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Читать книгу: «Le chemin qui descend», страница 4

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V

Trois quarts d'heure après, il entrait dans la petite église, toute obscure, où, seule, brûlait la lampe du sanctuaire.

Claude Suzore était-elle là? L'idée lui traversa le cerveau que, fantasque comme elle semblait l'être, peut-être elle allait avoir changé d'avis et ne viendrait pas…

A demi-voix, il appela:

– Mademoiselle Suzore, vous êtes là?

Nulle parole ne répondit. L'église était déserte. Il en fit le tour, heurtant des chaises dans l'ombre, irrité d'avoir été joué, très déçu aussi…

Mais, soudain, la porte basse, enfoncée dans l'épaisseur du mur, s'ouvrit de nouveau. Il entrevit une forme mince. Allons, elle venait, fidèle à sa parole. A tort, il avait douté d'elle.

A son tour, elle demandait:

– C'est vous qui êtes là? monsieur de Ryeux.

– Oui; je commençais à avoir peur que vous ne m'ayez oublié.

– Eh bien, vous voilà rassuré. Installez-vous; je grimpe à l'orgue.

Comme il s'était rapproché, il distinguait un peu le blanc visage où les yeux dessinaient deux abîmes d'ombre.

– Je ne puis pas monter avec vous?

– Oh! non… Vous entendriez très mal. Mettez-vous, au contraire, loin, vers l'autel.

Il obéit, sentant qu'il ne pouvait faire autrement. Il entendit le pas vif s'éloigner sur les dalles, tourner sur l'escalier étroit. La lueur d'une faible lampe s'alluma dans la tribune, derrière l'harmonium. Il y eut un silence, puis quelques notes d'accord; et la voix du violon s'éleva dans la solitude et l'ombre, ample, vibrante, chaude ainsi qu'une voix humaine, en un son si large et si plein, qu'il écartait toute idée d'un accompagnement possible.

Alors, Raymond de Ryeux comprit qu'on lui avait dit vrai; cette enfant était une artiste rare qui possédait le don que nulle étude ne pourrait donner.

Certes, elle avait dû travailler beaucoup pour posséder, si jeune, la science qui donnait à son jeu, cette stupéfiante souplesse. Mais c'était d'elle-même que venait la puissance d'expression qui résultait de ce qu'elle sentait la musique, avec une force, et une profondeur émanées de quelque mystérieux foyer qui brûlait en elle.

D'abord, il avait écouté curieusement, séduit par l'originalité de cette séance offerte à lui seul. Puis, parce que – comme il le lui avait dit – il goûtait ardemment la musique, il oublia la violoniste, le cadre, absorbé tout entier, âme et cerveau, par le plaisir d'art.

Le violon se tut. Et comme un altéré, il pria:

– Oh! encore un peu… Encore!

L'artiste obéit. Peut-être son orgueil ne voulait rien devoir à l'homme qui, sur la falaise, avait obéi quand elle demandait «encore»!

Et le chant merveilleux monta de nouveau, s'épanouit avec une pureté grave et passionnée, tombant dans l'âme même de cet homme de plaisirs, où elle réveillait des fibres endormies, l'élevant un fugitif moment au-dessus de lui-même.

Mais soudain, encore une fois, la petite porte basse s'ouvrait. Des fidèles entraient qui venaient dire la prière du soir. Les têtes se dressèrent surprises, vers la tribune, où dans l'ombre, les dernières notes vibraient, telles une aérienne et mystérieuse prière.

Raymond de Ryeux, alors, tressaillit, échappé à l'envoûtement des sons; et, lui aussi, leva la tête vers la tribune. La lampe y était éteinte; et Claude Suzore, déjà, devait être descendue car il n'entendait aucun bruit dans l'étroit escalier, ni pas sur les dalles; sauf celui d'un prêtre, le curé sans doute, qui arrivait à son tour et passait, avec une génuflexion, devant l'autel.

Rapidement, Raymond de Ryeux sortit, oubliant que Claude lui avait demandé de ne pas la chercher, après qu'elle aurait joué pour lui. Mais, dehors, c'était maintenant la nuit complète. Le petit cimetière blotti autour de l'église était désert; et aussi la route qui montait vers Capelle, où des rafales, venues du large, haletaient à travers les branches.

