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Читать книгу: «Vingt ans après», страница 3

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Ces paroles rendirent d'Artagnan tout joyeux. Comme il l'avait dit, il y avait longtemps que personne n'avait eu besoin de lui, et cette insistance de Mazarin à son égard lui paraissait d'un heureux présage.

Quant à Rochefort, elle ne lui produisit pas d'autre effet que de le mettre parfaitement sur ses gardes. Il entra dans le cabinet et trouva Mazarin assis à sa table avec son costume ordinaire, c'est- à-dire en monsignor; ce qui était à peu près l'habit des abbés du temps, excepté qu'il portait les bas et le manteau violet.

Les portes se refermèrent, Rochefort regarda Mazarin du coin de l'oeil, et il surprit un regard du ministre qui croisait le sien.

Le ministre était toujours le même, bien peigné, bien frisé, bien parfumé, et, grâce à sa coquetterie, ne paraissait pas même son âge. Quant à Rochefort, c'était autre chose, les cinq années qu'il avait passées en prison avaient fort vieilli ce digne ami de M. de Richelieu; ses cheveux noirs étaient devenus tout blancs, et les couleurs bronzées de son teint avaient fait place à une entière pâleur qui semblait de l'épuisement. En l'apercevant, Mazarin secoua imperceptiblement la tête d'un air qui voulait dire:

– Voilà un homme qui ne me paraît plus bon à grand'chose.

Après un silence qui fut assez long en réalité, mais qui parut un siècle à Rochefort, Mazarin tira d'une liasse de papiers une lettre tout ouverte, et la montrant au gentilhomme:

– J'ai trouvé là une lettre où vous réclamez votre liberté, monsieur de Rochefort. Vous êtes donc en prison?

Rochefort tressaillit à cette demande.

– Mais, dit-il, il me semblait que Votre Éminence le savait mieux que personne.

– Moi? pas du tout! il y a encore à la Bastille une foule de prisonniers qui y sont du temps de M. de Richelieu, et dont je ne sais pas même les noms.

– Oh, mais, moi, c'est autre chose, Monseigneur! et vous saviez le mien, puisque c'est sur un ordre de Votre Éminence que j'ai été transporté du Châtelet à la Bastille.

– Vous croyez?

– J'en suis sûr.

– Oui, je crois me souvenir, en effet; n'avez-vous pas, dans le temps, refusé de faire pour la reine un voyage à Bruxelles?

– Ah! ah! dit Rochefort, voilà donc la véritable cause? Je la cherche depuis cinq ans. Niais que je suis, je ne l'avais pas trouvée!

– Mais je ne vous dis pas que ce soit la cause de votre arrestation; entendons-nous, je vous fais cette question, voilà tout: n'avez-vous pas refusé d'aller à Bruxelles pour le service de la reine, tandis que vous aviez consenti à y aller pour le service du feu cardinal?

– C'est justement parce que j'y avais été pour le service du feu cardinal, que je ne pouvais y retourner pour celui de la reine. J'avais été à Bruxelles dans une circonstance terrible. C'était lors de la conspiration de Chalais. J'y avais été pour surprendre la correspondance de Chalais avec l'archiduc, et déjà à cette époque, lorsque je fus reconnu, je faillis y être mis en pièces. Comment vouliez-vous que j'y retournasse! je perdais la reine au lieu de la servir.

– Eh bien, vous comprenez, voici comment les meilleures intentions sont mal interprétées, mon cher monsieur de Rochefort. La reine n'a vu dans votre refus qu'un refus pur et simple; elle avait eu fort à se plaindre de vous sous le feu cardinal, Sa Majesté la reine! Rochefort sourit avec mépris.

– C'était justement parce que j'avais bien servi M. le cardinal de Richelieu contre la reine, que, lui mort, vous deviez comprendre, Monseigneur, que je vous servirais bien contre tout le monde.

– Moi, monsieur de Rochefort, dit Mazarin, moi, je ne suis pas comme M. de Richelieu, qui visait à la toute-puissance; je suis un simple ministre qui n'a pas besoin de serviteurs étant celui de la reine. Or, Sa Majesté est très susceptible; elle aura su votre refus, elle l'aura pris pour une déclaration de guerre, et elle m'aura, sachant combien vous êtes un homme supérieur et par conséquent dangereux, mon cher monsieur de Rochefort, elle m'aura ordonné de m'assurer de vous. Voilà comment vous vous trouvez à la Bastille.

