Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Les Quarante-Cinq — Tome 3», страница 6

Шрифт:

Henri fit à son tour ses observations, qui se trouvèrent concorder avec celles de Remy; mais cependant il fallait, dans cette circonstance, donner beaucoup au hasard.

L'eau, entraînée sur la déclivité de la plaine, les avait rejetés à gauche de leur route en leur faisant décrire un angle considérable; cette dérivation, ajoutée à la course insensée des chevaux, leur ôtait tout moyen de s'orienter.

Il est vrai que le jour venait, mais nuageux et tout chargé de brouillard; dans un temps clair, et sur un ciel pur, on eût aperçu le clocher de Malines, dont on ne devait être éloigné que de deux lieues à peu près.

— Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, que pensez-vous de ces feux?

— Ces feux, qui semblent vous annoncer, à vous, un abri hospitalier, me semblent menaçants, à moi, et je m'en défie.

— Et pourquoi cela?

— Remy, dit Henri en baissant la voix, voyez tous ces cadavres: tous sont français, pas un n'est flamand; ils nous annoncent un grand désastre: les digues ont été rompues pour achever de détruire l'armée française, si elle a été vaincue; pour détruire l'effet de sa victoire, si elle a triomphé. Pourquoi ces feux ne seraient-ils pas aussi bien allumés par des ennemis que par des amis, ou pourquoi ne seraient-ils pas tout simplement une ruse ayant pour but d'attirer les fugitifs?

— Cependant, dit Remy, nous ne pouvons demeurer ici; le froid et la faim tueraient ma maîtresse.

— Vous avez raison, Remy, dit le comte: demeurez ici avec madame; moi, je vais gagner la jetée, et je viendrai vous rapporter des nouvelles.

— Non, monsieur, dit la dame, vous ne vous exposerez pas seul: nous nous sommes sauvés tous ensemble, nous mourrons tous ensemble. Remy, votre bras, je suis prête.

Chacune des paroles de cette étrange créature avait un accent irrésistible d'autorité, auquel personne n'avait l'idée de résister un seul instant.

Henri s'inclina et marcha le premier.

L'inondation était plus calme, la jetée, qui venait aboutir à la colline, formait une espèce d'anse où l'eau s'endormait. Tous trois montèrent dans le petit bateau, et le bateau fut lancé de nouveau au milieu des débris et des cadavres flottants.

Un quart d'heure après ils abordaient à la jetée.

Ils assurèrent la chaîne du bateau au pied d'un arbre, prirent terre de nouveau, suivirent la jetée pendant une heure à peu près, et arrivèrent à un groupe de cabanes flamandes au milieu duquel, sur une place plantée de tilleuls étaient réunis, autour d'un grand feu, deux ou trois cents soldats au-dessus desquels flottaient les plis d'une bannière française.

Tout à coup la sentinelle, placée à cent pas à peu près du bivouac, aviva la mèche de son mousquet en criant:

— Qui vive?

— France! répondit du Bouchage.

Puis se retournant vers Diane:

— Maintenant, madame, dit-il, vous êtes sauvée; je reconnais le guidon des gendarmes d'Aunis, corps de noblesse dans lequel j'ai des amis.

Au cri de la sentinelle et à la réponse du comte, quelques gendarmes accoururent en effet au devant des nouveaux venus, deux fois bien accueillis au milieu de ce désastre terrible, d'abord parce qu'ils survivaient au désastre, ensuite parce qu'ils étaient des compatriotes.

Henri se fit reconnaître tant personnellement qu'en nommant son frère. Il fut ardemment questionné et raconta de quelle façon miraculeuse lui et ses compagnons avaient échappé à la mort, mais sans rien dire autre chose.

Remy et sa maîtresse s'assirent silencieusement dans un coin; Henri les alla chercher pour les inviter à s'approcher du feu.

Tous deux étaient encore ruisselants d'eau.

— Madame, dit-il, vous serez respectée ici comme dans votre maison: je me suis permis de dire que vous étiez une de mes parentes, pardonnez-moi.

Et sans attendre les remercîments de ceux auxquels il avait sauvé la vie, Henri s'éloigna pour rejoindre les officiers qui l'attendaient.

Remy et Diane échangèrent un regard qui, s'il eût été vu du comte, eût été le remercîment si bien mérité de son courage et de sa délicatesse.

Les gendarmes d'Aunis auxquels nos fugitifs venaient de demander l'hospitalité, s'étaient retirés en bon ordre après la déroute et le sauve qui peut des chefs.

Partout où il y a homogénéité de position, identité de sentiment et habitude de vivre ensemble, il n'est point rare de voir la spontanéité dans l'exécution après l'unité dans la pensée.

C'est ce qui était arrivé cette nuit même aux gendarmes d'Aunis.

Voyant leurs chefs les abandonner et les autres régiments chercher différents partis pour leur salut, ils s'entregardèrent, serrèrent leurs rangs au lieu de les rompre, mirent leurs chevaux au galop, et sous la conduite d'un de leurs enseignes, qu'ils aimaient fort à cause de sa bravoure, et qu'ils respectaient à un degré égal à cause de sa naissance, ils prirent la route de Bruxelles.

Comme tous les acteurs de cette terrible scène, ils virent tous les progrès de l'inondation et furent poursuivis par les eaux furieuses; mais le bonheur voulut qu'ils rencontrassent sur leur chemin le bourg dont nous avons parlé, position forte à la fois contre les hommes et contre les éléments.

Les habitants, sachant qu'ils étaient en sûreté, n'avaient pas quitté leurs maisons, à part les femmes, les vieillards et les enfants qu'ils avaient envoyés à la ville; aussi les gendarmes d'Aunis en arrivant trouvèrent-ils de la résistance; mais la mort hurlait derrière eux: ils attaquèrent en hommes désespérés, triomphèrent de tous les obstacles, perdirent dix hommes à l'attaque de la chaussée, mais se logèrent et firent décamper les Flamands.

Une heure après, le bourg était entièrement cerné par les eaux, excepté du côté de cette chaussée par laquelle nous avons vu aborder Henri et ses compagnons.

Tel fut le récit que firent à du Bouchage les gendarmes d'Aunis.

— Et le reste de l'armée? demanda Henri.

— Regardez, répondit l'enseigne, à chaque instant passent des cadavres qui répondent à votre question.

— Mais... mais mon frère? hasarda du Bouchage d'une voix étranglée.

— Hélas! monsieur le comte, nous ne pouvons vous en donner de nouvelles certaines; il s'est battu comme un lion; trois fois nous l'avons retiré du feu. Il est certain qu'il avait survécu à la bataille, mais à l'inondation nous ne pouvons le dire.

Henri baissa la tête, et s'abîma dans d'amères réflexions; puis tout à coup:

— Et le duc? demanda-t-il.

L'enseigne se pencha vers Henri, et à voix basse:

— Comte, dit-il, le duc s'était sauvé des premiers. Il était monté sur un cheval blanc sans aucune tache qu'une étoile noire au front. Eh bien! tout à l'heure, nous avons vu passer le cheval au milieu d'un amas de débris; la jambe d'un cavalier était prise dans l'étrier et surnageait à la hauteur de la selle.

— Grand Dieu! s'écria Henri.

— Grand Dieu! murmura Remy qui, à ces mots du comte: « Et le duc! » s'étant levé, venait d'entendre ce récit, et dont les yeux se reportèrent vivement sur sa pâle compagne.

— Après? demanda le comte.

— Oui, après? balbutia Remy.

— Eh bien! dans le remous que formait l'eau à l'angle de cette digue, un de mes hommes s'aventura pour saisir les rênes flottantes du cheval; il l'atteignit, souleva l'animal expiré. Nous vîmes alors apparaître la botte blanche et l'éperon d'or que portait le duc. Mais, au même instant, l'eau s'enfla comme si elle se fût indignée de se voir arracher sa proie. Mon gendarme lâcha prise pour n'être point entraîné, et tout disparut. Nous n'aurons pas même la consolation de donner une sépulture chrétienne à notre prince.

— Mort! mort, lui aussi, l'héritier de la couronne, quel désastre!

Remy se retourna vers sa compagne, et avec une expression impossible à rendre:

— Il est mort, madame! dit-il, vous voyez.

— Soit loué le Seigneur qui m'épargne un crime, répondit-elle, en levant en signe de reconnaissance les mains et les yeux au ciel.

— Oui, mais il nous enlève la vengeance, répondit Remy.

— Dieu a toujours le droit de se souvenir. La vengeance n'appartient à l'homme que lorsque Dieu oublie.

Le comte voyait avec une espèce d'effroi cette exaltation des deux étranges personnages qu'il avait sauvés de la mort; il les observait de loin de l'oeil et cherchait inutilement, pour se faire une idée de leurs désirs ou de leurs craintes, commenter leurs gestes et l'expression de leurs physionomies.

La voix de l'enseigne le tira de sa contemplation.

— Mais vous-même, comte, demanda celui-ci, qu'allez-vous faire?

Le comte tressaillit.

— Moi? dit-il.

— Oui, vous.

— J'attendrai ici que le corps de mon frère passe devant moi, répliqua le jeune homme avec l'accent d'un sombre désespoir; alors moi aussi je tâcherai de l'attirer à terre, pour lui donner une sépulture chrétienne, et croyez-moi, une fois que je le tiendrai, je ne l'abandonnerai pas.

Ces mots sinistres furent entendus de Remy, et il adressa au jeune homme un regard plein d'affectueux reproches.

Quant à la dame, depuis que l'enseigne avait annoncé cette mort du duc d'Anjou, elle n'entendait plus rien, elle priait.

LXXI
TRANSFIGURATION

Après qu'elle eut fait sa prière, la compagne de Remy se souleva si belle et si radieuse, que le comte laissa échapper un cri de surprise et d'admiration.

Elle paraissait sortir d'un long sommeil dont les rêves auraient fatigué son cerveau et altéré la sérénité de ses traits, sommeil de plomb qui imprime au front humide du dormeur les tortures chimériques de son rêve.

Ou plutôt c'était la fille de Jaïre, réveillée au milieu de la mort sur son tombeau, et se relevant de sa couche funèbre, déjà épurée et prête pour le ciel.

La jeune femme, sortie de cette léthargie, promena autour d'elle un regard si doux, si suave, et chargé d'une si angélique bonté, que Henri, crédule comme tous les amants, se figura la voir s'attendrir à ses peines et céder enfin à un sentiment, sinon de bienveillance, du moins de reconnaissance et de pitié.

Tandis que les gendarmes, après leur frugal repas, dormaient ça et là dans les décombres; tandis que Remy lui-même cédait au sommeil et laissait sa tête s'appuyer sur la traverse d'une barrière à laquelle son banc était appuyé, Henri vint se placer près de la jeune femme, et d'une voix si basse et si douce qu'elle semblait un murmure de la brise:

— Madame, dit-il, vous vivez!.. Oh! laissez-moi vous dire toute la joie qui déborde de mon coeur, lorsque je vous regarde ici en sûreté, après vous avoir vue là-bas sur le seuil du tombeau.

— C'est vrai, monsieur, répondit la dame, je vis par vous, et, ajouta-t- elle avec un triste sourire, je voudrais pouvoir vous dire que je suis reconnaissante.

— Enfin, madame, reprit Henri avec un effort sublime d'amour et d'abnégation, quand je n'aurais réussi qu'à vous sauver pour vous rendre à ceux que vous aimez.

— Que dites-vous? demanda la dame.

— A ceux que vous alliez rejoindre à travers tant de périls, ajouta Henri.

— Monsieur, ceux que j'aimais sont morts, ceux que j'allais rejoindre le sont aussi.

