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Читать книгу: «Le Chevalier de Maison-Rouge», страница 11

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XVIII
Nuages

À part l'enivrement des premiers regards, Maurice s'était trouvé au-dessous de son attente dans la réception que lui avait faite Geneviève, et il comptait sur la solitude pour regagner le chemin qu'il avait perdu, ou du moins qu'il paraissait avoir perdu dans la route de ses affections.

Mais Geneviève avait son plan arrêté; elle comptait bien ne pas lui fournir l'occasion d'un tête-à-tête, d'autant plus qu'elle se rappelait par leur douceur même combien ces tête-à-tête étaient dangereux.

Maurice comptait sur le lendemain; une parente, sans doute prévenue à l'avance, était venue faire une visite, et Geneviève l'avait retenue. Cette fois-là, il n'y avait rien à dire; car il pouvait n'y avoir pas de la faute de Geneviève.

En s'en allant, Maurice fut chargé de reconduire la parente, qui demeurait rue des Fossés-Saint-Victor.

Maurice s'éloigna en faisant la moue; mais Geneviève lui sourit, et Maurice prit ce sourire pour une promesse.

Hélas! Maurice se trompait. Le lendemain 2 juin, jour terrible qui vit la chute des girondins, Maurice congédia son ami Lorin, qui voulait absolument l'emmener à la Convention, et mit à part toutes choses pour aller voir son amie. La déesse de la liberté avait une terrible rivale en Geneviève.

Maurice trouva Geneviève dans son petit salon, Geneviève pleine de grâce et de prévenances; mais près d'elle était une jeune femme de chambre, à la cocarde tricolore, qui marquait des mouchoirs dans l'angle de la fenêtre, et qui ne quitta point sa place.

Maurice fronça le sourcil: Geneviève s'aperçut que l'Olympien était de mauvaise humeur; elle redoubla de prévenances; mais, comme elle ne poussa point l'amabilité jusqu'à congédier la jeune officieuse, Maurice s'impatienta et partit une heure plus tôt que d'habitude.

Tout cela pouvait être du hasard. Maurice prit patience. Ce soir-là, d'ailleurs, la situation était si terrible, que, bien que Maurice, depuis quelque temps, vécût en dehors de la politique, le bruit arriva jusqu'à lui. Il ne fallait pas moins que la chute d'un parti qui avait régné dix mois en France, pour le distraire un instant de son amour.

Le lendemain, même manège de la part de Geneviève. Maurice avait, dans la prévoyance de ce système, arrêté son plan: dix minutes après son arrivée, Maurice, voyant qu'après avoir marqué une douzaine de mouchoirs, la femme de chambre entamait six douzaines de serviettes, Maurice, disons-nous, tira sa montre, se leva, salua Geneviève et partit sans dire un seul mot.

Il y eut plus: en partant, il ne se retourna point une seule fois.

Geneviève, qui s'était levée pour le suivre des yeux à travers le jardin, resta un instant sans pensée, pâle et nerveuse, et retomba sur sa chaise, toute consternée de l'effet de sa diplomatie.

En ce moment, Dixmer entra.

– Maurice est parti? s'écria-t-il avec étonnement.

– Oui, balbutia Geneviève.

– Mais il arrivait seulement?

– Il y avait un quart d'heure à peu près.

– Alors il reviendra?

– J'en doute.

– Laissez-nous, Muguet, fit Dixmer. La femme de chambre avait pris ce nom de fleur en haine du nom de Marie, qu'elle avait le malheur de porter comme l'Autrichienne. Sur l'invitation de son maître, elle se leva et sortit.

– Eh bien, chère Geneviève, demanda Dixmer, la paix est-elle faite avec Maurice?

– Tout au contraire, mon ami, je crois que nous sommes à cette heure plus en froid que jamais.

– Et cette fois, qui a tort? demanda Dixmer.

– Maurice, sans aucun doute.

– Voyons, faites-moi juge.

– Comment! dit Geneviève en rougissant, vous ne devinez pas?

– Pourquoi il s'est fâché? Non.

– Il a pris Muguet en grippe, à ce qu'il paraît.

– Bah! vraiment? Alors il faut renvoyer cette fille. Je ne me priverai pas pour une femme de chambre d'un ami comme Maurice.

– Oh! dit Geneviève, je crois qu'il n'irait pas jusqu'à exiger qu'on l'exilât de la maison, et qu'il lui suffirait…

– Quoi?