Eh bien, Monseigneur, il me semble, dit Rochefort, que si c'est par erreur que je me trouve à la Bastille…

– Oui, oui, reprit Mazarin, certainement tout cela peut s'arranger; vous êtes homme à comprendre certaines affaires, vous, et, une fois ces affaires comprises, à les bien pousser.

– C'était l'avis de M. le cardinal de Richelieu, et mon admiration pour ce grand homme s'augmente encore de ce que vous voulez bien me dire que c'est aussi le vôtre.

– C'est vrai, reprit Mazarin, M. le cardinal avait beaucoup de politique, c'est ce qui faisait sa grande supériorité sur moi, qui suis un homme tout simple et sans détours; c'est ce qui me nuit, j'ai une franchise toute française.

Rochefort se pinça les lèvres pour ne pas sourire.

– Je viens donc au but. J'ai besoin de bons amis, de serviteurs fidèles; quand je dis j'ai besoin, je veux dire: la reine a besoin. Je ne fais rien que par les ordres de la reine, moi, entendez-vous bien? ce n'est pas comme M. le cardinal de Richelieu, qui faisait tout à son caprice. Aussi, je ne serai jamais un grand homme comme lui; mais en échange, je suis un bon homme, monsieur de Rochefort, et j'espère que je vous le prouverai.

Rochefort connaissait cette voix soyeuse, dans laquelle glissait de temps en temps un sifflement qui ressemblait à celui de la vipère.

– Je suis tout prêt à vous croire, Monseigneur, dit-il, quoique, pour ma part, j'aie eu peu de preuves de cette bonhomie dont parle Votre Éminence N'oubliez pas, Monseigneur, reprit Rochefort voyant le mouvement qu'essayait de réprimer le ministre, n'oubliez pas que depuis cinq ans je suis à la Bastille, et que rien ne fausse les idées comme de voir les choses à travers les grilles d'une prison.

– Ah! monsieur de Rochefort, je vous ai déjà dit que je n'y étais pour rien dans votre prison. La reine… (colère de femme et de princesse, que voulez-vous! mais cela passe comme cela vient, et après on n'y pense plus)…

– Je conçois, Monseigneur, qu'elle n'y pense plus, elle qui a passé cinq ans au Palais-Royal, au milieu des fêtes et des courtisans; mais, moi, qui les ai passés à la Bastille…

– Eh! mon Dieu, mon cher monsieur de Rochefort, croyez-vous que le Palais-Royal soit un séjour bien gai? Non pas, allez. Nous y avons eu, nous aussi, nos grands tracas, je vous assure. Mais, tenez, ne parlons plus de tout cela. Moi, je joue cartes sur table, comme toujours. Voyons, êtes-vous des nôtres, monsieur de Rochefort?

– Vous devez comprendre, Monseigneur, que je ne demande pas mieux, mais je ne suis plus au courant de rien, moi. À la Bastille, on ne cause politique qu'avec les soldats et les geôliers, et vous n'avez pas idée, Monseigneur, comme ces gens-là sont peu au courant des choses qui se passent. J'en suis toujours à M. de Bassompierre, moi… Il est toujours un des dix-sept seigneurs?

– Il est mort, monsieur, et c'est une grande perte. C'était un homme dévoué à la reine, lui, et les hommes dévoués sont rares.

– Parbleu! je crois bien, dit Rochefort. Quand vous en avez, vous les envoyez à la Bastille.

– Mais c'est qu'aussi, dit Mazarin, qu'est-ce qui prouve le dévouement?

– L'action, dit Rochefort.

– Ah! oui, l'action! reprit le ministre réfléchissant; mais où trouver des hommes d'action?

Rochefort hocha la tête.

– Il n'en manque jamais, Monseigneur, seulement vous cherchez mal.

– Je cherche mal! que voulez-vous dire, mon cher monsieur de Rochefort? Voyons, instruisez-moi. Vous avez dû beaucoup apprendre dans l'intimité de feu Monseigneur le cardinal. Ah! c'était un si grand homme!

– Monseigneur se fâchera-t-il si je lui fais de la morale?

– Moi, jamais! Vous le savez bien, on peut tout me dire. Je cherche à me faire aimer, et non à me faire craindre.