— Oh! madame, murmura le jeune homme en se laissant glisser sur ses deux genoux, jetez les yeux sur moi, sur moi qui ai tant souffert, sur moi qui vous ai tant aimée. Oh! ne vous détournez pas; vous êtes jeune, vous êtes belle comme un ange des cieux. Lisez bien dans mon coeur que je vous ouvre, et vous verrez que ce coeur ne contient pas un atome de l'amour comme le comprennent les autres hommes. Vous ne me croyez pas! Examinez les heures passées, pesez-les une à une: laquelle m'a donné la joie? laquelle l'espoir? et cependant j'ai persisté. Vous m'avez fait pleurer, j'ai bu mes larmes; vous m'avez fait souffrir, j'ai dévoré mes douleurs; vous m'avez poussé à la mort, j'y marchais sans me plaindre. Même en ce moment, où vous détournez la tête, où chacune de mes paroles, toute brûlante qu'elle soit, semble une goutte d'eau glacée tombant sur votre coeur, mon âme est pleine de vous, et je ne vis que parce que vous vivez. Tout à l'heure n'allais-je pas mourir près de vous? Qu'ai-je demandé? rien. Votre main, l'ai-je touchée? Jamais, autrement que pour vous tirer d'un péril mortel. Je vous tenais entre mes bras pour vous arracher aux flots, avez-vous senti l'étreinte de ma poitrine? Non. Je ne suis plus qu'une âme, et tout en moi a été purifié au feu dévorant de mon amour.

— Oh! monsieur, par pitié ne me parlez point ainsi.

— Par pitié aussi, ne me condamnez point. On m'a dit que vous n'aimiez personne; oh! répétez-moi cette assurance: c'est une singulière faveur, n'est-ce pas, pour un homme qui aime que de s'entendre dire qu'il n'est pas aimé! mais je préfère cela, puisque vous me dites en même temps que vous êtes insensible pour tous. Oh! madame, madame, vous qui êtes la seule adoration de ma vie, répondez-moi.

Malgré les instances de Henri, un soupir fut toute la réponse de la jeune femme.

— Vous ne me dites rien, reprit le comte. Remy, du moins, a eu plus pitié de moi que vous: il a essayé de me consoler, lui! Oh! je le vois, vous ne me répondez pas, parce que vous ne voulez pas me dire que vous alliez en Flandre joindre quelqu'un plus heureux que moi, que moi qui suis jeune cependant, que moi qui porte en ma vie une partie des espérances de mon frère, que moi qui meurs à vos pieds sans que vous me disiez: J'ai aimé, mais je n'aime plus; ou bien: J'aime, mais je cesserai d'aimer!

— Monsieur le comte, répliqua la jeune femme avec une majestueuse solennité, ne me dites point de ces choses qu'on dit à une femme; je suis une créature d'un autre monde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moins noble, moins bon, moins généreux; si je n'avais pour vous au fond de mon coeur le sourire tendre et doux d'une soeur pour son frère, je vous dirais: Levez-vous, monsieur le comte, et n'importunez plus des oreilles qui ont horreur de toute parole d'amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car je souffre de vous voir souffrir. Je dis plus: à présent que je vous connais, je vous prendrais la main, je l'appuierais sur mon coeur, et je vous dirais volontiers: Voyez, mon coeur ne bat plus; vivez près de moi, si vous voulez, et assistez jour par jour, si telle est votre joie, à cette exécution douloureuse d'un corps tué par les tortures de l'âme; mais ce sacrifice que vous accepteriez comme un bonheur, j'en suis sûre...

— Oh! oui, s'écria Henri.

— Eh bien! ce sacrifice, je dois le repousser. Dès aujourd'hui quelque chose vient d'être changé en ma vie; je n'ai plus le droit de m'appuyer sur aucun bras de ce monde, pas même sur le bras de ce généreux ami, de cette noble créature qui repose là-bas et qui a pendant un instant le bonheur d'oublier! Hélas! pauvre Remy, continua-t-elle en donnant à sa voix la première inflexion de sensibilité que Henri eût remarquée en elle, pauvre Remy, ton réveil à toi aussi va être triste; tu ne sais pas les progrès de ma pensée, tu ne lis pas dans mes yeux, tu ne sais pas qu'au sortir de ton sommeil tu te trouveras seul sur la terre, car seule je dois monter à Dieu.

— Que dites-vous? s'écria Henri: pensez-vous donc à mourir aussi, vous?

Remy, réveillé par le cri douloureux du jeune comte, souleva sa tête et écouta.

— Vous m'avez vue prier, n'est-ce pas? continua la jeune femme.

Henri fit un signe affirmatif.

— Cette prière, c'étaient mes adieux à la terre: cette joie que vous avez remarquée sur mon visage, cette joie qui m'inonde en ce moment, c'est la même que vous remarqueriez en moi, si l'ange de la mort venait me dire: Lève-toi, Diane, et suis-moi aux pieds de Dieu!

— Diane! Diane! murmura Henri, je sais donc comment vous vous appelez...

Diane! nom chéri, nom adoré!..

Et l'infortuné se coucha aux pieds de la jeune femme, en répétant ce nom avec l'ivresse d'un indicible bonheur.

— Oh! silence, dit la jeune femme, de sa voix solennelle, oubliez ce nom qui m'est échappé; nul, parmi les vivants, n'a droit de me percer le coeur en le prononçant.

— Oh! madame, madame, s'écria Henri, maintenant que je sais votre nom, ne me dites pas que vous allez mourir.

— Je ne dis pas cela, monsieur, reprit la jeune femme de sa voix grave, je dis que je vais quitter ce monde de larmes, de haines, de sombres passions, d'intérêts vils et de désirs sans noms; je dis que je n'ai plus rien à faire parmi les créatures que Dieu avait créées mes semblables; je n'ai plus de larmes dans les yeux, le sang ne fait plus battre mon coeur, ma tête ne roule plus une seule pensée, depuis que la pensée qui l'emplissait tout entière est morte; je ne suis plus qu'une victime sans prix, puisque je ne sacrifie rien, ni désir, ni espérances, en renonçant au monde; mais enfin, telle que je suis, je m'offre au Seigneur: il me prendra en miséricorde, je l'espère, lui qui m'a fait tant souffrir et qui n'a pas voulu que je succombasse à ma souffrance.

Remy, qui avait écouté ces paroles, se leva lentement et vint droit à sa maîtresse.

— Vous m'abandonnez? dit-il d'une voix sombre.

— Pour Dieu, répliqua Diane, en levant vers le ciel sa main pâle et amaigrie comme celle de la sublime Madeleine.

— C'est vrai! répondit Remy en laissant retomber sa tête sur sa poitrine, c'est vrai!

Et comme Diane abaissait sa main, il la prit de ses deux bras, l'étreignit sur sa poitrine comme il eût fait de la relique d'une sainte.

— Oh! que suis-je auprès de ces deux coeurs? soupira le jeune homme avec le frisson de l'épouvante.

— Vous êtes, répondit Diane, la seule créature humaine sur laquelle j'ai attaché deux fois mes yeux depuis que j'ai condamné mes yeux à se fermer à jamais.

Henri s'agenouilla.

— Merci, madame, dit-il, vous venez de vous révéler à moi tout entière; merci, je vois clairement ma destinée: à partir de cette heure, plus un mot de ma bouche, plus une aspiration de mon coeur ne trahiront en moi celui qui vous aimait.

Vous êtes au Seigneur, madame, je ne suis point jaloux de Dieu.

Il venait d'achever ces paroles et se relevait pénétré de ce charme régénérateur qui accompagne toute grande et immuable résolution, quand, dans la plaine encore couverte de vapeurs qui allaient s'éclaircissant d'instants en instants, retentit un bruit de trompettes lointaines.

Les gendarmes sautèrent sur leurs armes, et furent à cheval avant le commandement.

Henri écoutait.

— Messieurs, messieurs! s'écria-t-il, ce sont les trompettes de l'amiral, je les reconnais, je les reconnais, mon Dieu, Seigneur! puissent-elles m'annoncer mon frère!

— Vous voyez bien que vous souhaitez encore quelque chose, lui dit Diane, et que vous aimez encore quelqu'un; pourquoi donc choisiriez-vous le désespoir, enfant, comme ceux qui ne désirent plus rien, comme ceux qui n'aiment plus personne?

— Un cheval! s'écria Henri, qu'on me prête un cheval!

— Mais par où sortirez-vous? demanda l'enseigne, puisque l'eau nous environne de tout côtés.

— Mais vous voyez bien que la plaine est praticable; vous voyez bien qu'ils marchent, eux, puisque leurs trompettes sonnent.

— Montez en haut de la chaussée, monsieur le comte, répondit l'enseigne, le temps s'éclaircit et peut-être pourrez-vous voir.

— J'y vais, dit le jeune homme.

Henri s'avança en effet vers l'éminence désignée par l'enseigne, les trompettes sonnaient toujours par intervalles, sans se rapprocher ni s'éloigner.

Remy avait repris sa place auprès de Diane.

LXXII
LES DEUX FRÈRES

Un quart d'heure après, Henri revint; il avait vu, et chacun pouvait le voir comme lui, il avait vu sur une colline, que la nuit empêchait de distinguer, un détachement considérable de troupes françaises cantonnées et retranchées.

A part un large fossé d'eau qui entourait le bourg occupé par les gendarmes d'Aunis, la plaine commençait à se dégager comme un étang qu'on vide, la pente naturelle du terrain entraînant les eaux vers la mer, et plusieurs points du terrain, plus élevés que les autres, commençant à reparaître, comme après un déluge.

Le limon fangeux des eaux roulantes avait couvert toutes les campagnes, et c'était un triste spectacle que de voir, au fur et à mesure que le vent soulevait le voile de vapeurs étendu sur la plaine, une cinquantaine de cavaliers enfonçant dans la fange, et tentant de gagner, sans pouvoir y réussir, soit le bourg, soit la colline.

De la colline on avait entendu leurs cris de détresse, et voilà pourquoi les trompettes sonnaient incessamment.

Dès que le vent eut achevé de chasser le brouillard, Henri aperçut sur la colline le drapeau de France, se déroulant superbement dans le ciel.

Les gendarmes hissaient, de leur côté, la cornette d'Aunis, et de part et d'autre, on entendait des feux de mousqueterie tirés en signe de joie.

Vers onze heures, le soleil apparut sur cette scène de désolation, desséchant quelques parties de la plaine, et rendant praticable la crête d'une espèce de chemin de communication.

Henri, qui essayait ce sentier, fut le premier à s'apercevoir, aux bruits des fers de son cheval, qu'une route ferrée conduisait, en faisant un détour circulaire, du bourg à la colline; il en conclut que les chevaux enfonceraient par-dessus le sabot, jusqu'à mi-jambe, jusqu'au poitrail peut-être, dans la fange, mais n'iraient pas plus avant, soutenus qu'ils seraient par le fond solide du sol.

Il demanda de tenter l'épreuve, et, comme personne ne lui faisait concurrence dans ce dangereux essai, il recommanda à l'enseigne Remy et sa compagne, et s'aventura dans le périlleux chemin.

En même temps qu'il partait du bourg, on voyait un cavalier descendre de la colline, et, comme Henri le faisait, tenter, de son côté, de se mettre en chemin pour se rendre au bourg.

Tout le versant de la colline qui regardait le bourg était garni de soldats spectateurs qui levaient leurs bras au ciel et semblaient vouloir arrêter le cavalier imprudent par leurs supplications.

Les deux députés de ces deux tronçons du grand corps français poursuivirent courageusement leur chemin, et bientôt ils s'aperçurent que leur tâche était moins difficile qu'ils ne l'eussent pu craindre, et surtout qu'on ne le craignait pour eux.

Un large filet d'eau, qui s'échappait d'un aqueduc, crevé par le choc d'une poutre, sortait de dessous la fange et lavait, comme à dessein, la chaussée bourbeuse, découvrant sous son flot plus limpide le fond du fossé que cherchait l'ongle actif des chevaux.

