je vois bien que vous êtes du complot. Je n'ai rien à vous répondre que ce que vous me disiez l'autre jour: «Quand la vie et les arrangements sont tournés d'une certaine façon, qu'elle passe donc cette vie tant qu'elle voudra;» et même le plus vite qu'elle pourra: voilà ce que vous me réduisez à souhaiter avec votre chienne de Provence430

C'est la fin de ces tendres explications. Après avoir combattu avec une vivacité que l'on apporte à la défense du foyer, le système de M. de Grignan sur les avantages d'une séparation qui fait tout son tourment dans ce monde, madame de Sévigné se met à désirer de nouveau la venue de sa fille, bien inspirée toutefois, si, dans l'impossibilité d'aimer moins cette chère et parfois trop froide idole, elle s'était attachée à le laisser moins paraître.

CHAPITRE VII
1677

Vie active de madame de Sévigné. – Son empressement pour les membres de la famille de Grignan: c'est sa fille qu'elle aime en eux. – Le cardinal de Retz toujours l'objet d'une plus vive affection. – Madame de Sévigné s'inquiète de la santé de cette chère Éminence. – Les amis du cardinal veulent le ramener à Paris. – La retraite lui pèse, mais il est retenu par le respect humain. – Madame de Sévigné reprend sa chronique habituelle des amours royales. – Courte faveur de madame de Ludre. – Le roi l'abandonne. – Madame de Montespan sans pitié pour elle. – Madame de Sévigné compatit à l'infortune de la pauvre Io. – Madame de Ludre se retire au couvent. – Ascendant croissant de madame de Maintenon. – Le baron de Sévigné revient de l'armée, et retourne à sa vie dissipée. Sa mère et sa sœur cherchent inutilement à le marier. – Madame de Sévigné se rend pour la seconde fois aux Eaux. De Vichy; elle loue à Paris l'hôtel Carnavalet pour elle et sa fille, qui lui annonce son prochain retour. – Elles s'y retrouvent au mois de novembre.

Restée seule, madame de Sévigné reprend sa vie accoutumée, pleine de mouvement, de courses, de visites, et nous la voyons à Saint-Maur, où madame de la Fayette cherche à rétablir une santé délabrée, et dont les médecins disent qu'il est grand temps «de s'en inquiéter431;» chez Gourville, près de l'hôtel de Condé, avec tous leurs amis, dans un jardin où ils trouvent «des jets d'eau, des cabinets, des allées en terrasses, six hautbois dans un coin, six violons dans un autre, des flûtes douces un peu plus près, un souper enchanté, une basse de viole admirable, une lune qui fut témoin de tout432;» au Palais, où elle sollicite un procès en personne, et où «elle fit si bien, le bon abbé le dit ainsi, qu'elle obtint une petite injustice (on s'en vante!) après en avoir souffert beaucoup de grandes, par laquelle elle touchera deux cents louis, en attendant sept cents autres qu'elle devroit avoir il y a huit mois, et qu'on dit qu'elle aura cet hiver433;» chez le frère du roi, à la cour duquel elle se montre plus souvent qu'à Versailles, car elle y est toujours très-bien reçue, et où «Monsieur, qui étoit chagrin, ne parla qu'à elle434;» chez son ami le ministre, à Pomponne, où elle trouve un membre nouveau de cette famille d'anachorètes, Arnauld de Lusancy, «qui avoit trois ans de solitude par-dessus M. d'Andilly, leur père435;» à Livry enfin, où elle va souvent pour fuir la ville et retrouver sa fille.

Mais, en l'absence de madame de Grignan, c'est à ceux qui portent ce nom et qui se trouvent à Paris, aux membres de cette famille d'adoption et devenue bien sienne, au coadjuteur, au bel abbé, au chevalier, à la Garde, que la marquise de Sévigné demande ses meilleurs, ses plus doux moments. C'est un besoin d'intimité, un entraînement dont l'expression est plaisante: «Je m'en vais chercher des Grignan, écrit-elle le 18 juin, je ne puis vivre sans en avoir pied ou aile436.» – «J'ai été chercher des Grignan, répète-t-elle, car il m'en falloit437;» et la semaine suivante: «Je ne puis être longtemps sans quelque Grignan, je les cherche, je les veux, j'en ai besoin438.» Sans doute leurs qualités sont pour beaucoup dans cet empressement; mais il est peu probable que la gouvernante de la Provence leur ait montré ces trois lignes de la lettre suivante: «Je suis fort contente des soins de tous vos Grignan; je les aime, et leurs amitiés me sont nécessaires par d'autres raisons encore que par leur mérite439.» Leur plus grand mérite, on le devine, c'est que madame de Sévigné peut avec eux parler sans retenue de sa fille. C'est cette fille qu'elle aime en eux.

Un autre culte, moins vif, mais non moins réel, était celui qu'elle avait voué à cette chère Éminence qu'elle craignait tant de ne plus revoir. Madame de Sévigné est, autant que la politique le lui permet, l'unique et minutieux biographe des dernières années de Retz; aussi mettons-nous du soin à recueillir ce qu'elle nous a conservé de ce personnage fameux440. Corbinelli, ambassadeur des amis communs, était allé le trouver dans sa retraite de Commercy, peut-être pour l'engager à sortir d'un isolement que l'on croyait funeste à sa santé441. Il envoie exactement son bulletin à madame de Sévigné, qui le repasse à sa fille: «Je vous envoie, lui dit-elle le 16 juin, ce que m'écrit Corbinelli de la vie de notre cardinal et de ses dignes occupations442.» Malheureusement nous ne possédons point les lettres de Corbinelli, qui nous eussent fait entièrement connaître la vie intérieure du cardinal de Retz, occupé à rédiger les dernières pages de ses mémoires. Mais le prudent ambassadeur, connu par sa finesse, ne devait pas tout écrire de ce qui concernait l'ancien chef de la Fronde, alors dans le feu des souvenirs de ses exploits passés. Avide de renseignements nouveaux et plus complets, madame de Sévigné alla l'attendre, au retour, sous les discrets ombrages de Livry, qui se trouvait sur sa route. «Je me fais un plaisir, dit-elle, de l'attendre sur le grand chemin de Châlons, et de le tirer du carrosse au bout de l'avenue, pour l'amener passer un jour avec nous: nous causerons beaucoup; je vous en tiendrai compte443.» Mais elle en fut pour sa course. «Je suis ici depuis hier matin (écrit-elle le lendemain). J'avois dessein d'attendre Corbinelli au passage, et de le prendre au bout de l'avenue, pour causer avec lui jusqu'à demain. Nous avons pris toutes les précautions, nous avons envoyé à Claie, et il se trouve qu'il avoit passé une demi-heure auparavant. Je vais demain le voir à Paris, et je vous manderai des nouvelles de son voyage444.» Elle le voit, parle de longues heures avec lui, mais elle en écrit à sa fille avec une gêne et une discrétion désolantes:

«… J'ai fort causé avec Corbinelli: il est charmé du cardinal; il n'a jamais vu une âme de cette couleur: celles des anciens Romains en avoient quelque chose. Vous êtes tendrement aimée de cette âme-là, et je suis assurée plus que jamais qu'il n'a jamais manqué à cette amitié: on voit quelquefois trouble, et cela vient du péché originel. Il faudroit des volumes pour vous rendre le détail de toutes les merveilles qu'il me conte445… La santé du cardinal n'est pas mauvaise présentement, quelquefois sa goutte fait peur; il semble qu'elle veuille remonter. J'ai une si grande amitié pour cette bonne Éminence, que je serois inconsolable que vous voulussiez lui faire le mal de lui refuser la vôtre; ne croyez pas que ce soit pour lui une chose indifférente446… Corbinelli est revenu encore plus philosophe de Commercy. Il me paroît qu'il a bien diverti le cardinal: nous en parlons sans cesse, et tout ce qu'il en dit augmente l'admiration et l'amitié qu'on a pour cette Éminence447

Voilà tout ce qu'on trouve dans madame de Sévigné sur cette mission de l'habile et ténébreux Corbinelli. Ce sont autant d'énigmes jetées à notre curiosité impuissante. Une seule chose nous apparaît clairement, c'est qu'un désaccord s'était manifesté entre le cardinal de Retz et sa chère nièce, et que madame de Sévigné poussait de toutes ses forces à la paix: nous rencontrerons bientôt d'autres détails qui complètent ce point délicat de la biographie de madame de Grignan.

Quinze jours après, la marquise de Sévigné reçut, sur le compte de cet ami pour elle si cher et si illustre, des nouvelles qui vinrent troubler toute la joie que lui avaient causée les assurances rapportées par Corbinelli au sujet d'une santé soumise à d'inquiétantes intermittences. «Il est revenu, mande-t-elle, un gentilhomme de Commercy, depuis Corbinelli, qui m'a fait peur de la santé du cardinal; ce n'est plus une vie, c'est une langueur: j'aime et honore cette Éminence d'une manière à me faire un tourment de cette pensée: le temps ne répare point de telles pertes448

Soit qu'ils craignissent réellement pour lui le séjour de Commercy, soit désir de jouir encore de sa précieuse société, les plus chauds amis du cardinal de Retz avaient formé le dessein de l'attirer d'abord à Saint-Denis, dont il était abbé. Saint-Denis n'était pas Paris, mais s'en trouvait bien près; aussi était-il difficile de faire accepter à ce dégoûté théâtral ou convaincu, un tel séjour comme une continuation de sa retraite proclamée définitive. On entama probablement auprès du pape une négociation dans le but de lui faire intimer l'ordre au cardinal de quitter Commercy449. Dans le passage suivant, madame de Sévigné nous indique que, malgré la désapprobation de quelques amis de Retz, peut-être les plus considérables, qui, surtout soucieux de sa dignité, blâmaient ce retour déguisé, si peu de temps après son départ solennel, le projet allait son train, et elle loue fort sa fille, plus tendre à l'Éminence par lettre que de près, de si bien s'associer au désir des plus zélés: «Pour notre cardinal, j'ai pensé souvent comme vous; mais, soit que les ennemis ne soient pas en état de faire peur, ou que les amis ne soient pas sujets à prendre l'alarme, il est certain que rien ne se dérange. Vous faites très-bien d'en écrire à d'Hacqueville, et même au cardinal. Est-il un enfant? ne sauroit-il venir à Saint-Denis sans le consentement de ses précepteurs? et s'ils l'oublient, faut-il qu'il se laisse égorger? Vous avez très-bonne grâce à vous inquiéter sur la conservation d'une personne si considérable, et à qui vous devez tant d'amitié450

A deux mois de là, les choses en étaient au même point. Retz, qui évidemment s'ennuyait dans son exil volontaire, hésitait encore, car ses amis étaient toujours divisés sur l'opportunité de son retour. Quant à madame de Sévigné, plus que jamais son choix est fait, et le croyant en danger à Commercy, où, pour vaincre l'ennui qui le dévore, il s'épuise de travail et s'est mis à étudier les sciences les plus ardues, elle rappelle de tous ses vœux, au moins à Saint-Denis (elle préférerait Paris), cet ami qu'elle aime trop en femme qu'emporte son cœur pour raffiner sur sa dignité et sa réputation; bien appuyée en cela par madame de Grignan, qui se souvient à propos que Retz, ce parent plus proche par les sentiments que par le sang, était le parrain de sa fille Pauline. «Je ne suis point du tout contente, écrit sa mère le 12 octobre, de ce que j'ai appris de la santé du Cardinal; je suis assurée que, s'il demeure à Commercy, il ne la fera pas longue: il se casse la tête d'application; cela me touche sensiblement451.» Et le 15: «Je suis en peine, comme vous de son parrain (de Pauline); cette pensée me tient au cœur et à l'esprit. Vous ignorez la grandeur de cette perte: il faut espérer que Dieu nous le conservera; il se tue, il s'épuise, il se casse la tête; il a toujours une petite fièvre. Je ne trouve pas que les autres en soient aussi en peine que moi: enfin, hormis le quart d'heure qu'il donne du pain à ses truites, il passe le reste avec dom Robert452, dans les distillations et les distinctions de métaphysique, qui le feront mourir. On dira: Pourquoi se tue-t-il? Et que diantre veut-on qu'il fasse? Il a beau donner un temps considérable à l'église, il lui en reste encore trop453.» Cette hésitation dura encore quelques mois, au grand chagrin de madame de Sévigné, qui cependant n'en parle plus dans ses lettres de cette année454.

A peine madame de Grignan partie, madame de Sévigné retourne à son rôle de chroniqueur de tout ce monde qu'elle redonne à sa fille, pour son agrément et son instruction, vivant et pris sur le fait. C'est surtout des choses de la cour qu'elle est soigneuse de l'instruire, et madame de Sévigné, nous le redisons, est véritablement l'historien, et l'historien le plus complet, le plus fin, le plus piquant et le mieux renseigné, de ces révolutions féminines qui tenaient alors en éveil toute cette nation à part appelée la cour, laquelle ne se composait pas seulement des courtisans présents à Versailles ou à Paris, mais de tous ceux qui accidentellement se trouvaient disséminés dans les provinces.

«Nous attendons le roi (écrivait la marquise de Sévigné à Bussy, quelques jours avant le départ de sa fille), et les beautés sont alertes pour savoir de quel côté il tournera: ce retour-là est assez digne d'être observé455.» Ce qui piquait surtout la curiosité publique, c'était de savoir quelle serait la conduite du roi à l'égard de madame de Ludre, qu'il avait distinguée depuis quelque temps, et dans laquelle plusieurs voulaient voir une rivale préférée et l'héritière présomptive de madame de Montespan. Les courtisans n'attendaient qu'un signe pour tourner le dos à la favorite régnante, et acclamer la belle chanoinesse. Mais l'illusion ne fut pas de longue durée. «Ah! ma fille (s'écrie madame de Sévigné dès le 11 juin, en revenant de la cour), quel triomphe à Versailles! quel orgueil redoublé! quel solide établissement! quelle duchesse de Valentinois456! quel ragoût, même par les distractions et par l'absence! quelle reprise de possession! Je fus une heure dans cette chambre; elle (madame de Montespan) étoit au lit, parée, coiffée: elle se reposoit pour la médianoche. Je fis vos compliments; elle répondit des douceurs, des louanges: sa sœur, en haut (madame de Thianges), se trouvant en elle-même toute la gloire de Niquée, donna des traits de haut en bas sur la pauvre Io (madame de Ludre), et rioit de ce qu'elle avoit l'audace de se plaindre d'elle. Représentez-vous tout ce qu'un orgueil peu généreux peut faire dire dans le triomphe, et vous en approcherez. On dit que la petite reprendra son train ordinaire chez MADAME. Elle s'est promenée, dans une solitude parfaite, avec la Moreuil, dans les jardins du maréchal du Plessis457

La marquise de Sévigné parle avec quelque intérêt de cette pauvre Ludre, qui était depuis longtemps l'une des bonnes amies de son amie madame de Coulanges458, dont Sévigné, quatre ans auparavant, avait été ou avait voulu être amoureux, car «son ambition, disait à ce propos M. de la Rochefoucauld, est de mourir d'une amour qu'il n'a pas459;» et qui surtout, rencontrée un jour à Saint-Germain par la mère de la gouvernante de la Provence, n'avait pas eu de peine à faire sa conquête, en s'écriant devant toute la cour, avec sa prononciation germanique, qui n'était pas sans grâce dans sa jolie bouche: Ah! pour matame te Grignan, elle est atorable460!

Cet amour pour madame de Ludre avait duré ce que dure un caprice. A son retour de Flandre, désirant calmer l'esprit jaloux et froissé de madame de Montespan, Louis XIV afficha pour la chanoinesse du Poussay une indifférence, une froideur qui la livra aux moqueries de la cour et aux représailles sans pitié de sa rivale. Celle-ci, bien plus encore que sa sœur, ne devait lui pardonner l'audace qu'elle avait eue de penser un instant pouvoir la supplanter, et, rétablie, du moins en apparence, dans tout son empire, elle lui fit payer cher la peur qu'elle-même avait éprouvée, bien plus réelle que ses mépris ne voulaient dire. Tout cela se trouve épars dans les lettres de madame de Sévigné, de cette seconde moitié de l'année 1677. Tantôt elle désigne madame de Ludre sous le nom d'Io, tantôt sous celui d'Isis, par une allusion à l'opéra de ce nom, représenté au commencement de l'année. «Cet opéra, dit M. Monmerqué dans une note à la lettre du 23 juin, ne réussit pas à cause de madame de Montespan, que toute la cour crut reconnaître dans le rôle de Junon, et l'on ne manqua pas de faire à madame de Ludre l'application de ces vers qu'Argus adresse à Io, dans la première scène du troisième acte:

 
Vous êtes aimable;
Vos yeux devoient moins charmer:
Vous êtes coupable
De vous faire trop aimer.
C'est une offense cruelle,
De paroître belle
A des yeux jaloux;
 

L'amour de Jupiter a trop paru pour vous461.

«Io, ajoute madame de Sévigné le 15 juin, a été à la messe (à Versailles); on l'a regardée sous cape; mais on est insensible à son état et à sa tristesse. Elle va reprendre sa pauvre vie ordinaire: ce conseil est tout simple, il n'y a point de peine à l'imaginer. Jamais triomphe n'a été si complet que celui des autres; il est devenu inébranlable depuis qu'il n'a pu être ébranlé. Je fus une heure dans cette chambre; on n'y respire que la joie et la prospérité: je voudrois bien savoir qui osera s'y fier désormais462

L'une des amies qui correspondent le plus assidûment avec Bussy, lui donne de piquants détails sur cet incident de la messe royale, qui fut une cause d'affront pour cette malheureuse Io, si facilement sacrifiée à la jalousie de Junon irritée: «Le roi, allant ou revenant de la messe, regarda madame de Ludre, et lui dit quelque chose en passant; le même jour, cette dame-ci étant allée chez madame de Montespan, celle-ci la pensa étrangler, et lui fit une vie enragée. Le lendemain, le roi dit à Marsillac, qui étoit présent à la messe la veille, qu'il étoit son espion; de quoi Marsillac fut fort embarrassé; et le lendemain, il pria le roi de trouver bon qu'il allât faire un petit voyage de quinze jours à Liancourt. On dit qu'il ne reviendra pas sitôt, et qu'il pourroit bien aller en Poitou, car Sa Majesté lui accorda son congé fort librement. Tout le monde croit madame de Ludre abîmée sans ressource, et madame de Montespan triomphante463.» Le fils de la Rochefoucauld était, on le sait, le confident, dirons-nous le complaisant de Louis XIV; mais il était, en même temps, l'ami de madame de Montespan qui, de son côté, avait contribué à sa haute faveur, et il la défendait de son mieux contre ces rivalités passagères, et surtout contre une rivalité bien plus redoutable, entourée de mystère encore, mais cheminant d'un pas sûr quoique lent, à l'ombre même et sous le couvert de ces infidélités bruyantes et peut-être calculées. Le bruit courait, en effet, qu'à son retour de l'armée, le roi, voulant faire d'un seul coup à madame de Maintenon la fortune qui lui manquait, lui avait donné pour deux cent mille écus de pierreries, comme témoignage de sa satisfaction pour les soins prodigués à ses enfants464.

425.Ibid. (15 juin 1677), t. V, p. 92.
426.SÉVIGNÉ, Lettres (16 juin 1679), t. V, p. 94.
427.SÉVIGNÉ, Lettres (30 juin 1677), t. V, 109.
428.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 136.
429.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 145 et 152.
430.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 183.
431.SÉVIGNÉ, Lettres (9 juillet 1677), t. V, p. 121.
432.SÉVIGNÉ, Lettres (16 juillet 1677), t. V, p. 130.
433.SÉVIGNÉ, Lettres (16 juillet), t. V, p. 130.
434.SÉVIGNÉ, Lettres (15 juin), t. V, p. 106.
435.SÉVIGNÉ, Lettres (19 juillet), t. V, p. 135.
436.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 98.
437.SÉVIGNÉ, Lettres (18 juin 1677), t. V, p. 99.
438.SÉVIGNÉ, Lettres (23 juin), t. V, p. 104.
439.SÉVIGNÉ, Lettres (25 juin), t. V, p. 106.
440.Sur les années précédentes Conf. WALCKENAER, t. V, p. 162.
441.Retz avait déjà quitté Saint-Mihiel pour Commercy.
442.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 96.
443.SÉVIGNÉ, Lettres (2 juillet 1677), t. V, p. 112.
444.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 116.
445.SÉVIGNÉ, Lettres (7 juillet), t. V, p. 118.
446.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 120.
447.SÉVIGNÉ, Lettres (14 juillet), t. V, p. 128.
448.SÉVIGNÉ, Lettres (28 juillet), t. V, p. 156.
449.Peut-être était-ce là l'objet de la mission de Corbinelli.
450.SÉVIGNÉ, Lettres (28 août 1677), t. V, p. 209.
451.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 252.
452.Son aumônier.
453.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 270.
454.Voy. la notice sur Retz en tête de ses Mémoires, coll. M, t. XXVI.
455.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 81.
456.Allusion à la puissante et longue faveur de Diane de Poitiers.
457.SÉVIGNÉ, Lettres (11 juin 1677), t. V, p. 88.
458.SÉVIGNÉ, Lettres (24 février 1673) t. III, p. 72.
459.SÉVIGNÉ (lettre de madame de la Fayette du 19 mai 1673), t. III, p. 81.
460.SÉVIGNÉ, Lettres (24 avril 1671), t. II, p. 32.
461.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 104.
462.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 93.
463.Lettre de madame de Montmorency du 18 juin 1677, Corr. de Bussy, t. III, p. 280.
464.Correspondance de Bussy, t. III, p. 209.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
05 июля 2017
Объем:
510 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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