VI

Sortant de son cabinet, Élisabeth Ronal alla appeler, au seuil de la grande salle où les infirmières accomplissaient leur tâche:

– Claude, tu es là?.. Veux-tu venir un instant?

La jeune fille releva sa tête brune, courbée vers le membre malade qu'elle entourait d'une longue bande, et, d'un geste inconscient, repoussa en arrière son voile d'infirmière, blanc comme la longue blouse qui l'emprisonnait.

– Tout de suite, je suis à vous, Élisabeth. J'achève le pansement et je viens.

Une minute, la jeune femme resta immobile à l'entrée de la salle que parcouraient ses yeux attentifs, errant sur les divers groupes des malades et des infirmières. Et son regard était lumineux d'intelligence profonde et de bonté. Sous la clarté des baies très larges, sa silhouette était toute mince dans la correction du sombre tailleur; la ligne du profil se découpait fine et ferme; les cheveux bruns, rayés, en avant, par une grosse mèche blanche, rejetés autour du front, simplement roulés en arrière, sur la nuque.

Elle sourit aux pauvres gens qui la saluaient d'un chaud: «Bonjour, docteur», car elle était très aimée. Puis, après un bref conseil à une infirmière qui l'avait appelée, elle laissa retomber la porte et rentra dans son cabinet.

Humble, s'y tenait une débile créature qui serrait dans ses bras un petit être chétif. Sa forme alourdie annonçait la maternité future. Près d'elle, debout, était une fillette qui paraissait quatre ou cinq ans, les yeux atones, le visage sans couleur; son pauvre corps, si maigre sous la robe, qu'il semblait fait seulement des os de la charpente.

– Allons, petite Cécile, viens que je voie ton bras, dit doucement Élisabeth, attirant la fillette, dont elle caressa les cheveux serrés en une maigre natte. Puis, avec des gestes légers et vifs, elle enleva le corsage qui recouvrait les épaules étroites. Ses yeux étaient remplis de pitié, observant le pauvre petit corps que rongeait la tuberculose, contre laquelle, la science, hélas! ne pouvait plus rien… L'examen achevé:

– C'est bien, mon petit, fit-elle, j'ai vu… Tu vas t'asseoir là et attendre bien sagement Mlle Claude qui va venir te chercher pour te panser… Voici un bonbon que tu croqueras pour te distraire… Tu es une raisonnable petite fille!

Elle rhabillait l'enfant avec le même soin maternel qu'elle avait eu pour la dévêtir. Puis elle se redressa et son regard, alors, tomba sur le corps déformé de la mère. Une sévérité triste assombrit ses yeux.

– Il faut donc encore vous répéter ce que je vous ai dit l'année dernière. C'est un crime… vous entendez bien, un crime… que vous commettez en vous prêtant à donner la vie à de pauvres êtres dont la santé est détruite à l'avance avec le père qu'ils ont!

La femme baissa la tête.

– Quand il revient de l'hôpital, il faut bien que je lui obéisse!..

Élisabeth eut un geste négatif, et fermement, elle dit:

– Il y a des limites à l'obéissance. Dites-lui que, quand il ne boira plus, vous consentirez à être mère. S'il ne vous écoute pas, envoyez-le-moi. Je tâcherai de lui faire comprendre qu'il n'est pas permis de créer des êtres, quand c'est pour les destiner sûrement à souffrir, même plus, à mourir…

La femme baissait toujours plus la tête. Mais avec une figure lasse et butée, elle répéta:

– Il ne m'écoutera pas. Il me battra si je ne veux pas ce qu'il veut, lui…

Élisabeth n'insista plus. Elle le savait trop bien qu'elle prêchait l'impossible. Elle avait parlé dans un élan de révolte devant la misère du pauvre corps d'enfant. Mais c'était vrai que, même le voulût-elle, la malheureuse qui se tenait là, avec un air de bête écrasée, ne pouvait résister au maître, et peut-être, d'ailleurs, n'en avait pas le désir. Lui, Élisabeth le connaissait bien, brûlé par l'absinthe; les trois quarts de l'année à l'hôpital, revenant juste au logis pour rendre mère, la misérable qui, passive, voyait ensuite mourir ses petits. A la fin du précédent hiver, elle en avait perdu deux. La gamine qu'Élisabeth venait d'examiner arrivait de Berck; et même la brise iodée, respirée tout l'été, n'avait pu vaincre le mal. Le bébé décharné que la mère serrait sur sa poitrine allait, à son tour, en être la victime… Pour Élisabeth Ronal, c'était une vraie souffrance que de se sentir impuissante… Rien, elle ne pouvait rien… Sinon se dévouer toute, pour soutenir et consoler…

Claude entrait, svelte sous sa blouse, marquée vers l'épaule de la croix rouge. Échappées au rigide bandeau du voile, quelques boucles frôlaient le front.

– Claude, vois donc si Mlle de Villebon pourrait maintenant – ou dans peu de temps, – donner le bain fortifiant à ce petit! Asseyez-vous dans la galerie d'attente, madame Lefort. Il y fait bien chaud. Mlle Claude va venir vous donner la réponse; et elle emmènera Cécile pour le pansement.

Déjà, Claude revenait, un peu haletante d'avoir monté en courant l'escalier du sous-sol où étaient installées les cabines de bain.

– Dans dix minutes, Mlle de Villebon aura fini avec la petite Baudache. Elle pourra baigner l'enfant.

– Parfait!.. Vous avez entendu? madame Lefort. Descendez donc avec Mlle Suzore qui va vous conduire à la salle de bains; et pendant que vous déshabillerez votre bébé, elle s'occupera de Cécile. Allons, au revoir, soignez-vous bien aussi. Claude, tu lui donneras un flacon de kola. Ce lui sera bon et tu m'apporteras sa fiche, que je l'annote.

Tout en parlant, elle appuyait sur le timbre, pour qu'un nouveau visiteur fût introduit.

Et Claude disparut, guidant la femme qui la suivait, la marche traînante. Elles laissèrent la petite Cécile assise sur la banquette d'attente où Claude allait venir la rechercher; et par un escalier blanc comme l'était tout le dispensaire dont le ripolin avait revêtu les murs, elles descendirent dans le sous-sol, éclairé par de vastes soupiraux. De chaque côté de l'allée, des cabines pour les bains. Des cris d'enfant s'échappaient de certaines, mêlés au bruit des voix. A gauche, une baie ouverte laissait voir la longue pièce, où, devant la table, une infirmière préparait le coton à stériliser et les bandes à pansement. Une autre, devant une armoire béante, atteignait les draps que l'œuvre fournissait avec une couverture pour une quinzaine, et qui, ce temps écoulé, étaient rapportés au blanchissage. Quand Claude passa, un vieux déposait justement le fardeau qu'il rapportait. Il interpella la jeune fille:

– Eh! madame, je voudrais bien des toiles propres!..

– Ce n'est pas moi qui les donne. Demandez à Madame, fit-elle, indiquant la jeune femme occupée à l'armoire, une brune charmante dont le visage émergeait du col d'Irlande, apparu par l'échancrure de la blouse.

Et continuant sa route, elle alla frapper à la porte d'une des cabines où hurlait un petit. Elle frappa.

– Mademoiselle de Villebon, voici Mme Lefort que le docteur vous envoie.

– Bien, qu'elle entre. Nous avons fini avec Mme Baudache.

Elle entr'ouvrit la porte. En effet, une femme rhabillait une espèce de petit avorton qui crispait son maigre corps et criait à pleins poumons. Éperdument, il se débattait entre les mains qui prétendaient lui entrer une brassière.

– Il souffre? interrogea Claude.

– Non… non… Il est rageur seulement. Aussi, nous ne nous occupons pas de ses protestations et nous l'habillons bon gré mal gré.

En effet, la mère et l'infirmière s'évertuaient à revêtir les bras, aussi minces que ceux de quelque poupée, les jambes gigotantes tachetées de boutons.

Claude les laissa, remonta, toujours courant, l'escalier clair, reprit au passage la petite Cécile qui n'avait pas bougé de son banc, et l'introduisit dans la salle de pansements.

– Je reviens tout de suite, petite fille; assieds-toi là. Je fais une commission pour le Docteur, et puis, je m'occupe de toi!

L'enfant obéit avec une docilité d'animal dressé; et sans un mot, la même expression morne sur son visage souffrant, se laissa placer sur la chaise blanche, trop haute pour ses petites jambes, qui battaient dans le vide.

Et Claude disparut très vite pour aller chercher la fiche demandée par Élisabeth.

Avec des centaines d'autres, portant le nom, les détails sur le malade, le traitement suivi, la fiche était enfermée dans le meuble à coulisse qui occupait un des angles de la vaste salle d'attente, où, sur des bancs, rangés les uns derrière les autres, les malades attendaient leur tour de consultation, sous la garde d'une surveillante. La salle était baignée d'air, de lumière, même par ce jour gris d'automne. Sur le ripolin immaculé, un grand Christ allongeait des bras douloureux. Une petite table servait de bureau.

Il y avait bien là une cinquantaine de malheureux, venus chercher des soins. Dociles, ils attendaient, rangés, sur les bancs, selon leur tour d'arrivée. Une allée séparait les malades qui étaient là pour le docteur Ronal, de la phalange des mères, qui amenaient leurs petits à l'examen du docteur spécialiste pour la vue, dont c'était le jour de consultation. Il y en avait de tout petits qui sommeillaient ou geignaient entre les bras des femmes, appliquées à les tenir paisibles; et de plus âgés qui eux, avaient peine à demeurer tranquilles sur leur banc, se levaient, tombaient, criaient; ce qui provoquait les «chut!» impatients de la surveillante, très sévère sur le chapitre de la discipline.

Quelques mères ayant imaginé de promener leurs nourrissons pour les endormir, elle les rappela vivement à la règle, qui était d'attendre à sa place, en silence.

Du côté des adultes, nulle infraction. Tous, vieux ou jeunes, attendaient, avec une expression de patience résignée.

Les yeux se tournèrent vers Claude, qui entrait et eut un petit signe de bienvenue à des habitués qui la saluaient. Elle fourragea dans le meuble aux fiches, le geste précis, découvrit aussitôt ce qu'elle cherchait et porta le papier à Élisabeth, occupée maintenant à recueillir les confidences d'une jeune femme qui avait un visage désolé.

Claude, discrètement, posa le papier sur le bureau et disparut, regagnant la salle de pansements, où les huit infirmières, de service ce jour-là, accomplissaient leur tâche. Par les hautes fenêtres, là aussi, s'épandait largement la mélancolique clarté d'octobre, sur les murs luisants, couleur de neige, aux angles arrondis, sur la faïence blanche des lavabos, sur le métal étincelant des outils étalés sur la table, derrière laquelle se tenait l'infirmière auxiliaire.

Et puis, assis sur les chaises blanches, elles aussi, la ligne des misérables qui venaient chercher, sinon la guérison, du moins le soulagement, et autour desquels s'empressaient les infirmières. Sur les plaies, elles mettaient les compresses, enroulaient les bandages, et leurs gestes avaient une douceur adroite, suivis par le regard anxieux des patients, hommes et femmes de tout âge.

Claude était revenue vers l'enfant qui attendait toujours sans bouger, ni parler, ni penser, et elle lui sourit:

– Eh bien, nous allons maintenant te soigner, petite fille.

Et elle s'agenouilla pour laver les plaies qui ensanglantaient les pauvres membres.

Jusqu'au bout de la longue salle immaculée, c'était ainsi des souffrances qui imploraient l'apaisement, que, depuis le début de l'après-midi, leur dispensaient les mains compatissantes.

Et après ces malheureux, d'autres encore, ce jour-là, allaient venir, pour lesquels l'inlassable charité poursuivrait son œuvre…

VII

Le dernier malade était sorti, les instruments soigneusement stérilisés, et Élisabeth avait dit à ses aides:

– Maintenant, allons goûter!

Dans son accent, il y avait l'intime joie d'une créature consciente d'avoir bien rempli sa tâche.

Claude refoula, bravement, le «Enfin!» qui lui montait aux lèvres, cri de délivrance instinctif; et, tandis que ses compagnes passaient au lavabo et y enlevaient leurs blouses, elle grimpa dans sa chambre, sa cellule, comme elle disait. Elle aussi rejeta son uniforme de service. Mais sa main l'écartait d'un geste presque violent; et des mots – combien sincères! – s'échappaient de ses lèvres tremblantes un peu…

– Quel supplice, de tels après-midi!

A pleins poumons, devant sa fenêtre large ouverte, elle aspirait l'air humide, presque glacé, du crépuscule d'automne, tout en vaporisant sur elle le jet d'un flacon qui embaumait le muguet.

Mais sa main était machinale, tant sa pensée était envahie par l'instinctive révolte de son être jeune, sévèrement contraint tout l'après-midi à l'austère labeur.

– Comment vais-je retrouver le courage d'être encore une véritable aide pour Élisabeth! C'est odieux, cette odeur de misère, de maladie, de saleté, de blessure! Oh! il me semble que j'en suis imprégnée à ne pouvoir m'en délivrer!

Pourtant, elle venait de baigner son visage d'eau fraîche, brosser les boucles rebelles autour du front, savonner les mains qui, adroites, avaient pansé les plaies, très doucement. Elle songea, un peu calmée par la violence même de sa révolte:

– Peut-être l'accoutumance va me venir en aide! Mais pourquoi, tout à coup, ai-je si fort l'horreur de tant de laideur dans les visages, dans les maisons de pauvres qui forment notre quartier, qui entourent la mienne! Ah! la misérable chose que je suis!.. pour un instant seul, j'espère!

Pourtant, depuis des années, même avant qu'elle partît pour Landemer, deux mois plus tôt, elle accomplissait cette tâche comme un devoir tout simple, qui l'intéressait fort… Elle estimait, très sincère, que toute créature se doit à un devoir et, dans la mesure de ses moyens, à ceux de ses semblables qui ont besoin de son assistance.

Et puis, là-bas, libérée de ses devoirs quotidiens, maîtresse absolue d'elle-même et de son temps, elle semblait brusquement s'être transformée. On eût dit qu'en elle, avait jailli une poussée d'égoïstes désirs, d'aspirations violentes vers la fortune, le succès qui enivre, une vie harmonieuse artistement; une soif d'indépendance l'étreignait, avec le besoin de dominer gens et choses. Ainsi de méchants prisonniers longtemps captifs, se redressent impérieux, sentant moins la main du maître, et réclament la liberté, prétendant vivre leur vie.

Comme à Landemer, le jour où elle avait reçu la dernière lettre d'Élisabeth, elle regardait machinalement son image éclairée de reflets bizarres par la petite lampe dont la brise faisait trembler la flamme. Visage de jeune sphinx, sévère, presque dur, où, dans les prunelles élargies, luisait la lueur montée des plus intimes profondeurs de l'être moral.

Elle pensait:

– Sans doute, l'influence d'Élisabeth va me ramener à ce que j'étais! Mais, à cette heure, je ne me sens plus qu'une vilaine âme d'arriviste qui veut jouir de tout ce qui est séduisant dans la vie, mordre dans ses plus beaux fruits, en épuiser la saveur… Je ne peux pas… Je ne dois pas!

«Je ne dois pas!» C'était la disciple d'Élisabeth Ronal qui avait pensé cela. Mais la nouvelle Claude, la révoltée, se dressait aussitôt. Elle ne devait pas? Pourquoi?.. Quelle loi le lui interdisait?

«Accepter la vie telle qu'elle se présente dans son implacable force et la dominer par la volonté», depuis son enfance, Claude s'entendait dire que c'était là le devoir, pour un être qui veut valoir.

Mais valoir, tenir à valoir… pourquoi? pour qui?.. Pour elle-même?.. Et ensuite?

Quelle vaine jouissance, on lui avait offerte ainsi!..

Quelqu'un le lui avait dit, il n'y avait pas très longtemps, et alors, elle avait écouté, un peu méprisante… Qui donc?.. Ah! oui, ce Raymond de Ryeux. Voici donc que, tout à coup, elle arrivait à la même conclusion que ce frivole et égoïste clubman! Vers quels bas-fonds descendait-elle soudain?

– Eh bien, Claude, tu ne viens pas? Que fais-tu donc?.. appela la voix d'Élisabeth.

Claude tressaillit, rejetée brusquement dans la réalité de sa vie. Elle était folle de rêvasser ainsi! En hâte, elle répliqua:

– Me voici tout de suite! Élisabeth.

Et, en effet, quelques minutes après, elle entrait dans la galerie attenante au cabinet d'Élisabeth, dont celle-ci avait fait une sorte de petit hall pour recevoir ses amis. Sous la clarté des lampes voilées, mais nombreuses, car Élisabeth adorait la lumière, la pièce était singulièrement hospitalière. Des meubles cannés, parmi lesquels un divan, quelques fauteuils où s'enfonçaient des coussins de cretonne.

Devant la baie vitrée, retombaient, à cette heure, des voiles persans. Au mur, quelques gravures, véritables œuvres d'art, deux grandes aquarelles, visions de prairie et de sous-bois. Au-dessus du piano, avec lequel voisinaient le pupitre et le violon de Claude, une admirable vue de mer, encadrée par deux reproductions en grisaille des chanteurs de Della Robbia.

Dans un angle, la bibliothèque tournante, lourde des volumes qui s'y pressaient. Des livres aussi, des revues sur les tables nombreuses; même sur le bureau de travail qui servait à Élisabeth et à Claude. Quelques plantes vertes. Et beaucoup de fleurs; – des fleurs très simples, des humbles, mais généreusement prodiguées pour épandre à travers la pièce une senteur de jardin.

Les visiteurs étaient arrivés pendant que Claude s'attardait à songer. Des intimes qui savaient qu'après ses consultations au dispensaire, Élisabeth se reposait un peu, en accueillant ses amis; et aussi tous ceux et celles qui venaient chercher l'appui de son jugement dont la précision claire était celle de ses diagnostics.

Quand Claude apparut, des conversation s'étaient déjà établies, très animées. Toute préoccupation touchant au dispensaire rigoureusement écartée, – pour une trêve nécessaire, – les propos se croisaient sur l'art, les lettres, la politique, les questions sociales; propos de gens incapables de papotages, très intelligents, tous individualistes, dont les goûts et les idées différaient comme leurs occupations mêmes.

En effet, parmi les nouveaux venus, il y avait une frêle artiste anglaise, Lily Switson, qui faisait des eaux-fortes déjà très remarquées et qu'Élisabeth avait sauvée, alors que le travail l'avait épuisée. Peu à peu rétablie, de retour de Davos, elle avait repris son labeur opiniâtre de fille qui veut arriver, attendue en Angleterre par un fiancé artiste lui aussi.

Et encore, il était venu une femme aux cheveux grisonnants, Mme Albran, qui avait des allures masculines et une âme d'apôtre pour diriger, avec une maîtrise égale à son inlassable charité, une œuvre de travail à domicile à l'intention des ouvrières.

Attentive, elle écoutait, au moment où Claude entrait, les explications que donnait, sur la question des logements ouvriers, Étienne Hugaye, neveu de la vieille marquise de Ryeux, un garçon d'une trentaine d'années, qui, aristocrate par sa naissance et son éducation, ses attaches, vivait pour le peuple, prenait la cause de toutes les misères dans les conférences, les articles auxquels il livrait la majeure partie de son temps… Il avait l'abord froid, aisément agressif avec les gens de sa classe, la parole un peu âpre, la pensée intransigeante, le cœur chaudement généreux, une volonté inflexible et rude. Pour Élisabeth, il éprouvait une admiration enthousiaste, très fier de l'estime qu'elle lui accordait, parce qu'elle sentait la sincérité de sa pitié active pour les misérables.

Il aimait à lui soumettre ses idées, ses essais, les projets qu'il s'appliquait à réaliser, insouciant des obstacles.

Ce jour-là, il avait amené un journaliste avec lequel il faisait campagne pour les maisons ouvrières, singulier garçon, très fruste, fort intelligent, qui avait un type d'anarchiste et était un remarquable musicien.

Un petit cercle s'était formé autour d'eux, dans lequel figuraient plusieurs des infirmières. Débarrassées de leur blouse, elles étaient redevenues d'élégantes femmes du monde, quelques-unes très jolies, jeunes pour la plupart.

Mlle de Villebon, elle, avait entrepris le docteur spécialiste pour les yeux, qui venait de finir ses consultations; un jeune philanthrope, lui aussi, dispensateur pour les pauvres, de son temps et de sa fortune.

Et un peu plus loin, Élisabeth causait avec d'autres infirmières et le docteur Delbeau, son maître de jadis, aujourd'hui son ami, venu, après ses consultations, lui demander une tasse de thé, «pour se reposer!» disait-il.

Près de lui, grand, robuste, coloré sous ses cheveux blancs coupés court, elle paraissait singulièrement jeune encore en ce moment où l'animation de la causerie détendait ses traits fatigués.

L'apparition de Claude l'interrompit et elle s'exclama d'un accent d'amicale gronderie:

– Mais, Claude, ma petite, que deviens-tu donc? Le thé est là. Sers vite; il sera froid et trop fort.

Claude ne s'excusa pas. Mais, tout de suite, elle alla, serrant au passage des mains amies, vers la table où le plateau était posé et prit la théière.

Lily Switson s'était rapprochée.

– Je vous aide? Claude. Comme les vacances vous ont bien réussi! Vous me donnez une terrible tentation de vous demander quelques séances de pose… Je suis sûre qu'avec vous, je ferais quelque chose d'intéressant!

– Lily, où trouverais-je jamais le temps de poser!.. Tenez, voulez-vous porter une tasse de thé au professeur Delbeau? Prenez le sucre aussi…

Elle-même se mettait à circuler parmi les groupes, silencieuse, distribuant les tasses, avec la conscience qu'elle eût apportée à remplir une sérieuse tâche. Pour Élisabeth, seule, elle eut un sourire:

– Voici, grande amie; croquez vite une tartine… Vous en avez besoin, après vous être tant dépensée, tantôt!

– Nous avons vu de bien grosses misères, n'est-ce pas? mademoiselle de Villebon. Je ne suis pas tranquille pour la petite Dupage. J'y passerai ce soir.

Claude, qui avait entendu, protesta:

– Ça, non! Élisabeth… Après un après-midi comme celui d'aujourd'hui, vous devez vous reposer; toute la matinée, déjà, vous avez circulé. Soignez-vous donc un peu, vous-même, de temps en temps!

Élisabeth se mit à rire.

– Vous entendez, docteur, cette petite qui se mêle de donner des consultations. Claude, porte plutôt du lait à Hugaye qui m'a l'air de fourrager inutilement sur le plateau.

Elle obéit et versa le lait dans la tasse que lui tendait le jeune homme. Tous deux étaient sous la haute clarté d'une lampe, près de la table. Claude, debout, s'était mise à grignoter une tartine de pain bis.

Étienne interrogea:

– Qu'est-ce que vous avez fait cet été? Claude.

Ils étaient de vieux amis et se traitaient comme tels.

– A Landemer? J'ai joué du violon, j'ai lu, j'ai vagabondé sur les falaises et dans d'exquis petits sentiers… J'ai même été une fois en auto!

– Une fois?..

Elle rit.

– Oui, une fois, une seule fois!.. Et c'est à votre tante, Mme de Ryeux, que je le dois. Elle a demandé à son fils de m'emmener à la Pointe de Jobourg. J'ai fait une exquise promenade!

– Avec son fils?.. Avec Raymond de Ryeux?..

– Mais oui!.. Est-ce qu'elle a un autre fils?

– Non, bien entendu. Mais quelle diable d'idée a-t-elle eue là de vous envoyer ainsi avec Raymond?.. Il n'était pas du tout un… chaperon pour vous!

Une lueur d'amusement brilla dans les prunelles de Claude:

– Vous parlez comme Mlle de Villebon! Pourquoi donc traitez-vous avec tant d'irrévérence, l'aimable idée de votre tante? Son fils m'a paru un monsieur très correct. Nous ne nous sommes pas dit un mot durant le trajet. Nous avons bavardé seulement à Jobourg, en descendant la falaise, et au goûter!.. Pour être un homme du monde, il n'était pas stupide!..

– Merci pour lui!.. Vous lui avez donc fait de la musique?.. Je me souviens de l'avoir entendu parler de votre talent!

– Vraiment?.. C'est gentil à lui! Il aura été reconnaissant. Afin de le remercier de m'avoir si bien promenée, j'ai joué pour lui, tout seul, dans l'église d'Urville.

– C'est vrai, tout cela?.. Vous ne vous moquez pas de ma candeur?..

– Très vrai!

Il la regardait avec une sorte de stupéfaction mécontente.

– Eh bien, je ne vous en fais pas mes compliments.

– Je ne vous les demande pas! lança-t-elle, taquine.

Comme s'il n'avait pas entendu, il continuait rudement:

– Je me demande à quoi a pensé Mlle de Villebon, d'autoriser cette absurde équipée.

– Mais Mlle de Villebon n'avait rien à autoriser ou à interdire, riposta-t-elle avec insouciance, un peu hautaine. Je suis libre, j'imagine, de mes actes.

– Très exact, vous avez raison. Recevez mes excuses de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas.

– Bon!.. Alors, puisque vous reconnaissez vos torts, faisons la paix!.. Vous me demandiez ce que j'ai fait à Landemer?.. J'ai aussi regardé Mlle de Villebon soigner son troupeau.

Une impatience passa en éclair dans les yeux gris du jeune homme.

– Et vous l'avez aidée?

– Bien peu… pour ne pas dire «point», si j'ose un tel aveu. Je ne me sentais pas un brin altruiste, à Landemer.

Une expression désapprobatrice assombrit le visage d'Étienne Hugaye.

– Je suis sûr que vous vous calomniez.

Elle eut un petit rire bref:

– C'est que vous êtes une belle âme; vous jugez les autres à votre image; comme Mlle de Villebon qui, très sincèrement, ne connaît rien de plus passionnant que de faire du bien à ses semblables… Si elle n'était très charitable, elle aurait été plus d'une fois scandalisée de ma misérable insouciance pour les obligations de la solidarité! Peut-être, à Paris, près d'Élisabeth, je vais redevenir un peu meilleure… Mais ce n'est pas sûr!

Elle parlait avec une légèreté ironique, amusée de l'irritation qu'elle devinait chez son sévère interlocuteur.

Leurs rapports étaient tout particuliers. Elle aussi l'estimait. Mais résolument, en toute occasion, elle s'insurgeait contre son intransigeance autoritaire qui la choquait, elle si indépendante et de pensée si souple; contre son austérité qu'il eût voulu voir partagée par tous, comme la source d'un bonheur né du renoncement à la joie de vivre.

Très souvent, elle le choquait; quelquefois même elle le blessait; mais toujours elle l'intéressait, alors même qu'elle l'irritait jusqu'à l'exaspération. Seulement, combien de plus en plus, elle lui paraissait inquiétante! Il reprit:

– J'espère bien, moi, que vous êtes toujours la même, très généreuse quoi que vous en disiez… Car j'ai besoin de votre concours.

– Pour?

– Pour venir faire entendre un peu de musique à mon cercle ouvrier.

La même obscure rébellion, qu'elle ne s'expliquait pas, frémit au cœur de Claude. Aller retrouver là, encore, cette atmosphère de pauvreté dont il semblait que, peu à peu, le dégoût lui venait! Pourtant, plusieurs fois déjà, et de très bon cœur, elle avait été ainsi donner à des humbles, l'aumône de son talent. Elle avait aimé la ferveur de leurs applaudissements… Alors qu'avait-elle donc?..

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
01 августа 2017
Объем:
300 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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