Déjà les cavaliers n'étaient plus qu'à deux cents pas l'un de l'autre.

— France! cria le cavalier qui venait de la colline.

Et il leva son toquet, ombragé d'une plume blanche.

— Oh! c'est vous! s'écria Henri avec une grande exclamation de joie, vous, monseigneur?

— Toi, Henri! toi, mon frère! s'écria l'autre cavalier.

Et au risque de dévier à droite ou à gauche, les deux chevaux partirent au galop, se dirigeant l'un vers l'autre; et bientôt, aux acclamations frénétiques des spectateurs de la chaussée et de la colline, les deux cavaliers s'embrassèrent longuement et tendrement.

Aussitôt, le bourg et la colline se dégarnirent: gendarmes et chevau- légers, gentilshommes huguenots et catholiques, se précipitèrent dans le chemin ouvert par les deux frères.

Bientôt les deux camps s'étaient joints, les bras s'étaient ouverts, et sur le chemin où tous avaient cru trouver la mort, on voyait trois mille Français crier merci au ciel et vive la France!

— Messieurs, dit tout à coup la voix d'un officier huguenot, c'est vive M. l'amiral qu'il faut crier, car c'est à M. le duc de Joyeuse et non à un autre que nous devons la vie cette nuit, et ce matin le bonheur d'embrasser nos compatriotes.

Une immense acclamation accueillit ces paroles.

Les deux frères échangèrent quelques mots trempés de larmes; puis le premier:

— Et le duc? demanda Joyeuse à Henri.

— Il est mort, à ce qu'il paraît, répondit celui-ci.

— La nouvelle est-elle sûre?

— Les gendarmes d'Aunis ont vu son cheval noyé et l'ont reconnu à un signe. Ce cheval tirait encore à son étrier un cavalier dont la tête était enfoncée sous l'eau.

— Voilà un sombre jour pour la France, dit l'amiral.

Puis, se retournant vers ses gens:

— Allons, messieurs, dit-il à haute voix, ne perdons pas de temps. Une fois les eaux écoulées, nous serons attaqués très probablement; retranchons-nous jusqu'à ce qu'il nous soit arrivé des nouvelles et des vivres.

— Mais, monseigneur, répondit une voix, la cavalerie ne pourra marcher; les chevaux n'ont point mangé depuis hier quatre heures, et les pauvres bêtes meurent de faim.

— Il y a du grain dans notre campement, dit l'enseigne; mais comment ferons-nous pour les hommes?

— Eh! reprit l'amiral, s'il y a du grain, c'est tout ce que je demande: les hommes vivront comme les chevaux.

— Mon frère, interrompit Henri, tâchez, je vous prie, que je puisse vous parler un moment.

— Je vais aller occuper le bourg, répondit Joyeuse, choisissez-y un logement pour moi et m'y attendez.

Henri alla retrouver ses deux compagnons.

— Vous voilà au milieu d'une armée, dit-il à Remy; croyez-moi, cachez- vous dans le logement que je vais prendre; il ne convient point que madame soit vue de qui que ce soit. Ce soir, lorsque chacun dormira, j'aviserai à vous faire plus libres.

Remy s'installa donc avec Diane dans le logement que leur céda l'enseigne des gendarmes, redevenu, par l'arrivée de Joyeuse, simple officier aux ordres de l'amiral.

Vers deux heures, le duc de Joyeuse entra, trompettes sonnantes, dans le bourg, fit loger ses troupes, donna des consignes sévères pour que tout désordre fût évité.

Puis il fit faire une distribution d'orge aux hommes, d'avoine aux chevaux, et d'eau à tout le monde, distribua aux blessés quelques tonneaux de bière et de vin que l'on trouva dans les caves, et lui-même, à la vue de tous, dîna d'un morceau de pain noir et d'un verre d'eau, tout en parcourant les postes.

Partout il fut accueilli comme un sauveur, par des cris d'amour et de reconnaissance.

— Allons, allons, dit-il, au retour, en se retrouvant seul avec son frère, viennent les Flamands, et je les battrai; et même, vrai Dieu! si cela continue, je les mangerai, car j'ai grand'faim; et, ajouta-t-il tout bas à Henri en jetant dans un coin son pain, dans lequel il avait paru mordre avec tant d'enthousiasme, voilà une exécrable nourriture.

Puis lui jetant le bras autour du cou:

— Ça, maintenant, ami, causons, et dis-moi comment tu te trouves en Flandre quand je te croyais à Paris.

— Mon frère, dit Henri à l'amiral, la vie m'était devenue insupportable à Paris, et je suis parti pour vous retrouver en Flandre.

— Toujours par amour? demanda Joyeuse.

— Non, par désespoir. Maintenant, je vous le jure, Anne, je ne suis plus amoureux; ma passion, c'est la tristesse.

— Mon frère, mon frère, s'écria Joyeuse, permettez-moi de vous dire que vous êtes tombé sur une misérable femme.

— Comment cela?

— Oui, Henri, il arrive qu'à un certain degré de méchanceté ou de vertu, les êtres créés dépassent la volonté du créateur et se font bourreaux et homicides, ce que l'Église réprouve également; ainsi, par trop de vertu, ne pas tenir compte des souffrances d'autrui, c'est de l'exaltation barbare, c'est une absence de charité chrétienne.

— Oh! mon frère, mon frère, s'écria Henri, ne calomniez point la vertu!

— Oh! je ne calomnie pas la vertu, Henri; j'accuse le vice, et voilà tout. Je le répète donc, cette femme est une misérable femme, et sa possession, si désirable qu'elle soit, ne vaudra jamais les tourments qu'elle te fait souffrir. Eh! mon Dieu, c'est dans un pareil cas qu'on doit user de ses forces et de sa puissance, car on se défend légitimement, bien loin d'attaquer, par le diable! Henri, je sais bien qu'à votre place, moi, je serais allé prendre d'assaut la maison de cette femme; je l'aurais prise elle-même comme j'aurais pris sa maison, et ensuite, lorsque, selon l'habitude de toute créature domptée, qui devient aussi humble devant son vainqueur qu'elle était féroce avant la lutte; lorsqu'elle serait venue jeter ses bras autour de votre cou en vous disant: Henri, je t'adore! alors je l'eusse repoussée en répondant: Vous faites bien, madame, c'est à votre tour, et j'ai assez souffert pour que vous souffriez aussi.

Henri saisit la main de son frère.

— Vous ne pensez pas un mot de ce que vous avancez là, Joyeuse, lui dit- il.

— Si, par ma foi.

— Vous si bon, si généreux!

— Générosité avec les gens sans coeur, c'est duperie, frère.

— Oh! Joyeuse, Joyeuse, vous ne connaissez point cette femme.

— Mille démons! je ne veux pas la connaître.

— Pourquoi cela?

— Parce qu'elle me ferait commettre ce que d'autres nommeraient un crime, et que je nommerais, moi, un acte de justice.

— Oh! mon bon frère, dit le jeune homme avec un angélique sourire, que vous êtes heureux de ne pas aimer! Mais, s'il vous plaît, monseigneur l'amiral, laissons là mon fol amour, et causons des choses de la guerre.

— Soit! aussi bien, en parlant de ta folie, tu me rendrais fou.

— Vous voyez que nous manquons de vivres.

— Je le sais, et j'ai déjà pensé au moyen de nous en procurer.

— Et l'avez-vous trouvé?

— Je pense qu'oui.

— Lequel?

— Je ne puis bouger d'ici avant d'avoir reçu des nouvelles de l'armée, attendu que la position est bonne et que je la défendrais contre des forces quintuples; mais je puis envoyer à la découverte un corps d'éclaireurs; ils trouveront des nouvelles d'abord, ce qui est la vie véritable des gens réduits à la situation où nous sommes; des vivres ensuite, car, en vérité, cette Flandre est un beau pays.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
290 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают