Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Sapho», страница 2

Шрифт:

Elle eut le même froncement de sourcils qu’au bal, puis un geste de tête :

– Des bêtises !… n’en parlons plus…

Et les bras autour de lui :

–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi… j’essayais de me sauver, de me reprendre… mais je n’ai pas pu, je ne pourrai jamais…

– Oh ! jamais.

– Tu verras.

Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son âge, sans s’arrêter à l’accent passionné, presque menaçant, dont lui fut jeté ce « tu verras… ». Cette étreinte de femme était si douce, si soumise ; il croyait fermement n’avoir qu’un geste à faire pour se dégager…

Même à quoi bon se dégager ?… Il était si bien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, si délicieusement étourdi par cette haleine en caresse sur ses paupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée d’amour à la campagne…

Au matin, il fut réveillé en sursaut par la voix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindre mystère :

– Il est là… il veut vous parler…

– Comment ! il veut ?… Je ne suis donc plus chez moi !… tu l’as donc laissé entrer…

Furieuse, elle bondit, s’échappa de la chambre, à moitié nue, la batiste ouverte :

– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…

Mais il ne l’attendit pas et ne sentit tranquille que lorsqu’il fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.

Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore le désordre du petit souper, il entendait le bruit d’un débat terrible étouffé par les tentures du salon. Une voix d’homme, irritée d’abord, puis implorante, dont les éclats s’écrasaient en sanglots, en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix qu’il ne reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et de mots ignobles arrivant jusqu’à lui comme d’une dispute de brasserie de filles.

Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé d’un éclaboussement de taches sur de la soie ; et la femme salie aussi, au niveau d’autres qu’il avait méprisées auparavant.

Elle rentra haletante, tordant d’un beau geste sa chevelure répandue :

– Est-ce bête un homme qui pleure !…

Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage :

– Tu t’es levé !… recouche-toi… tout de suite… Je le veux…

Subitement radoucie, et l’enlaçant du geste et de la voix :

– Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas t’en aller comme ça… D’abord je suis sûre que tu ne reviendrais plus.

– Mais si… Pourquoi donc ?…

– Jure que tu n’es pas fâché, que tu viendras encore… oh ! c’est que je te connais.

Il jura ce qu’elle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses supplications et l’assurance réitérée qu’elle était chez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla se résigner à le voir partir, et l’accompagna jusqu’à la porte, n’ayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire, cherchant à se faire pardonner.

Une longue et profonde caresse d’adieu les retint dans l’antichambre.

« Alors… quand ?… » lui demandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte d’être dehors, quand un coup de sonnette l’arrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit signe : « Non… n’ouvre pas… » Et ils restaient là, tous les trois, immobiles, sans parler.

On entendit une plainte étouffée, puis le froissement d’une lettre glissée sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.

– Quand je te disais que j’étais libre… tiens !…

Elle passa à son amant la lettre qu’elle venait d’ouvrir, une pauvre lettre d’amour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle le malheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissait n’avoir aucun droit sur elle que celui qu’elle voudrait bien lui laisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilât pas sans retour, promettant d’accepter tout, résigné à tout… mais ne pas la perdre, mon Dieu ! ne pas la perdre…

« Crois-tu !… » dit-elle avec un mauvais rire ; et ce rire acheva de lui barrer le cœur qu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit d’un être, d’un seul.

« Tu as bien tort de te moquer… cette lettre est horriblement belle et navrante… » et tout bas, d’une voix grave, en lui tenant les mains :

– Voyons… pourquoi le chasses-tu ?…

– Je n’en veux plus… Je ne l’aime pas.

– Pourtant c’était ton amant… Il t’a fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui t’est nécessaire.

– M’ami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela très bien… Maintenant c’est une fatigue, une honte ; j’en avais le cœur qui me levait… Oh ! je sais, tu vas me dire que toi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas… Mais ça, j’en fais mon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de m’aimer.

Il ne répondit pas, convint d’un rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse d’étudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, c’était fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de ce qu’il lui faisait perdre ?

Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement qu’il put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain, en entendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé qui alternaient avec son rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.

Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, en pleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les entraînements du plaisir s’ajoutait encore l’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom en péril.

L’oncle Césaire ! Rien qu’avec ces deux mots et le drame intime qu’ils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance. Pourtant ce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.

Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. « Je n’ai pas d’amour-propre… » lui écrivait-elle. Elle guettait l’heure de ses repas au restaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle se contentait de le suivre, d’épier le moment où il restait seul.

« Veux-tu de moi, ce soir ?… Non ?… Alors ce sera pour une autre fois. » Et elle s’en allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensonge qu’il balbutiait à chaque rencontre. « L’examen tout proche… le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenait encore… » De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois de vacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait pendant ce temps-là.

Malheureusement, l’examen passé, Jean tomba malade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, s’envenima. Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus qu’un dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une sœur de garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie d’enfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire « merci, Divonne », quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.

– Ce n’est pas Divonne… c’est moi… je te veille…

Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge ; et Jean n’en revenait pas de ce qu’il y avait d’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains d’indolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, – un divan d’hôtel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste de police.

– Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi ?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent… Il faudrait rassurer Machaume.

Elle se mit à rire. Beau temps qu’elle courait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robe qu’elle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sa bonne… Maintenant s’il la renvoyait, elle serait à la rue.

Chapitre 3

«Cette fois, je crois que j’ai trouvé… Rue d’Amsterdam, vis-à-vis la gare… Trois pièces, et un grand balcon… Si tu veux, nous irons voir, après ton ministère… c’est haut, cinq étages… mais tu me porteras. C’était si bon, tu te rappelles… » Et tout amusée de ce souvenir, elle se frôlait, se roulait dans son cou, cherchait l’ancienne place, sa place.

À deux, dans leur garni d’hôtel, avec les mœurs du quartier, ces traîneries par l’escalier de filles en filets et en savates, ces cloisons de papier derrière lesquelles grouillaient d’autres ménages, cette promiscuité des clés, des bougeoirs, des bottines, la vie devenait intolérable. Non pas à elle certes ; avec Jean, le toit, la cave, même l’égout, tout lui était bon pour nicher. Mais la délicatesse de l’amant s’effarouchait de certains contacts, auxquels, garçon, il ne pensait guère. Ces ménages d’une nuit le gênaient, déshonoraient le sien, lui causaient un peu la tristesse et le dégoût de la cage des singes au Jardin des Plantes, grimaçant tous les gestes et les expressions de l’amour humain. Le restaurant aussi l’ennuyait, ce repas qu’il fallait aller chercher deux fois par jour au boulevard Saint-Michel, dans une grande salle encombrée d’étudiants, d’élèves des Beaux-Arts, peintres, architectes, qui sans le connaître avaient l’habitude de sa figure, depuis un an qu’il mangeait là.

Il rougissait – en poussant la porte – de tous ces yeux tournés vers Fanny, entrait avec la gêne agressive des tout jeunes gens qui accompagnent une femme ; et il craignait aussi la rencontre d’un de ses chefs du ministère ou de quelqu’un de son pays. Puis la question d’économie.

– Que c’est cher !… disait-elle chaque fois, emportant et commentant la petite note du dîner… Si nous étions chez nous, j’aurais fait marcher la maison trois jours pour ce prix-là.

– Eh bien, qui nous empêche ?…

Et l’on se mit en quête d’une installation.

C’est le piège. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet instinct de propreté, ce goût du « home » qu’ont mis en eux l’éducation familiale et la tiédeur du foyer.

L’appartement de la rue d’Amsterdam fut loué tout de suite et trouvé charmant, malgré ses pièces en enfilade qui ouvraient, – la cuisine et la salle sur une arrière-cour moisie où montaient d’une taverne anglaise des odeurs de rinçure et de chlore, – la chambre sur la rue en pente et bruyante, secouée jour et nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, aux sifflets d’arrivée et de départ, tout le vacarme de la gare de l’Ouest développant en face ses toitures en vitrage couleur d’eau sale. L’avantage, c’était de savoir le train à sa porte, et Saint-cloud, Ville-d’Avray, Saint-Germain, les vertes stations des bords de la Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient une terrasse, large et commode, qui gardait de la munificence des anciens locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé, ruisselante et triste sous le crépitement des pluies d’hiver, mais où l’on serait très bien l’été pour dîner au bon air, comme dans un chalet de montagne.