– Qu'on l'exilât de ma chambre.

– Et Maurice a raison, dit Dixmer. C'est à vous et non à Muguet que Maurice vient rendre visite; il est donc inutile que Muguet soit là, à demeure, quand il vient.

Geneviève regarda son mari avec étonnement.

– Mais, mon ami… dit-elle.

– Geneviève, reprit Dixmer, je croyais avoir en vous un allié qui rendrait plus facile la tâche que je me suis imposée, et voilà, au contraire, que vos craintes redoublent nos difficultés. Il y a quatre jours que je croyais tout arrêté entre nous, et voilà que tout est à refaire. Geneviève, ne vous ai-je pas dit que je me fiais en vous, en votre honneur? ne vous ai-je pas dit qu'il fallait enfin que Maurice redevînt notre ami plus intime et moins défiant que jamais? Oh! mon Dieu! que les femmes sont un éternel obstacle à nos projets!

– Mais, mon ami, n'avez-vous pas quelque autre moyen? Pour nous tous, je l'ai déjà dit, mieux vaudrait que M. Maurice fût éloigné.

– Oui, pour nous tous, peut-être: mais, pour celle qui est au-dessus de nous tous, pour celle à qui nous avons juré de sacrifier notre fortune, notre vie, notre honneur même, il faut que ce jeune homme revienne. Savez-vous que l'on a des soupçons sur Turgy, et qu'on parle de donner un autre serviteur aux princesses?

– C'est bien, je renverrai Muguet.

– Eh! mon Dieu, Geneviève, dit Dixmer avec un de ces mouvements d'impatience si rares chez lui, pourquoi me parler de cela? pourquoi souffler le feu de ma pensée avec la vôtre? pourquoi me créer des difficultés dans la difficulté même? Geneviève, faites, en femme honnête, dévouée, ce que vous croirez devoir faire, voilà ce que je vous dis; demain, je serai sorti; demain, je remplace Morand dans ses travaux d'ingénieur. Je ne dînerai point avec vous, mais lui y dînera; il a quelque chose à demander à Maurice, il vous expliquera ce que c'est. Ce qu'il a à lui demander, songez-y, Geneviève, c'est la chose importante; c'est, non pas le but auquel nous marchons, mais le moyen; c'est le dernier espoir de cet homme si bon, si noble, si dévoué; de ce protecteur de vous et de moi, pour qui nous devons donner notre vie.

– Et pour qui je donnerais la mienne! s'écria Geneviève avec enthousiasme.

– Eh bien, cet homme, Geneviève, je ne sais comment cela s'est fait, vous n'avez pas su le faire aimer à Maurice, de qui il était important surtout qu'il fût aimé. En sorte qu'aujourd'hui, dans la mauvaise disposition d'esprit où vous l'avez mis, Maurice refusera peut-être à Morand ce qu'il lui demandera, et ce qu'il faut à tout prix que nous obtenions. Voulez-vous maintenant que je vous dise, Geneviève, où mèneront Morand toutes vos délicatesses et toutes vos sentimentalités?

– Oh! monsieur, s'écria Geneviève en joignant les mains et en pâlissant, monsieur, ne parlons jamais de cela.

– Eh bien, donc, reprit Dixmer en posant ses lèvres sur le front de sa femme, soyez forte et réfléchissez. Et il sortit.

– Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Geneviève avec angoisse, que de violences ils me font pour que j'accepte cet amour vers lequel vole toute mon âme!..

Le lendemain, comme nous l'avons dit déjà, était un décadi.

Il y avait un usage fondé dans la famille Dixmer, comme dans toutes les familles bourgeoises de l'époque: c'était un dîner plus long et plus cérémonieux le dimanche que les autres jours. Depuis son intimité, Maurice, invité à ce dîner une fois pour toutes, n'y avait jamais manqué. Ce jour-là, quoiqu'on ne se mît d'habitude à table qu'à deux heures, Maurice arrivait à midi.

À la manière dont il était parti, Geneviève désespéra presque de le voir.

En effet, midi sonna sans qu'on aperçût Maurice; puis midi et demi, puis une heure.

Il serait impossible d'exprimer ce qui se passait, pendant cette attente, dans le cœur de Geneviève.

Elle s'était d'abord habillée le plus simplement possible; puis, voyant qu'il tardait à venir, par ce sentiment de coquetterie naturelle au cœur de la femme, elle avait mis une fleur à son côté, une fleur dans ses cheveux, et elle avait attendu encore en sentant son cœur se serrer de plus en plus. On en était arrivé ainsi presque au moment de se mettre à table, et Maurice ne paraissait pas.

À deux heures moins dix minutes, Geneviève entendit le pas du cheval de Maurice, ce pas qu'elle connaissait si bien.

– Oh! le voici, s'écria-t-elle; son orgueil n'a pu lutter contre son amour. Il m'aime! il m'aime!

Maurice sauta à bas de son cheval qu'il remit aux mains du garçon jardinier, mais en lui ordonnant de l'attendre où il était. Geneviève le regardait descendre et vit avec inquiétude que le jardinier ne conduisait point le cheval à l'écurie.

Maurice entra. Il était ce jour-là d'une beauté resplendissante. Le large habit noir carré à grands revers, le gilet blanc, la culotte de peau de chamois dessinant des jambes moulées sur celles de l'Apollon; le col de batiste blanche et ses beaux cheveux, découvrant un front large et poli, en faisaient un type d'élégante et vigoureuse nature.

Il entra. Comme nous l'avons dit, sa présence dilatait le cœur de Geneviève; elle l'accueillit radieuse.

– Ah! vous voilà, dit-elle en lui tendant la main; vous dînez avec nous, n'est-ce pas?

– Au contraire, citoyenne, dit Maurice d'un ton froid, je venais vous demander la permission de m'absenter.

– Vous absenter?

– Oui, les affaires de la section me réclament. J'ai craint que vous ne m'attendiez et que vous ne m'accusiez d'impolitesse; voilà pourquoi je suis venu.

Geneviève sentit son cœur, un instant à l'aise, se comprimer de nouveau.

– Oh! mon Dieu! dit-elle, et Dixmer qui ne dîne pas ici, Dixmer qui comptait vous retrouver à son retour et m'avait recommandé de vous retenir ici!

– Ah! alors je comprends votre insistance, madame. Il y avait un ordre de votre mari. Et moi qui ne devinais point cela! En vérité, je ne me corrigerai jamais de mes fatuités.

– Maurice!

– Mais c'est à moi, madame, de m'arrêter à vos actions plutôt qu'à vos paroles; c'est à moi de comprendre que, si Dixmer n'est point ici, raison de plus pour que je n'y reste pas. Son absence serait un surcroît de gêne pour vous.

– Pourquoi cela? demanda timidement Geneviève.

– Parce que, depuis mon retour, vous semblez prendre à tâche de m'éviter; parce que j'étais revenu, pour vous, pour vous seule, vous le savez, mon Dieu! et que, depuis que je suis revenu, j'ai sans cesse trouvé d'autres que vous.

– Allons, dit Geneviève, vous voilà encore fâché, mon ami, et cependant je fais de mon mieux.

– Non pas, Geneviève, vous pouvez mieux faire encore: c'est de me recevoir comme auparavant, ou de me chasser tout à fait.

– Voyons, Maurice, dit tendrement Geneviève, comprenez ma situation, devinez mes angoisses, et ne faites pas davantage le tyran avec moi.

Et la jeune femme s'approcha de lui, et le regarda avec tristesse. Maurice se tut.

– Mais que voulez-vous donc? continua-t-elle.

– Je veux vous aimer, Geneviève, puisque je sens que maintenant je ne puis vivre sans cet amour.

– Maurice, par pitié!

– Mais alors, madame, s'écria Maurice, il fallait me laisser mourir.

– Mourir?

– Oui, mourir ou oublier.

– Vous pouviez donc oublier, vous? s'écria Geneviève, dont les larmes jaillirent du cœur aux yeux.

– Oh! non, non, murmura Maurice en tombant à genoux, non, Geneviève, mourir peut-être, oublier jamais, jamais!

– Et cependant, reprit Geneviève avec fermeté, ce serait le mieux, Maurice, car cet amour est criminel.

– Avez-vous dit cela à M. Morand? dit Maurice, ramené à lui par cette froideur subite.

– M. Morand n'est point un fou comme vous, Maurice, et je n'ai jamais eu besoin de lui indiquer la manière dont il se devait conduire dans la maison d'un ami.

– Gageons, répondit Maurice en souriant avec ironie, gageons que, si Dixmer dîne dehors, Morand ne s'est pas absenté, lui. Ah! voilà ce qu'il faut m'opposer, Geneviève, pour m'empêcher de vous aimer; car tant que ce Morand sera là, à vos côtés, ne vous quittant pas d'une seconde, continua-t-il avec mépris, oh! non, non, je ne vous aimerai pas, ou, du moins, je ne m'avouerai pas que je vous aime.

– Et moi, s'écria Geneviève poussée à bout par cette éternelle suspicion, en étreignant le bras du jeune homme avec une sorte de frénésie, moi, je vous jure, entendez-vous bien, Maurice, et que cela soit dit une fois pour toutes, que cela soit dit pour n'y plus revenir jamais, je vous jure que Morand ne m'a jamais adressé un seul mot d'amour, que jamais Morand ne m'a aimée, que jamais Morand ne m'aimera; je vous le jure sur mon honneur, je vous le jure sur l'âme de ma mère.

– Hélas! hélas! s'écria Maurice, que je voudrais donc vous croire!

– Oh! croyez-moi, pauvre fou! dit-elle avec un sourire qui, pour tout autre qu'un jaloux, eût été un aveu charmant. Croyez-moi; d'ailleurs, en voulez-vous savoir davantage? Eh bien, Morand aime une femme devant laquelle s'effacent toutes les femmes de la terre, comme les fleurs des champs s'effacent devant les étoiles du ciel.

– Et quelle femme, demanda Maurice, peut donc effacer ainsi les autres femmes, quand au nombre de ces femmes se trouve Geneviève?

– Celle qu'on aime, reprit en souriant Geneviève, n'est-elle pas toujours, dites-moi, le chef-d'œuvre de la création?

– Alors, dit Maurice, si vous ne m'aimez pas, Geneviève… La jeune femme attendit avec anxiété la fin de la phrase.

– Si vous ne m'aimez pas, continua Maurice, pouvez-vous me jurer au moins de n'en jamais aimer d'autre?

– Oh! pour cela, Maurice, je vous le jure et de grand cœur, s'écria Geneviève, enchantée que Maurice lui offrît lui-même cette transaction avec sa conscience.

Maurice saisit les deux mains que Geneviève élevait au ciel, et les couvrit de baisers ardents.

– Eh bien, à présent, dit-il, je serai bon, facile, confiant; à présent, je serai généreux. Je veux vous sourire, je veux être heureux.

– Et vous n'en demanderez point davantage?

– Je tâcherai.

– Maintenant, dit Geneviève, je pense qu'il est inutile qu'on vous tienne ce cheval en main. La section attendra.

– Oh! Geneviève, je voudrais que le monde tout entier attendît et pouvoir le faire attendre pour vous. On entendit des pas dans la cour.

– On vient nous annoncer que nous sommes servis, dit Geneviève. Ils se serrèrent la main furtivement. C'était Morand qui venait annoncer qu'on n'attendait, pour se mettre à table, que Maurice et Geneviève. Lui aussi s'était fait beau pour ce dîner du dimanche.

XIX
La demande

Morand, paré avec cette recherche, n'était point une petite curiosité pour Maurice.

Le muscadin le plus raffiné n'eût point trouvé un reproche à faire au nœud de sa cravate, aux plis de ses bottes, à la finesse de son linge.

Mais, il faut l'avouer, c'étaient toujours les mêmes cheveux et les mêmes lunettes.

Il sembla alors à Maurice, tant le serment de Geneviève l'avait rassuré, qu'il voyait pour la première fois ces cheveux et ces lunettes sous leur véritable jour.

– Du diable, se dit Maurice en allant à sa rencontre, du diable si jamais maintenant je suis jaloux de toi, excellent citoyen Morand! Mets, si tu veux, tous les jours ton habit gorge de pigeon des décadis, et fais-toi faire pour les décadis un habit de drap d'or. À compter d'aujourd'hui, je promets de ne plus voir que tes cheveux et tes lunettes, et surtout de ne plus t'accuser d'aimer Geneviève.

On comprend combien la poignée de main donnée au citoyen Morand, à la suite de ce soliloque, fut plus franche et plus cordiale que celle qu'il lui donnait habituellement.

Contre l'habitude, le dîner se passait en petit comité. Trois couverts seulement étaient mis à une table étroite.

Maurice comprit que, sous la table, il pourrait rencontrer le pied de Geneviève; le pied continuerait la phrase muette et amoureuse commencée par la main.

On s'assit. Maurice voyait Geneviève de biais; elle était entre le jour et lui; ses cheveux noirs avaient un reflet bleu comme l'aile du corbeau; son teint étincelait, son œil était humide d'amour.

Maurice chercha et rencontra le pied de Geneviève. Au premier contact dont il cherchait le reflet sur son visage, il la vit à la fois rougir et pâlir; mais le petit pied demeura paisiblement sous la table, endormi entre les deux siens.

Avec son habit gorge de pigeon, Morand semblait avoir repris son esprit du décadi, cet esprit brillant que Maurice avait vu quelquefois jaillir des lèvres de cette homme étrange, et qu'eût si bien accompagné sans doute la flamme de ses yeux, si des lunettes vertes n'eussent point éteint cette flamme.

Il dit mille folies sans jamais rire: ce qui faisait la force de plaisanterie de Morand, ce qui donnait un charme étrange à ses saillies, c'était son imperturbable sérieux. Ce marchand qui avait tant voyagé pour le commerce de peaux de toute espèce, depuis les peaux de panthère jusqu'aux peaux de lapin, ce chimiste aux bras rouges connaissait l'Égypte comme Hérodote, l'Afrique comme Levaillant, et l'Opéra et les boudoirs comme un muscadin.

– Mais le diable m'emporte! citoyen Morand, dit Maurice, vous êtes non seulement un sachant, mais encore un savant.

– Oh! j'ai beaucoup vu et surtout beaucoup lu, dit Morand; puis ne faut-il pas que je me prépare un peu à la vie de plaisir que je compte embrasser dès que j'aurai fait ma fortune? Il est temps, citoyen Maurice, il est temps!

– Bah! dit Maurice, vous parlez comme un vieillard; quel âge avez-vous donc?

Morand se retourna en tressaillant à cette question, toute naturelle qu'elle était.

– J'ai trente-huit ans, dit-il. Ah! voilà ce que c'est que d'être un savant, comme vous dites, on n'a plus d'âge.

Geneviève se mit à rire; Maurice fit chorus; Morand se contenta de sourire.

– Alors vous avez beaucoup voyagé? demanda Maurice en resserrant entre les siens le pied de Geneviève, qui tendait imperceptiblement à se dégager.

– Une partie de ma jeunesse, répondit Morand, s'est écoulée à l'étranger.

– Beaucoup vu! pardon, c'est observé que je devrais dire, reprit Maurice; car un homme comme vous ne peut voir sans observer.

– Ma foi, oui, beaucoup vu, reprit Morand; je dirais presque que j'ai tout vu.

– Tout, citoyen, c'est beaucoup, reprit en riant Maurice, et, si vous cherchiez…

– Ah! oui, vous avez raison. Il y a deux choses que je n'ai jamais vues. Il est vrai que, de nos jours, ces deux choses se font de plus en plus rares.

– Qu'est-ce donc? demanda Maurice.

– La première, répondit gravement Morand, c'est un Dieu.

– Ah! dit Maurice, à défaut de Dieu, citoyen Morand, je pourrais vous faire voir une déesse.

– Comment cela? interrompit Geneviève.

– Oui, une déesse de création toute moderne: la déesse Raison. J'ai un ami dont vous m'avez quelquefois entendu parler, mon cher et brave Lorin, un cœur d'or, qui n'a qu'un seul défaut, celui de faire des quatrains et des calembours.

– Eh bien?

– Eh bien, il vient d'avantager la ville de Paris d'une déesse Raison, parfaitement conditionnée, et à laquelle on n'a rien trouvé à reprendre. C'est la citoyenne Arthémise, ex-danseuse de l'Opéra, et à présent parfumeuse, rue Martin. Sitôt qu'elle sera définitivement reçue déesse, je pourrai vous la montrer.

Morand remercia gravement Maurice de la tête, et continua:

– L'autre, dit-il, c'est un roi.

– Oh! cela, c'est plus difficile, dit Geneviève en s'efforçant de sourire; il n'y en a plus.

– Vous auriez dû voir le dernier, dit Maurice, c'eût été prudent.

– Il en résulte, dit Morand, que je ne me fais aucune idée d'un front couronné: ce doit être fort triste?

– Fort triste, en effet, dit Maurice; je vous en réponds, moi qui en vois un tous les mois à peu près.

– Un front couronné? demanda Geneviève.

– Ou du moins, reprit Maurice, qui a porté le lourd et douloureux fardeau d'une couronne.

– Ah! oui, la reine, dit Morand. Vous avez raison, monsieur Maurice, ce doit être un lugubre spectacle…

– Est-elle aussi belle et aussi fière qu'on le dit? demanda Geneviève.

– Ne l'avez-vous donc jamais vue, madame? demanda à son tour Maurice étonné.

– Moi? Jamais!.. répliqua la jeune femme.

– En vérité, dit Maurice, c'est étrange!

– Et pourquoi étrange? dit Geneviève. Nous avons habité la province jusqu'en 91; depuis 91, j'habite la vieille rue Saint-Jacques, qui ressemble beaucoup à la province, si ce n'est que l'on n'a jamais de soleil, moins d'air et moins de fleurs. Vous connaissez ma vie, citoyen Maurice: elle a toujours été la même; comment voulez-vous que j'aie vu la reine? Jamais l'occasion ne s'en est présentée.

– Et je ne crois pas que vous profitiez de celle qui, malheureusement, se présentera peut-être, dit Maurice.

– Que voulez-vous dire? demanda Geneviève.

– Le citoyen Maurice, reprit Morand, fait allusion à une chose qui n'est plus un secret.

– À laquelle? demanda Geneviève.

– Mais à la condamnation probable de Marie-Antoinette et à sa mort sur le même échafaud où est mort son mari. Le citoyen dit, enfin, que vous ne profiterez point, pour la voir, du jour où elle sortira du Temple pour marcher à la place de la Révolution.

– Oh! certes, non, s'écria Geneviève, à ces paroles prononcées par Morand avec un sang-froid glacial.

– Alors, faites-en votre deuil, continua l'impassible chimiste; car l'Autrichienne est bien gardée, et la République est une fée qui rend invisible qui bon lui semble.

– J'avoue, dit Geneviève, que j'eusse cependant été bien curieuse de voir cette pauvre femme.

– Voyons, dit Maurice, ardent à recueillir tous les souhaits de Geneviève, en avez-vous bien réellement envie? Alors, dites un mot; la République est une fée, je l'accorde au citoyen Morand; mais moi, en qualité de municipal, je suis quelque peu enchanteur.

– Vous pourriez me faire voir la reine, vous, monsieur? s'écria Geneviève.

– Certainement que je le puis.

– Et comment cela? demanda Morand en échangeant avec Geneviève un rapide regard, qui passa inaperçu du jeune homme.

– Rien de plus simple, dit Maurice. Il y a certes des municipaux dont on se défie. Mais, moi, j'ai donné assez de preuves de mon dévouement à la cause de la liberté pour n'être point de ceux-là. D'ailleurs, les entrées au Temple dépendent conjointement et des municipaux et des chefs de poste. Or, le chef de poste est justement, ce jour-là, mon ami Lorin, qui me paraît être appelé à remplacer indubitablement le général Santerre, attendu qu'en trois mois, il est monté du grade de caporal à celui d'adjudant-major. Eh bien, venez me trouver au Temple le jour où je serai de garde, c'est-à-dire jeudi prochain.

– Eh bien, dit Morand, j'espère que vous êtes servie à souhait. Voyez donc comme cela se trouve?

– Oh! non, non, dit Geneviève, je ne veux pas.

– Et pourquoi cela? s'écria Maurice qui ne voyait dans cette visite au Temple qu'un moyen de voir Geneviève un jour où il comptait être privé de ce bonheur.

– Parce que, dit Geneviève, ce serait peut-être vous exposer, cher Maurice, à quelque conflit désagréable, et que, s'il vous arrivait, à vous, notre ami, un souci quelconque causé par la satisfaction d'un caprice à moi, je ne me le pardonnerais de ma vie.

– Voilà qui est parler sagement, Geneviève, dit Morand. Croyez-moi, les défiances sont grandes, les meilleurs patriotes sont suspects aujourd'hui; renoncez à ce projet, qui, pour vous, comme vous le dites, est un simple caprice de curiosité.

– On dirait que vous en parlez en jaloux, Morand, et que, n'ayant vu ni reine ni roi, vous ne voulez pas que les autres en voient. Voyons, ne discutez plus; soyez de la partie.

– Moi? Ma foi, non.

– Ce n'est plus la citoyenne Dixmer qui désire venir au Temple; c'est moi qui la prie, ainsi que vous, de venir distraire un pauvre prisonnier. Car, une fois la grande porte refermée sur moi, je suis, pour vingt-quatre heures, aussi prisonnier que le serait un roi, un prince du sang.

Et, pressant de ses deux pieds le pied de Geneviève:

– Venez donc, dit-il, je vous en supplie.

– Voyons, Morand, dit Geneviève, accompagnez-moi.

– C'est une journée perdue, dit Morand, et qui retardera d'autant celle où je me retirerai du commerce.

– Alors, je n'irai point, dit Geneviève.

– Et pourquoi cela? demanda Morand.

– Eh! mon Dieu, c'est bien simple, dit Geneviève, parce que je ne puis pas compter sur mon mari pour m'accompagner, et que, si vous ne m'accompagnez pas, vous, homme raisonnable, homme de trente-huit ans, je n'aurai pas la hardiesse d'aller affronter seule les postes de canonniers, de grenadiers et de chasseurs, en demandant à parler à un municipal qui n'est mon aîné que de trois ou quatre ans.

– Alors, dit Morand, puisque vous croyez ma présence indispensable, citoyenne…

– Allons, allons, citoyen savant, soyez galant, comme si vous étiez tout bonnement un homme ordinaire, dit Maurice, et sacrifiez la moitié de votre journée à la femme de votre ami.

– Soit! dit Morand.

– Maintenant, reprit Maurice, je ne vous demande qu'une chose, c'est de la discrétion. C'est une démarche suspecte qu'une visite au Temple, et un accident quelconque qui arriverait à la suite de cette visite nous ferait guillotiner tous. Les jacobins ne plaisantent pas, peste! Vous venez de voir comme ils ont traité les girondins.

– Diable! dit Morand, c'est à considérer, ce que dit le citoyen Maurice: ce serait une manière de me retirer du commerce qui ne m'irait point du tout.

– N'avez-vous pas entendu, reprit Geneviève en souriant, que le citoyen a dit tous?

– Eh bien, tous?

– Tous ensemble.

– Oui, sans doute, dit Morand, la compagnie est agréable; mais j'aime mieux, belle sentimentale, vivre dans votre compagnie que d'y mourir.

– Ah çà! où diable avais-je donc l'esprit, se demanda Maurice, quand je croyais que cet homme était amoureux de Geneviève?

– Alors, c'est dit, reprit Geneviève; Morand, vous, c'est à vous que je parle, à vous le distrait, à vous le rêveur; c'est pour jeudi prochain: n'allez pas, mercredi soir, commencer quelque expérience chimique qui vous retienne pour vingt-quatre heures, comme cela arrive quelquefois.

– Soyez tranquille, dit Morand; d'ailleurs, d'ici là, vous me le rappellerez.

Geneviève se leva de table, Maurice imita son exemple; Morand allait en faire autant, et les suivre peut-être, lorsque l'un des ouvriers apporta au chimiste une petite fiole de liqueur qui attira toute son attention.

– Dépêchons-nous, dit Maurice en entraînant Geneviève.

– Oh! soyez tranquille, dit celle-ci; il en a pour une bonne heure au moins.

Et la jeune femme lui abandonna sa main, qu'il serra tendrement dans les siennes. Elle avait remords de sa trahison, et elle lui payait ce remords en bonheur.

– Voyez-vous, lui dit-elle en traversant le jardin et en montrant à Maurice les œillets qu'on avait apportés à l'air dans une caisse d'acajou, pour les ressusciter, s'il était possible; voyez-vous, mes fleurs sont mortes.

– Qui les a tuées? Votre négligence, dit Maurice. Pauvres œillets!

– Ce n'est point ma négligence, c'est votre abandon, mon ami.

– Cependant elles demandaient bien peu de chose, Geneviève, un peu d'eau, voilà tout; et mon départ a dû vous laisser bien du temps.

– Ah! dit Geneviève, si les fleurs s'arrosaient avec des larmes, ces pauvre œillets, comme vous les appelez, ne seraient pas morts.

Maurice l'enveloppa de ses bras, la rapprocha vivement de lui, et, avant qu'elle eût eu le temps de se défendre, il appuya ses lèvres sur l'œil moitié souriant, moitié languissant, qui regardait la caisse ravagée.

Geneviève avait tant de choses à se reprocher, qu'elle fut indulgente. Dixmer revint tard, et, lorsqu'il revint, il trouva Morand, Geneviève et Maurice qui causaient botanique dans le jardin.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
500 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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