– Eh bien, Monseigneur, il y a dans mon cachot un proverbe écrit sur la muraille, avec la pointe d'un clou.

– Et quel est ce proverbe? demanda Mazarin.

– Le voici, Monseigneur: Tel maître…

– Je le connais: tel valet.

– Non: tel serviteur. C'est un petit changement que les gens dévoués dont je vous parlais tout à l'heure y ont introduit pour leur satisfaction particulière.

– Eh bien! que signifie le proverbe?

– Il signifie que M. de Richelieu a bien su trouver des serviteurs dévoués, et par douzaines.

– Lui, le point de mire de tous les poignards! lui qui a passé sa vie à parer tous les coups qu'on lui portait!

– Mais il les a parés, enfin, et pourtant ils étaient rudement portés. C'est que s'il avait de bons ennemis, il avait aussi de bons amis.

– Mais voilà tout ce que je demande!

– J'ai connu des gens, continua Rochefort, qui pensa que le moment était venu de tenir parole à d'Artagnan, j'ai connu des gens qui, par leur adresse, ont cent fois mis en défaut la pénétration du cardinal; par leur bravoure, battu ses gardes et ses espions; des gens qui sans argent, sans appui, sans crédit, ont conservé une couronne à une tête couronnée et fait demander grâce au cardinal.

– Mais ces gens dont vous parlez, dit Mazarin en souriant en lui- même de ce que Rochefort arrivait où il voulait le conduire, ces gens-là n'étaient pas dévoués au cardinal, puisqu'ils luttaient contre lui.

– Non, car ils eussent été mieux récompensés; mais ils avaient le malheur d'être dévoués à cette même reine pour laquelle tout à l'heure vous demandiez des serviteurs.

– Mais comment pouvez-vous savoir toutes ces choses?

– Je sais ces choses parce que ces gens-là étaient mes ennemis à cette époque, parce qu'ils luttaient contre moi, parce que je leur ai fait tout le mal que j'ai pu, parce qu'ils me l'ont rendu de leur mieux, parce que l'un d'eux, à qui j'avais eu plus particulièrement affaire, m'a donné un coup d'épée, voilà sept ans à peu près: c'était le troisième que je recevais de la même main… la fin d'un ancien compte.

– Ah! fit Mazarin avec une bonhomie admirable, si je connaissais des hommes pareils.

– Eh! Monseigneur, vous en avez un à votre porte depuis plus de six ans, et que depuis six ans vous n'avez jugé bon à rien.

– Qui donc?

– Monsieur d'Artagnan.

– Ce Gascon! s'écria Mazarin avec une surprise parfaitement jouée.

– Ce Gascon a sauvé une reine, et fait confesser à M. de Richelieu qu'en fait d'habileté, d'adresse et de politique il n'était qu'un écolier.

– En vérité!

– C'est comme j'ai l'honneur de le dire à Votre Éminence.

– Contez-moi un peu cela, mon cher monsieur de Rochefort.

– C'est bien difficile, Monseigneur, dit le gentilhomme en souriant.

– Il me le contera lui-même, alors.

– J'en doute, Monseigneur.

– Et pourquoi cela?

– Parce que le secret ne lui appartient pas; parce que, comme je vous l'ai dit, ce secret est celui d'une grande reine.

– Et il était seul pour accomplir une pareille entreprise?

– Non, Monseigneur, il avait trois amis, trois braves qui le secondaient, des braves comme vous en cherchiez tout à l'heure.

– Et ces quatre hommes étaient unis, dites-vous?

– Comme si ces quatre hommes eussent fait qu'un, comme si ces quatre coeurs eussent battu dans la même poitrine; aussi, que n'ont-ils fait à eux quatre!

– Mon cher monsieur de Rochefort, en vérité vous piquez ma curiosité à un point que je ne puis vous dire. Ne pourriez-vous donc ma narrer cette histoire?

– Non, mais je puis vous dire un conte, un véritable conte de fée, je vous en réponds, Monseigneur.

– Oh! dites-moi cela, monsieur de Rochefort, j'aime beaucoup les contes.

– Vous le voulez donc, Monseigneur? dit Rochefort en essayant de démêler une intention sur cette figure fine et rusée.

– Oui.

– Eh bien! écoutez! Il y avait une fois une reine… mais une puissante reine, la reine d'un des plus grands royaumes du monde, à laquelle un grand ministre voulait beaucoup de mal pour lui avoir voulu auparavant trop de bien. Ne cherchez pas, Monseigneur! vous ne pourriez pas deviner qui. Tout cela se passait bien longtemps avant que vous vinssiez dans le royaume où régnait cette reine. Or, il vint à la cour un ambassadeur si brave, si riche et si élégant, que toutes les femmes en devinrent folles, et que la reine elle-même, en souvenir sans doute de la façon dont il avait traité les affaires d'État, eut l'imprudence de lui donner certaine parure si remarquable qu'elle ne pouvait être remplacée. Comme cette parure venait du roi, le ministre engagea celui-ci à exiger de la princesse que cette parure figurât dans sa toilette au prochain bal. Il est inutile de vous dire, Monseigneur, que le ministre savait de science certaine que la parure avait suivi l'ambassadeur, lequel ambassadeur était fort loin, de l'autre côté des mers. La grande reine était perdue! perdue comme la dernière de ses sujettes, car elle tombait du haut de sa grandeur.

– Vraiment, fit Mazarin.

– Eh bien, Monseigneur! quatre hommes résolurent de la sauver. Ces quatre hommes, ce n'étaient pas des princes, ce n'étaient pas des ducs, ce n'étaient pas des hommes puissants, ce n'étaient même pas des hommes riches; c'étaient quatre soldats ayant grand coeur, bon bras, franche épée. Ils partirent. Le ministre savait leur départ et avait aposté des gens sur la route pour les empêcher d'arriver à leur but. Trois furent mis hors de combat par de nombreux assaillants; mais un seul arriva au port, tua ou blessa ceux qui voulaient l'arrêter, franchit la mer et rapporta la parure à la grande reine, qui put l'attacher sur son épaule au jour désigné, ce qui manqua de faire damner le ministre. Que dites-vous de ce trait-là, Monseigneur?

– C'est magnifique! dit Mazarin rêveur.

– Eh bien! j'en sais dix pareils.

Mazarin ne parlait plus, il songeait.

Cinq ou six minutes s'écoulèrent.

– Vous n'avez plus rien à me demander, Monseigneur, dit

Rochefort.

– Si fait, et M. d'Artagnan était un de ces quatre hommes, dites- vous?

– C'est lui qui a mené toute l'entreprise.

– Et les autres, quels étaient-ils?

– Monseigneur, permettez que je laisse à M. d'Artagnan le soin de vous les nommer. C'étaient ses amis et non les miens; lui seul aurait quelque influence sur eux, et je ne les connais même pas sous leurs véritables noms.

– Vous vous défiez de moi, monsieur de Rochefort. Eh bien, je veux être franc jusqu'au bout; j'ai besoin de vous, de lui, de tous!

– Commençons par moi, Monseigneur, puisque vous m'avez envoyé chercher et que me voilà, puis vous passerez à eux. Vous ne vous étonnerez pas de ma curiosité: lorsqu'il il y a cinq ans qu'on est en prison, on n'est pas fâché de savoir où l'on va vous envoyer.

– Vous, mon cher monsieur de Rochefort, vous aurez le poste de confiance, vous irez à Vincennes où M. de Beaufort est prisonnier: vous me le garderez à vue. Eh bien! qu'avez-vous donc?

– J'ai que vous me proposez là une chose impossible, dit

Rochefort en secouant la tête d'un air désappointé.

– Comment, une chose impossible! Et pourquoi cette chose est-elle impossible?

– Parce que M. de Beaufort est un de mes amis, ou plutôt que je suis un des siens; avez-vous oublié, Monseigneur, que c'est lui qui avait répondu de moi à la reine?

– M. de Beaufort, depuis ce temps-là, est l'ennemi de État.

– Oui, Monseigneur, c'est possible; mais comme je ne suis ni roi, ni reine, ni ministre, il n'est pas mon ennemi, à moi, et je ne puis accepter ce que vous m'offrez.

– Voilà ce que vous appelez du dévouement? je vous en félicite!

Votre dévouement ne vous engage pas trop, monsieur de Rochefort.

– Et puis, Monseigneur, reprit Rochefort, vous comprendrez que sortir de la Bastille pour rentrer à Vincennes, ce n'est que changer de prison.

– Dites tout de suite que vous êtes du parti de M. de Beaufort, et ce sera plus franc de votre part.

– Monseigneur, j'ai été si longtemps enfermé que je ne suis que d'un parti: c'est du parti du grand air. Employez-moi à tout autre chose, envoyez-moi en mission, occupez-moi activement, mais sur les grands chemins, si c'est possible!

– Mon cher monsieur de Rochefort, dit Mazarin avec son air goguenard, votre zèle vous emporte: vous vous croyez encore un jeune homme, parce que le coeur y est toujours; mais les forces vous manqueraient. Croyez-moi donc: ce qu'il vous faut maintenant, c'est du repos. Holà, quelqu'un!

– Vous ne statuez donc rien sur moi, Monseigneur?

– Au contraire, j'ai statué.

Bernouin entra.

– Appelez un huissier, dit-il, et restez près de moi, ajouta-t-il tout bas.

Un huissier entra. Mazarin écrivit quelques mots qu'il remit à cet homme, puis salua de la tête.

– Adieu, monsieur de Rochefort! dit-il.

Rochefort s'inclina respectueusement.

– Je vois, Monseigneur, dit-il, que l'on me reconduit à la

Bastille.

– Vous êtes intelligent.

– J'y retourne, Monseigneur; mais, je vous le répète, vous avez tort de ne pas savoir m'employer.

– Vous, l'ami de mes ennemis!

– Que voulez-vous! il me fallait faire l'ennemi de vos ennemis.

– Croyez-vous qu'il n'y ait que vous seul, monsieur de Rochefort?

Croyez-moi, j'en trouverai qui vous vaudront bien.

– Je vous le souhaite, Monseigneur.

– C'est bien. Allez, allez! À propos, c'est inutile que vous m'écriviez davantage, monsieur de Rochefort, vos lettres seraient des lettres perdues.

– J'ai tiré les marrons du feu, murmura Rochefort en se retirant; et si d'Artagnan n'est pas content de moi quand je lui raconterai tout à l'heure l'éloge que j'ai fait de lui, il sera difficile. Mais où diable me mène-t-on?

En effet, on conduisait Rochefort par le petit escalier, au lieu de le faire passer par l'antichambre, où attendait d'Artagnan. Dans la cour, il trouva son carrosse et ses quatre hommes d'escorte; mais il chercha vainement son ami.

– Ah! ah! se dit en lui-même Rochefort, voilà qui change terriblement la chose! et s'il y a toujours un aussi grand nombre de populaire dans les rues, eh bien! nous tâcherons de prouver au Mazarin que nous sommes encore bon à autre chose, Dieu merci! qu'à garder un prisonnier.

Et il sauta dans le carrosse aussi légèrement que s'il n'eût eu que vingt-cinq ans.

IV. Anne d'Autriche à quarante-six ans

Resté seul avec Bernouin, Mazarin demeura un instant pensif; il en savait beaucoup, et cependant il n'en savait pas encore assez. Mazarin était tricheur au jeu; c'est un détail que nous a conservé Brienne: il appelait cela prendre ses avantages. Il résolut de n'entamer la partie avec d'Artagnan que lorsqu'il connaîtrait bien toutes les cartes de son adversaire.

– Monseigneur n'ordonne rien? demanda Bernouin.

– Si fait, répondit Mazarin; éclaire-moi, je vais chez la reine.

Bernouin prit un bougeoir et marcha le premier.

Il y avait un passage secret qui aboutissait des appartements et du cabinet de Mazarin aux appartements de la reine; c'était par ce corridor que passait le cardinal pour se rendre à toute heure auprès d'Anne d'Autriche.

En arrivant dans la chambre à coucher où donnait ce passage, Bernouin rencontra madame Beauvais. Madame Beauvais et Bernouin étaient les confidents intimes de ces amours surannées; et madame Beauvais se chargea d'annoncer le cardinal à Anne d'Autriche, qui était dans son oratoire avec le jeune Louis XIV.

Anne d'Autriche, assise dans un grand fauteuil, le coude appuyé sur une table et la tête appuyée sur sa main, regardait l'enfant royal, qui, couché sur le tapis, feuilletait un grand livre de bataille. Anne d'Autriche était une reine qui savait le mieux s'ennuyer avec majesté; elle restait quelquefois des heures ainsi retirée dans sa chambre ou dans son oratoire, sans lire ni prier.

Quant au livre avec lequel jouait le roi, c'était un Quinte- Curce enrichi de gravures représentant les hauts faits d'Alexandre.

Madame Beauvais apparut à la porte de l'oratoire et annonça le cardinal de Mazarin.

L'enfant se releva sur un genou, le sourcil froncé, et regardant sa mère:

– Pourquoi donc, dit-il, entre-t-il ainsi sans faire demander audience?

Anne rougit légèrement.

– Il est important, répliqua-t-elle, qu'un premier ministre, dans les temps où nous sommes, puisse venir rendre compte à toute heure de ce qui se passe à la reine, sans avoir à exciter la curiosité ou les commentaires de toute la cour.

– Mais il me semble que M. de Richelieu n'entrait pas ainsi, répondit l'enfant implacable.

– Comment vous rappelez-vous ce que faisait M. de Richelieu? vous ne pouvez le savoir, vous étiez trop jeune.

– Je ne me le rappelle pas, je l'ai demandé, on me l'a dit.

– Et qui vous a dit cela? reprit Anne d'Autriche avec un mouvement d'humeur mal déguisé.

– Je sais que je ne dois jamais nommer les personnes qui répondent aux questions que je leur fais, répondit l'enfant, ou que sans cela je n'apprendrai plus rien.

En ce moment Mazarin entra. Le roi se leva alors tout à fait, prit son livre, le plia et alla le porter sur la table, près de laquelle il se tint debout pour forcer Mazarin à se tenir debout aussi.

Mazarin surveillait de son oeil intelligent toute cette scène, à laquelle il semblait demander l'explication de celle qui l'avait précédée.

Il s'inclina respectueusement devant la reine et fit une profonde révérence au roi, qui lui répondit par un salut de tête assez cavalier; mais un regard de sa mère lui reprocha cet abandon aux sentiments de haine que dès son enfance Louis XIV avait vouée au cardinal, et il accueillit le sourire sur les lèvres le compliment du ministre.

Anne d'Autriche cherchait à deviner sur le visage de Mazarin la cause de cette visite imprévue, le cardinal ordinairement ne venant chez elle que lorsque tout le monde était retiré.

Le ministre fit un signe de tête imperceptible; alors la reine s'adressant à madame Beauvais:

– Il est temps que le roi se couche, dit-elle, appelez Laporte.

Déjà la reine avait dit deux ou trois fois au jeune Louis de se retirer, et toujours l'enfant avait tendrement insisté pour rester; mais cette fois, il ne fit aucune observation, seulement il se pinça les lèvres et pâlit.

Un instant après, Laporte entra.

L'enfant alla droit à lui sans embrasser sa mère.

– Eh bien, Louis, dit Anne, pourquoi ne m'embrassez-vous point?

– Je croyais que vous étiez fâchée contre moi, Madame: vous me chassez.

– Je ne vous chasse pas: seulement vous venez d'avoir la petite vérole, vous êtes souffrant encore, et je crains que veiller ne vous fatigue.

– Vous n'avez pas eu la même crainte quand vous m'avez fait aller aujourd'hui au Palais pour rendre ces méchants édits qui ont tant fait murmurer le peuple.

– Sire, dit Laporte pour faire diversion, à qui Votre Majesté veut-elle que je donne le bougeoir?

– À qui tu voudras, Laporte, répondit l'enfant, pourvu, ajouta-t- il à haute voix, que ce ne soit pas à Mancini.

M. Mancini était un neveu du cardinal que Mazarin avait placé près du roi comme enfant d'honneur et sur lequel Louis XIV reportait une partie de la haine qu'il avait pour son ministre.

Et le roi sortit sans embrasser sa mère et sans saluer le cardinal.

– À la bonne heure! dit Mazarin; j'aime à voir qu'on élève Sa

Majesté dans l'horreur de la dissimulation.

– Pourquoi cela? demanda la reine d'un air presque timide.

– Mais il me semble que la sortie du roi n'a pas besoin de commentaires; d'ailleurs, Sa Majesté ne se donne pas la peine de cacher le peu d'affection qu'elle me porte: ce qui ne m'empêche pas, du reste, d'être tout dévoué à son service, comme à celui de Votre Majesté.

– Je vous demande pardon pour lui, cardinal, dit la reine, c'est un enfant qui ne peut encore savoir toutes les obligations qu'il vous a.

Le cardinal sourit.

– Mais, continua la reine, vous étiez venu sans doute pour quelque objet important, qu'y a-t-il donc?

Mazarin s'assit ou plutôt se renversa dans une large chaise, et d'un air mélancolique:

– Il y a, dit-il, que, selon toute probabilité, nous serons forcés de nous quitter bientôt, à moins que vous ne poussiez le dévouement pour moi jusqu'à me suivre en Italie.

– Et pourquoi cela? demanda la reine.

– Parce que, comme dit l'opéra de Thisbé, reprit Mazarin:

Le monde entier conspire à diviser nos feux.

– Vous plaisantez, monsieur! dit la reine en essayant de reprendre un peu de son ancienne dignité.

– Hélas, non, Madame! dit Mazarin, je ne plaisante pas le moins du monde; je pleurerais bien plutôt, je vous prie. de le croire; et il y a de quoi, car notez bien que j'ai dit:

Le monde entier conspire à diviser nos feux.

Or, comme vous faites partie du monde entier, je veux dire que vous aussi m'abandonnez.

– Cardinal!

– Eh! mon Dieu, ne vous ai-je pas vue sourire l'autre jour très agréablement à M. le duc d'Orléans ou plutôt à ce qu'il vous disait!

– Et que me disait-il?

– Il vous disait, Madame: «C'est votre Mazarin qui est la pierre d'achoppement; qu'il parte, et tout ira bien.»

– Que vouliez-vous que je fisse?

– Oh! Madame, vous êtes la reine, ce me semble!

– Belle royauté, à la merci du premier gribouilleur de paperasses du Palais-Royal ou du premier gentillâtre du royaume!

– Cependant vous êtes assez forte pour éloigner de vous les gens qui vous déplaisent.

– C'est-à-dire qui vous déplaisent, à vous! répondit la reine.

– À moi!

– Sans doute. Qui a renvoyé madame de Chevreuse, qui pendant douze ans avait été persécutée sous l'autre règne?

– Une intrigante qui voulait continuer contre moi les cabales commencées contre M. de Richelieu!

– Qui a renvoyé madame de Hautefort, cette amie si parfaite, qu'elle avait refusé les bonnes grâces du roi pour rester dans les miennes?

– Une prude qui vous disait chaque soir, en vous déshabillant, que c'était perdre votre âme que d'aimer un prêtre, comme si on était prêtre parce qu'on est cardinal.

– Qui a fait arrêter M. de Beaufort?

– Un brouillon qui ne parlait de rien moins que de m'assassiner!

– Vous voyez bien, cardinal, reprit la reine, que vos ennemis sont les miens.

– Ce n'est pas assez, Madame, il faudrait encore que vos amis fussent les miens aussi.

– Mes amis, monsieur!.. La reine secoua la tête:

Hélas! je n'en ai plus.

– Comment n'avez-vous plus d'amis dans le bonheur, quand vous en aviez bien dans l'adversité?

– Parce que, dans le bonheur, j'ai oublié ces amis-là, monsieur: Parce que j'ai fait comme la reine Marie de Médicis, qui, au retour de son premier exil, a méprisé tous ceux qui avaient souffert pour elle, et qui proscrite une seconde fois est morte à Cologne, abandonnée du monde entier et même de son fils, parce que tout le monde la méprisait à son tour.

– Eh bien, voyons! dit Mazarin, ne serait-il pas temps de réparer le mal? Cherchez parmi vos amis vos plus anciens.

– Que voulez-vous dire, monsieur?

– Rien autre chose que ce que je dis: cherchez.

– Hélas! j'ai beau regarder autour de moi, je n'ai d'influence sur personne. Monsieur, comme toujours, est conduit par son favori: hier c'était Choisy, aujourd'hui c'est La Rivière, demain ce sera un autre. M. le Prince est conduit par le coadjuteur, qui est conduit par madame de Guéménée.

– Aussi, Madame, je ne vous dis pas de regarder parmi vos amis du jour, mais parmi vos amis d'autrefois.

– Parmi mes amis d'autrefois? fit la reine.

– Oui, parmi vos amis d'autrefois, parmi ceux qui vous ont aidée à lutter contre M. le duc de Richelieu, à le vaincre même.

– Où veut-il en venir? murmura la reine en regardant le cardinal avec inquiétude.

– Oui, continua celui-ci, en certaines circonstances, avec cet esprit puissant et fin qui caractérise Votre Majesté, vous avez su, grâce au concours de vos amis, repousser les attaques de cet adversaire.

– Moi! dit la reine, j'ai souffert, voilà tout.

– Oui, dit Mazarin, comme souffrent les femmes en se vengeant.

Voyons, allons au fait! connaissez-vous M. de Rochefort?

– M. de Rochefort n'était pas un de mes amis, dit la reine, mais bien au contraire de mes ennemis les plus acharnés, un des plus fidèles de M. le cardinal. Je croyais que vous saviez cela.

– Je le sais si bien, répondit Mazarin, que nous l'avons fait mettre à la Bastille.

– En est-il sorti? demanda la reine.

– Non, rassurez-vous, il y est toujours; aussi je ne vous parle de lui que pour arriver à un autre. Connaissez-vous M. d'Artagnan? continua Mazarin en regardant la reine en face.

Anne d'Autriche reçut le coup en plein coeur.

«Le Gaston aurait-il été indiscret?» murmura-t-elle.

Puis tout haut:

– D'Artagnan! ajouta-t-elle. Attendez donc, Oui, certainement, ce nom-là m'est familier. D'Artagnan, un mousquetaire, qui aimait une de mes femmes, Pauvre petite créature qui est morte empoisonnée à cause de moi.

– Voilà tout? dit Mazarin.

La reine regarda le cardinal avec étonnement.

– Mais, monsieur, dit-elle, il me semble que vous me faites subir un interrogatoire?

– Auquel, en tout cas, dit Mazarin avec son éternel sourire et sa voix toujours douce, vous ne répondez que selon votre fantaisie.

– Exposez clairement vos désirs, monsieur, et j'y répondrai de même, dit la reine avec un commencement d'impatience.

– Eh bien, Madame! dit Mazarin en s'inclinant, je désire que vous me fassiez part de vos amis, comme je vous ai fait part du peu d'industrie et de talent que le ciel a mis en moi. Les circonstances sont graves, et il va falloir agir énergiquement.

– Encore! dit la reine, je croyais que nous en serions quittes avec M. de Beaufort.

– Oui! vous n'avez vu que le torrent qui voulait tout renverser, et vous n'avez pas fait attention à l'eau donnante. Il y a cependant en France un proverbe sur l'eau qui dort.

– Achevez, dit la reine.

– Eh bien! continua Mazarin, je souffre tous les jours les affronts que me font vos princes et vos valets titrés, tous automates qui ne voient pas que je tiens leur fil, et qui, sous ma gravité patiente, n'ont pas deviné le rire de l'homme irrité, qui s'est juré à lui-même d'être un jour le plus fort. Nous avons fait arrêter M. de Beaufort, c'est vrai; mais c'était le moins dangereux de tous, il y a encore M. le Prince…

– Le vainqueur de Rocroy! y pensez-vous?

– Oui, Madame, et fort souvent; mais patienza, comme nous disons, nous autres Italiens. Puis, après M. de Condé, il y a M. le duc d'Orléans.

– Que dites-vous là? le premier prince du sang, l'oncle du roi!

– Non pas le premier prince du sang, non pas l'oncle du roi, mais le lâche conspirateur qui, sous l'autre règne, poussé par son caractère capricieux et fantasque rongé d'ennuis misérables, dévoré d'une plate ambition, jaloux de tout ce qui le dépassait en loyauté et en courage, irrité de n'être rien, grâce à sa nullité, s'est fait l'écho de tous les mauvais bruits, s'est fait l'âme de toutes les cabales, a fait signe d'aller en avant à tous ces braves gens qui ont eu la sottise de croire à la parole d'un homme du sang royal, et qui les a reniés lorsqu'ils sont montés sur l'échafaud! non pas le premier prince du sang, non pas l'oncle du roi, je le répète, mais l'assassin de Chalais, de Montmorency et de Cinq-Mars, qui essaye aujourd'hui de jouer le même jeu, et qui se figure qu'il gagnera la partie parce qu'il changera d'adversaire et parce qu'au lieu d'avoir en face de lui un homme qui menace il a un homme qui sourit. Mais il se trompe, il aura perdu à perdre M. de Richelieu, et je n'ai pas intérêt à laisser près de la reine ce ferment de discorde avec lequel feu M. le cardinal a fait bouillir vingt ans la bile du roi.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
1030 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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