On s’occupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son projet d’installation, tante Divonne, qui était comme l’intendante de la maison, envoya l’argent nécessaire ; et sa lettre annonçait en même temps le prochain arrivage d’une armoire, d’une commode, et d’un grand fauteuil canné, tirés de la « Chambre du vent » à l’intention du Parisien.

Cette chambre, qu’il revoyait au fond d’un couloir de Castelet, toujours inhabitée, les volets clos attachés d’une barre, la porte fermée au verrou, était condamnée, par son exposition aux coups du mistral qui la faisaient craquer comme une chambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce que chaque génération d’habitants reléguait au passé devant les acquisitions nouvelles.

Ah ! si Divonne avait su à quelles singulières siestes servirait le fauteuil canné, et que des jupons de surah, des pantalons à manchettes empliraient les tiroirs de la commode Empire… Mais le remords de Gaussin à ce sujet se trouvait perdu dans les mille petites joies de l’installation.

C’était si amusant, après le bureau, entre chien et loup, de partir en grandes courses, serrés au bras l’un de l’autre, et de s’en aller dans quelque rue de faubourg choisir une salle à manger, – le buffet, la table et six chaises, ou des rideaux de cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Lui acceptait tout, les yeux fermés ; mais Fanny regardait pour deux, essayait les chaises, faisait, glisser les battants de la table, montrait une expérience marchandeuse.

Elle connaissait les maisons où l’on avait à prix de fabrique une batterie de cuisine complète pour petit ménage, les quatre casseroles en fer, la cinquième émaillée pour le chocolat du matin ; jamais de cuivre, c’est trop long à nettoyer. Six couverts de métal avec la cuillère à potage et deux douzaines d’assiettes en faïence anglaise, solide et gaie, tout cela compté, préparé, emballé comme une dînette de poupée. Pour les draps, serviettes, linges de toilette et de table, elle connaissait un marchand, le représentant d’une grande fabrique de Roubaix, chez qui on payait à tant par mois ; et toujours à guetter les devantures, en quête de ces liquidations, de ces débris de naufrage que Paris amène continuellement dans l’écume de ses bords, elle découvrait au boulevard de Clichy l’occasion d’un lit superbe, presque neuf, et large à y coucher en rang les sept demoiselles de l’ogre.

Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions ; mais il ne s’entendait à rien, ne sachant dire non, ni s’en aller les mains vides. Entré chez un brocanteur pour acheter un huilier ancien qu’elle lui avait signalé, il rapportait en guise de l’objet déjà vendu un lustre de salon à pendeloques, bien inutile puisqu’ils n’avaient pas de salon.

– Nous le mettrons dans la véranda… disait Fanny pour le consoler.

Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place d’un meuble ; et les cris, les rires fous, les bras éperdus au plafond quand on s’apercevait que malgré toutes les précautions, malgré la liste très complète des achats indispensables, il y avait toujours quelque chose d’oublié.

Ainsi la râpe à sucre. Conçoit-on qu’ils allaient se mettre en ménage sans râpe à sucre !….

Puis, tout acheté et mis en place, les rideaux pendus, une mèche à la lampe neuve, quelle bonne soirée que celle de l’installation, la revue minutieuse des trois pièces avant de se coucher, et comme elle riait en l’éclairant pendant qu’il verrouillait la porte :

– Encore un tour, encore… ferme bien… Soyons bien chez nous…

Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. En quittant son travail, il rentrait vite, pressé d’être arrivé, en pantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de la rue, il se figurait leur chambre allumée et chaude, égayée de ses vieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarras et qui s’étaient trouvés de fort jolies anciennes choses ; l’armoire surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints, représentant des fêtes provençales, des bergers en jaquettes fleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La présence, familière à ses yeux d’enfant, de ces vieilleries démodées lui rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieur dont il était à goûter le bien-être.

Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignée, coquette, « sur le pont », comme elle disait. Sa robe de laine noire, très unie, mais taillée sur un patron de bon faiseur, une simplicité de femme qui a eu de la toilette, les manches retroussées, un grand tablier blanc ; car elle faisait elle-même leur cuisine et se contentait d’une femme de ménage pour les grosses besognes qui gercent les mains ou les déforment.

Elle s’y entendait même très bien, savait une foule de recettes, plats du Nord ou du Midi, variés comme son répertoire de chansons populaires que, le dîner fini, le tablier blanc accroché derrière la porte refermée de la cuisine, elle entonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnée.

En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide tintait sur le zinc de la véranda ; et Gaussin, les pieds au feu, étalé dans son fauteuil, regardait en face les vitres de la gare et les employés courbés à écrire sous la lumière blanche de grands réflecteurs.

Il était bien, se laissait bercer. Amoureux ? Non ; mais reconnaissant de l’amour dont on l’enveloppait, de cette tendresse toujours égale. Comment avait-il pu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte – dont il riait maintenant – d’un acoquinement, d’une entrave quelconque ? Est-ce que sa vie n’était pas plus propre que lorsqu’il allait de fille en fille, risquant sa santé ?

Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait, la brisure se ferait toute seule et sans secousse. Fanny était prévenue ; ils en parlaient ensemble, comme de la mort, d’une fatalité lointaine, mais inéluctable. Restait le grand chagrin qu’ils auraient chez lui en apprenant qu’il ne vivait pas seul, la colère de son père si rigide et si prompt.

Mais comment pourraient-ils savoir ? Jean ne voyait personne à Paris. Son père, « le consul » comme on disait là-bas, était retenu toute l’année par la surveillance du domaine très considérable qu’il faisait valoir et ses rudes batailles avec la vigne. La mère, impotente, ne pouvait faire sans aide un pas ni un geste, laissant à Divonne la direction de la maison, le soin des deux petites sœurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance en surprise avait à tout jamais emporté ses forces actives. Quant à l’oncle Césaire, le mari de Divonne, c’était un grand enfant qu’on ne laissait pas voyager seul.

Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsqu’il recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosse écriture à petits doigts, elle la lisait par-dessus son épaule, s’attendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne s’informait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la laissait déborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que l’autre restait muette.

Ainsi les jours, les semaines s’en allaient dans une heureuse quiétude un moment troublée par une circonstance qui les émut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle qu’il ne put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, à son âge !… Qu’en ferait-il ?… Devait-il le reconnaître ?… Et quel gage entre cette femme et lui, quelle complication d’avenir !

Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La nuit, il ne dormait pas plus qu’elle ; et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts, à mille lieues l’un de l’autre.

Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis l’hiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case s’embellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le sifflement en coup d’ongle des hirondelles.

La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des maisons voisines ; mais le moindre souffle d’air était pour eux, et ils s’oubliaient des heures, leurs genoux enlacés, n’y voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des pays très chauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cette haleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsqu’une caresse invisible murmurait sur ses lèvres : « m’aimes-tu ?…” il revenait toujours de très loin pour répondre : « oh ! oui, je t’aime… » Voilà ce que c’est de les prendre si jeunes ; ils ont trop de choses dans la tête.

Sur le même balcon, séparé d’eux par une grille en fer enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettéma, des gens mariés, très gros, dont les baisers claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareillés, dans une conformité d’âge, de goût, de lourdes tournures, c’était touchant d’entendre ces amoureux à fin de jeunesse chanter en duo tout bas, en s’appuyant à la balustrade, de vieilles romances sentimentales…

 
Mais je l’entends qui soupire dans l’ombre
C’est un beau rêve, ah ! laissez-moi dormir.
 

Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître. Quelquefois même la voisine et elle échangeaient par-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses ; mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et l’on ne se parlait pas.

Jean revenait du quai d’Orsay, une après-midi, quand il s’entendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumière chaude où Paris s’épanouissait à ce tournant du boulevard qui par un beau couchant, vers l’heure du Bois, n’a pas son pareil au monde.

– Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose… ça m’amuse les yeux de vous regarder.

Deux grands bras l’avaient happé, assis sous la tente d’un café envahissant le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se laissait faire, flatté d’entendre autour de lui ce public de provinciaux, d’étrangers, jaquettes rayées et chapeaux ronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal.

Le sculpteur, attablé devant une absinthe qui allait avec sa taille militaire et sa rosette d’officier, avait auprès de lui l’ingénieur Déchelette arrivé de la veille, toujours le même, hâlé et jaune, ses pommettes en saillie remontant ses petits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès que le jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique :

– Est-il beau, cet animal-là… Dire que j’ai eu cet âge et que je frisais comme ça… Oh ! la jeunesse, la jeunesse…

– Toujours donc ? fit Déchelette saluant d’un sourire la toquade de son ami.

– Mon cher, ne riez pas… Tout ce que j’ai, ce que je suis, les médailles, les croix, l’Institut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux-là et ce teint de soleil…

Puis revenant à Gaussin avec sa brusque allure :

– Et Sapho, qu’est-ce que vous en faites ?… On ne la voit plus.

Jean arrondissait les yeux, sans comprendre.

– Vous n’êtes donc plus avec elle ?

Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton d’impatience :

– Sapho, voyons… Fanny Legrand… Ville-d’Avray…

– Oh ! c’est fini, il y a longtemps…

Comment lui vint ce mensonge ? Par une sorte de honte, de malaise, à ce nom de Sapho donné à sa maîtresse ; la gêne de parler d’elle avec d’autres hommes, peut-être aussi le désir d’apprendre des choses qu’on ne lui aurait pas dites sans cela.

– Tiens ! Sapho… Elle roule encore ? demanda Déchelette distrait, tout à l’ivresse de revoir l’escalier de la Madeleine, le marché aux fleurs, la longue enfilade des boulevards entre deux rangs de bouquets verts.

– Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, l’année dernière !… Elle était superbe dans sa tunique de fellah… Et le matin de cet automne, où je l’ai trouvée déjeunant avec ce joli garçon chez Langlois, vous auriez dit une mariée de quinze jours.

– Quel âge a-t-elle donc ?… Depuis le temps qu’on la connaît…

Caoudal leva la tête pour chercher : « Quel âge ?…. quel âge ?… Voyons, dix-sept ans en 53, quand elle me posait ma figure… nous sommes en 73. Ainsi, comptez. » Tout à coup ses yeux s’allumèrent : « Ah ! si vous l’aviez vue, il y a vingt ans… longue, fine, la bouche en arc, le front solide… Des bras, des épaules encore un peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho… Et la femme, la maîtresse !… Ce qu’il y avait dans cette chair à plaisir, ce qu’on tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où ne manquait pas une note… Toute la lyre !… comme disait La Gournerie. »

Jean, très pâle, demanda :

– Est-ce qu’il a été son amant, aussi celui-là ?…

– La Gournerie ?… Je crois bien, j’en ai assez souffert… Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre ans que je la couvais, que je m’épuisais pour suffire à tous ses caprices… maîtres de chant, de piano, de cheval, est-ce que je sais ?… Et quand je l’ai eu bien polie, patinée, taillée en pierre fine, sortie du ruisseau où je l’avais ramassée une nuit, devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes est venu me la prendre chez moi, à la table amie où il s’asseyait tous les dimanches !

Il souffla très fort, comme pour chasser cette vieille rancune d’amour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus calme :

– D’ailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profité… Leurs trois ans de ménage, ç’a été l’enfer. Ce poète aux airs câlins était rat, méchant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir !… Quand on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur l’œil, lui la figure sabrée de griffes… Mais le beau, c’est lorsqu’il a voulu la quitter. Elle s’accrochait comme une teigne, le suivait, crevait sa porte, l’attendait couchée en travers de son paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restée cinq heures en bas de chez la Farcy où ils étaient montés toute la bande… Une pitié !… Mais le poète élégiaque demeurait implacable, jusqu’au jour où pour s’en débarrasser il a fait marcher la police. Ah ! un joli monsieur… Et comme fin finale, remerciement à cette belle fille qui lui avait donné le meilleur de sa jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vidé sur la tête un volume de vers haineux, baveux, d’imprécations, de lamentations, le Livre de l’Amour, son plus beau livre…

Immobile, le dos tendu, Gaussin écoutait, aspirant à tout petits coups par une longue paille la boisson glacée servie devant lui. Quelque poison, bien sûr, qu’on lui avait versé là, et qui le gelait du cœur aux entrailles.

Il grelottait malgré l’heure splendide, voyait dans une reculée blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau d’arrosage arrêté devant la Madeleine, et cet entrecroisement de voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait à cette table. Maintenant Déchelette parlait, c’est lui qui versait le poison :

– Quelle atroce chose que ces ruptures… Et sa voix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, de pitié infinie… On a vécu des années ensemble, dormi l’un contre l’autre, confondu ses rêves, sa sueur. On s’est tout dit, tout donné. On a pris des habitudes, des façons d’être, de parler, même des traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds… Le collage enfin !… Puis brusquement on se quitte, on s’arrache… Comment font-ils ? Comment a-t-on ce courage ?… Moi, jamais je ne pourrais… Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait : « Reste… » Je ne m’en irais pas… Et voilà pourquoi, quand j’en prends une, ce n’est jamais qu’à la nuit… Pas de lendemain, comme disait la vieille France… ou alors le mariage. C’est définitif et plus propre.

– Pas de lendemain… pas de lendemain… Vous en parlez à votre aise. Il y a des femmes qu’on ne garde pas qu’une nuit… Celle-là par exemple…

– Je ne lui ai pas donné une minute de grâce… fit Déchelette avec un placide sourire que le pauvre amant trouva hideux.

– Alors c’est que vous n’étiez pas son type, sans quoi… C’est une fille, quand elle aime, elle se cramponne… Elle a le goût du ménage… Du reste, pas de chance dans ses installations. Elle se met avec Dejoie, le romancier ; il meurt… Elle passe à Ezano, il se marie… Après, est venu le beau Flamant, le graveur, l’ancien, modèle, – car elle a toujours eu le béguin du talent ou de la beauté, – et vous savez son épouvantable aventure…

– Quelle aventure ?… » demanda Gaussin, la voix étranglée ; et il se remit à tirer sur sa paille, en écoutant le drame d’amour, qui passionna Paris, il y a quelques années.

Le graveur était pauvre, fou de cette femme ; et de peur d’être lâché, pour lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de banque. Découvert presque aussitôt, coffré avec sa maîtresse, il en fut quitte pour dix ans de réclusion, elle six mois de prévention à Saint-Lazare, la preuve de son innocence ayant été faite.

Et Caoudal rappelait à Déchelette, – qui avait suivi le. procès, – comme elle était jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare, et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusqu’au bout… Et sa réponse à ce vieux cornichon de président, et le baiser qu’elle envoyait à Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes, en lui criant d’une voix à attendrir les pierres : « T’ennuie pas, m’ami… Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons encore !… » Tout de même, ça l’avait un peu dégoûtée du ménage, la pauvre fille.

« Depuis, lancée dans le monde chic, elle a pris des amants au mois, à la semaine, et jamais d’artistes… Oh ! les artistes, elle en a une peur… J’étais le seul, je crois bien, qu’elle eût continué à voir… De loin en loin elle venait fumer sa cigarette à l’atelier. Puis j’ai passé des mois sans entendre parler d’elle, jusqu’au jour où je l’ai retrouvée en train de déjeuner avec ce bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis dit : voilà ma Sapho repincée. »

Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison absorbé. Après le froid de tout à l’heure, une brûlure lui tordait la poitrine, montait à sa tête bourdonnante et près d’éclater comme une tôle chauffée à blanc. Il traversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers criaient. À qui en avaient-ils, ces imbéciles ?

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
220 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают