Читать книгу: «Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis», страница 8

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VI

On peut s'éloigner matériellement de pareils spectacles, mais la pensée s'y acharne; on n'arrive pas à les fuir.

Ramenée chez moi par Danton, restée seule, je revis dans un angle de ma chambre, comme par une ouverture de théâtre on voit une décoration, je revis toute cette scène: la femme Évrard affaissée sur sa chaise; ce commissaire de police appuyé des deux poings sur la table et dictant; ce greffier impassible écrivant; cette belle jeune fille debout, maintenue et maltraitée par deux soldats, pareille à la statue de la justice arrachée à sa base; puis ce capucin immonde la regardant avec des yeux de haine et de luxure.

Toutes les autres figures formaient un deuxième et troisième plan au tableau, mais indistinctes et à peine esquissées.

Et malgré moi je tendais les bras à cette belle héroïne, et malgré moi je l'appelais ma sœur.

À trois heures il se fit un grand bruit; les rues n'avaient pas un instant cessé d'être pleines de curieux. Au milieu de la foule, des hommes aux bras nus criaient, hurlaient, demandaient qu'on leur livrât l'assassin.

C'était Charlotte Corday que l'on conduisait à la prison de l'Abbaye.

Contre toute attente, elle y arriva sans être mise en morceaux.

Le lendemain, à mon grand étonnement, je vis arriver chez moi Danton avec sa femme, belle enfant blonde, de mon âge à peine, qu'il poussa dans mes bras.

Il l'amenait passer la matinée avec moi, à la condition qu'ils m'emmèneraient dîner à la campagne, où je resterais quelques jours avec elle.

Ma solitude était si triste, mon cher bien-aimé, que j'acceptai; puis ce me serait une occasion de parler de toi avec une femme, avec un cœur jeune qui me comprendrait.

D'ailleurs tu aimais Danton; ne pouvant aimer Danton, je voulais aimer sa femme.

Danton sortit pour aller aux nouvelles; depuis le matin le jour s'était fait sur cette jeune fille. Ce n'était point la première venue, comme on eût pu le croire; ce n'était point une passion amoureuse pour un girondin fugitif qui l'avait fait sortir de sa retraite et de son obscurité; c'était l'amour profond de la patrie. La France lui était apparue comme une dormeuse haletante sur le sein de laquelle est accroupi ce monstre qu'on appelle le cauchemar. Elle avait pris un couteau et avait frappé le monstre.

Elle se nommait Marie-Charlotte de Corday d'Armans.

Chose bizarre, son père était républicain, elle était républicaine, ses deux frères étaient à l'armée de Condé.

Il n'y a que les révolutions pour faire de pareils écartèlements dans les familles.

C'était l'arrière-petite-nièce de Corneille, la sœur d'Émilie, de Chimène et de Camille.

Élevée au couvent de l'Abbaye-aux-Dames de Caen, fondée par la comtesse Mathilde, la femme de Guillaume le Conquérant, où l'on recevait les filles de la noblesse pauvre, elle s'était réfugiée, à la suppression des maisons religieuses, chez une vieille tante nommée mademoiselle de Bretevelle.

Elle ne voulut point accomplir une pareille œuvre, qui la conduisait droit à l'échafaud, sans être munie de la bénédiction de son père; elle donna tous ses livres, sauf un volume de Plutarque qu'elle emporta avec elle, passa par Argenton, où était M. de Corday, s'agenouilla devant lui, et, bénie et embrassée par lui, reprit sa place dans la diligence, arriva à Paris le 11, et descendit rue des Vieux-Augustins, nº 17, à l'hôtel de la Providence.

Le prétexte de son voyage avait été le besoin de retirer du ministère de l'intérieur des pièces utiles à une amie émigrée, mademoiselle de Forbin; elle s'était fait donner en conséquence une lettre de Barbaroux pour son collègue Duperret.

Elle avait employé la journée du 12 à ses démarches. Son interrogatoire nous avait dit que le 13, jour du meurtre, une heure avant le meurtre, elle avait acheté au Palais-Royal le couteau qui devait l'accomplir.

Ah! j'ai oublié de te dire, mon Jacques bien-aimé, que le seul moment de faiblesse qu'elle ait manifesté, pendant l'interrogatoire auquel nous assistâmes, fut quand on lui présenta le couteau sanglant, en lui demandant si c'était bien celui-là dont elle s'était servi.

– Oui, avait-elle dit en détournant les yeux et en l'écartant de la main, je le reconnais.

Voilà ce que l'on savait d'elle le 14, à une heure de l'après-midi.

Elle avait été interrogée pendant la nuit par les membres du comité de sûreté générale et par plusieurs députés, et c'était le résultat de ses interrogatoires qui se répandait dans Paris.

Quant à Marat, il était tout simplement question pour lui du Panthéon.

Je restai toute la journée avec madame Danton. Je lui parlai de toi; elle me parla de son mari.

Elle me dit la peur qu'il lui avait d'abord inspirée, et comment elle s'était aperçue bientôt que sous cette rude enveloppe battait un cœur toujours prêt à déborder, et que la moitié de son génie était fait de bonté.

Non certes elle ne l'aimait pas comme je t'aime, elle l'aimait comme une épouse honnête doit aimer son mari. Tandis que toi je t'aime comme un ami, comme un frère, comme un époux, comme un amant, comme mon maître, comme mon Dieu!

Oh! où es-tu, mon bien-aimé? penses-tu à moi avec cette pensée qui dévore, qui me fait me tordre les bras et t'appeler en criant sans le savoir au milieu de la nuit, réveillant la pauvre Jeannette qui accourt tout éperdue et me demande ce que je veux?

– Rien, lui dis-je, je rêve.

Danton revint nous chercher à six heures.

Il était dans l'enthousiasme de Charlotte. Jamais il n'avait vu, disait-il, cœur à la fois plus naïf et plus fortement trempé.

On avait en la fouillant trouvé sur elle son dé à coudre, des aiguilles et du fil.

– Pourquoi avez-vous ces objets sur vous? lui avait-on demandé.

– J'avais pensé qu'après la mort de Marat je serais probablement fort maltraitée, que quelques-uns de mes vêtements seraient déchirés, et, une fois en prison, je voulais avoir le moyen de les recoudre.

– N'est-ce pas toi, lui avait demandé le boucher Legendre, qui t'es présentée chez moi, vêtue en religieuse, pour m'assassiner?

– Le citoyen se trompe, répondit-elle avec un sourire; je n'estimais point que sa vie ou sa mort importât au salut de la République.

Et comme avec son dé à coudre, son fil et ses aiguilles, on avait trouvé dans sa poche sa bourse et sa montre, et que Chabot ayant demandé à les voir, les gardait trop longtemps à son avis entre ses mains:

– Je croyais, dit-elle, que les capucins avaient fait vœu de pauvreté?

Chabot semblait s'être attaché à elle avec une idée obscène: il voulait la fouiller; il prétendait que son fichu n'était si bien fermé que parce qu'elle y cachait quelque chose, et, profitant de ce qu'elle avait les mains liées, il se jeta sur elle et glissa sa main dans sa gorge.

Mais au contact de l'impur la chaste jeune fille éprouva un tel dégoût, qu'elle brisa les liens qui lui retenaient les mains; mais par l'effort même son fichu ouvert laissa voir son sein.

Les larmes en vinrent aux yeux des geôliers; ils achevèrent de lui délier les mains pour qu'elle pût se rajuster.

En outre, on lui avait permis de rabattre ses manches et de mettre des gants sous ses chaînes.

C'étaient toutes les nouvelles de la journée.

Ah! j'oubliais: un peintre nommé David, ami de Marat, a passé la journée près de sa baignoire, à faire son portrait, juste dans la même pose où nous l'avons vu.

Demain on doit proposer à l'Assemblée de porter le corps de Marat au Panthéon.

À six heures, nous partîmes pour la campagne de Danton. C'est là qu'il habite avec sa femme.

Pendant les huit premiers jours de son mariage, il ne l'a pas quittée un seul instant. Même devant moi il n'y peut tenir et l'accable de caresses. Elle, de son côté, me paraît éprouver plus d'étonnement et de peur que d'amour. Le lion a beau limer ses dents, rogner ses griffes, elle ne me paraît pas le moins du monde rassurée devant le monstre sublime.

Il y a séance de nuit à la Convention. La sépulture de Marat doit y être discutée.

Louise elle-même a poussé son mari à aller à Paris.

– J'espère bien, lui a-t-elle dit, que vous ne laisserez pas profaner le Panthéon en permettant que le cadavre de ce vampire y entre.

Imagine-toi, cher Jacques, que ton ami Danton, c'est-à-dire la révolution faite homme, a épousé une jeune fille royaliste. J'ai vu cela dans la soirée que je viens de passer avec elle sur une colline qui domine la Seine, et d'où l'on voit toute la vallée de Saint-Cloud.

Quel calme admirable! quelle majesté douce dans toute cette nature! Se douterait-on qu'on est à deux lieues à peine de ce volcan qui rugit et qui jette des flammes qu'on appelle Paris? Non. Le soir son bourdonnement immense, mélange de cris, de huées, d'imprécations, arrive comme un doux murmure de feuilles agitées, de ruisseaux pleurants, d'oiseaux amoureux.

Nous nous demandions avec la pauvre petite Louise, comment, lorsque l'homme peut vivre si calme, si heureux sous la voûte diamantée du ciel, couché sur un gazon doux et frais, avec un ruisseau à ses pieds, et l'ombre des feuilles tremblant sur son front, nous nous demandions comment il leur préfère les luttes de la tribune, les haines des partis, la boue sanglante des rues.

Puis l'ombre de Charlotte de Corday passait devant nous. Elle aussi était doucement blottie dans un nid de mousse; elle aussi avait des ruisseaux, du gazon, de l'ombre, dans sa belle Normandie, le pays des grands ormes. Eh bien, elle femme, elle a quitté tout cela, et elle a fait cinquante lieues, un couteau à la main, pour venir le plonger dans le cœur d'un homme qu'elle n'avait jamais vu, contre lequel elle n'avait pas de rancune personnelle et qu'elle ne haïssait que de toute la violence de son amour pour la patrie.

Ô mon bien-aimé! si jamais les révolutions s'apaisent, si Dieu permet que les cœurs séparés se rejoignent, si, au lieu de ces jours terribles qu'on appelle le 20 juin, le 10 août, le 2 septembre, le 21 janvier, le 31 mai, on a des jours sans date, calmes et mélangés d'ombre et de soleil, oh! nous aurons, nous aussi, une maison, une chaumière, une cabane sur une colline du haut de laquelle nous puissions voir couler l'eau, blondir les moissons, frissonner les arbres; nous nous y asseoirons au crépuscule, et nous verrons se coucher le soleil, tirant après lui le crêpe mystérieux de la nuit, et nous saluerons chaque beauté de la nature qui passera à son tour devant nous par un regard, par un sourire, par un baiser.

Nous restâmes là bien avant dans la soirée; nous entendîmes successivement s'éteindre tous les bruits du jour, le roulement des voitures sur les routes, le retentissement de la hache du bûcheron dans la forêt, le chant du vigneron dans sa vigne, le gazouillement des oiseaux dans les arbres, les derniers cris du merle dans les cépées. Puis nous vîmes s'allumer çà et là des points d'or, étoiles de la terre, avec elles le silence se répandit et plana sur la campagne, et la seule rumeur qui traversa l'espace et éveilla l'écho fut l'aboi inattendu, prolongé parfois, mais plus souvent s'éteignant aussitôt, de quelque chien veillant dans sa niche à la porte d'une ferme, en faisant sa garde autour d'un parc de moutons.

Oh! que nous étions loin en écoutant ce monde qui s'endormait de penser à l'assemblée tumultueuse, à Marat posant dans sa baignoire pour le peintre David, et à Charlotte Corday, attendant en écrivant à Barbaroux, l'échafaud dans sa prison.

Danton revint à minuit; la séance avait été orageuse, les cordeliers avaient demandé le Panthéon pour Marat, les jacobins accueillirent froidement cette demande, Robespierre se déclara contre, la motion fut repoussée.

Le lendemain Charlotte Corday devait être transportée à la Conciergerie, et Marat devait être enterré au cimetière de la vieille église des cordeliers, près du caveau où si longtemps il avait écrit.

Il y avait à propos de cette mort un grand mouvement dans le peuple. Les pauvres gens savaient qu'il avait été leur défenseur, qu'il avait, toute sa vie, écrit pour eux, et, sans qu'ils eussent lu ses journaux, ils lui étaient reconnaissants. La pompe eut lieu de six heures à minuit. Danton y assista et nous emmena avec lui. Marat fut déposé, à la lueur des torches, sous un des saules qui poussaient çà et là dans le cimetière.

Il était près d'une heure du matin quand le dernier discours fut achevé.

Après chaque discours, les cris de Vive Marat! Mort aux jacobins! s'élançaient de dix mille bouches et venaient me frapper au cœur.

Beaucoup demandaient que Charlotte Corday fût amenée et égorgée sur la tombe fraîche. Danton avait beau me rassurer, à chaque mouvement dans les groupes je me figurais que c'était elle qu'on était allé chercher à l'Abbaye et que l'on amenait victime expiatoire.

Nous rentrâmes à Sèvres au jour. J'étais brisée de terreur.

VII

Nous étions au 18 juillet; depuis quatre jours Marat était mort, depuis quatre jours Charlotte était arrêtée.

On commençait à crier dans les rues de Paris que le procès était bien long; on se demandait ce que faisaient les juges.

La nouvelle qu'elle avait été conduite à la Conciergerie avait donné bonne espérance aux maratistes. On savait que le séjour que faisaient les prisonniers à la Conciergerie n'était jamais bien long.

Charlotte devait comparaître ce jour même devant le tribunal révolutionnaire.

Danton s'était pris d'enthousiasme pour cette âme romaine; il voulut assister au jugement.

On savait déjà qu'elle avait écrit à un jeune député, neveu de l'abbesse de Caen. La lettre ne le trouva point chez lui ou il n'osa point y répondre et céda l'honneur de la défense à un autre.

On lui donna pour avocat d'office un jeune homme encore inconnu, le citoyen Chauveau-Lagarde.

Danton revint émerveillé.

– Eh bien? lui demandâmes-nous quand il revint.

– C'est elle qui les a jugés tous, nous répondit-il, et elle les a condamnés au bagne de l'histoire.

Nous lui demandâmes des détails, mais tout s'était résumé pour lui dans le majestueux ensemble de son apparition. Seulement il avait remarqué que pendant l'interrogatoire de l'accusée, un jeune peintre allemand qu'il connaissait, nommé Hauer, avait fait son portrait.

Elle aussi l'avait remarqué, avait souri et s'était posée du mieux qu'elle avait pu, pour lui faciliter sa tâche.

En rentrant dans sa prison, elle avait trouvé un prêtre qui l'attendait. Mais, républicaine jusqu'au bout, elle avait refusé le secours de celui qui était venu lui offrir le soutien de sa parole.

– J'ai la voix d'en haut, et j'espère qu'elle me suffira, avait-elle répondu.

Tout cela est bien beau, n'est-ce pas, mon ami? mais il me semble que cela dépasse la taille de la femme.

L'exécution aura lieu ce soir à huit heures. Danton veut que nous y assistions, j'ai fait quelques difficultés, mais Danton a dit:

– Cette femme donnera une leçon de mort, même aux hommes, et, dans les temps où nous sommes, il est bon de prendre de ces sortes de leçons. Puis d'ailleurs, a-t-il ajouté, c'est un dernier hommage à lui rendre que d'aller la voir mourir.

J'irai, mon bien-aimé Jacques; dans le cas où je serais condamnée, moi aussi, je veux apprendre à bien mourir, afin de ne point te faire honte.

*
* *

Oh! mon ami, comment te raconterai-je cela? Danton avait raison: c'est un grand et sublime spectacle que celui d'une créature qui meurt noblement pour sa conviction.

La hache n'était point encore tombée que Charlotte Corday en était déjà à la légende. On répétait de bouche en bouche parmi les spectateurs ce qu'elle avait fait.

Le peintre, qui était commandant au second bataillon des cordeliers, avait, grâce à son grade probablement, obtenu d'achever dans le cachot de la condamnée le portrait qu'il avait commencé d'elle à l'audience. Il était en conséquence revenu avec elle à la Conciergerie.

Ne sachant pas qu'elle serait jugée, condamnée et probablement exécutée dans la journée, Charlotte avait promis aux concierges de déjeuner avec eux.

Il paraît que ce sont d'excellentes gens que l'on appelle Richard.

– Madame Richard, dit-elle en rentrant, vous m'excuserez si je ne déjeune pas demain avec vous, comme je vous l'ai promis, mais mieux que personne vous saurez qu'il n'y a pas de ma faute.

Charlotte, rentrée dans son cachot, posa de nouveau et causa tranquillement avec le peintre, lui faisant promettre d'exécuter pour sa famille une copie de son portrait.

Le peintre y donnait les dernières touches lorsque le bourreau ouvrit une petite porte placée derrière elle.

Elle se retourna; il tenait à la main les ciseaux destinés à lui couper les cheveux, et sur son bras la chemise rouge qu'elle devait revêtir.

La chemise des parricides à cette martyre! Quelle profanation!

À cette vue Charlotte tressaillit.

– Eh quoi, déjà? dit-elle.

Puis, comme honteuse de ce mouvement de faiblesse:

– Monsieur, demanda-t-elle au bourreau, de sa plus douce voix et avec son meilleur sourire, voulez-vous me prêtez vos ciseaux, s'il vous plaît?

Le bourreau les lui tendit.

Alors, coupant elle-même une boucle de ses longs cheveux, elle la donna au peintre.

– Je n'ai que cette boucle de cheveux à vous offrir, dit-elle, gardez-la en mémoire de moi.

On disait que le bourreau s'était détourné et que les gendarmes eux-mêmes pleuraient.

En effet, mon bien-aimé, il s'était, en l'honneur de l'humanité, fait dans les masses un heureux changement.

Pendant les quatre jours qui s'étaient écoulés, le bruit de la sérénité de la prisonnière s'était tellement répandu, l'énergie et la précision de ses réponses avaient fait un tel effet, que l'admiration commençait à succéder au premier mouvement d'horreur qu'inspire toujours un assassin. De sorte qu'au moment où à sept heures du soir, sous la sombre arcade de la Conciergerie, on vit sous un ciel orageux à la lueur des éclairs apparaître la belle victime drapée dans son manteau rouge, on crut que la tempête n'éclatait au ciel que pour reprocher à la terre le crime qu'elle allait commettre.

Des cris s'élevèrent accusant deux fanatismes contraires, des cris de haine et des cris d'admiration.

L'orage sembla fuir devant elle; lorsqu'elle arriva au pont Neuf, il avait disparu. Une grande clarté se faisait sur la place de la Révolution, où le firmament avait repris toute sa limpidité. À la rue Saint-Honoré, le dernier nuage qui couvrait le soleil se dissipa et il put caresser de ses plus onduleux rayons la vierge qui allait mourir.

Danton déposa sa femme au palais qui donne sur la place de la Révolution, soit qu'il craignît pour elle un accident, soit qu'il lui crût le cœur trop faible pour assister au terrible spectacle de plus près.

Et comme je voulais rester avec elle:

– Non, dit-il, vous êtes une âme vaillante, vous, vous viendrez avec moi. Quand une femme comme celle-là va mourir, on ne la regarde pas de la loge d'un cirque ou du balcon du garde-meuble, on va se placer près d'elle, et on lui dit des yeux:

– Meurs tranquille, tu ne mourras pas tout entière, sainte victime, ton souvenir restera dans nos cœurs!

Et nous allâmes nous placer sur le flanc droit de la guillotine.

J'avoue que je marchais machinalement, subissant l'impulsion que je recevais; mes jambes tremblaient, mes yeux ne voyaient plus qu'à travers un nuage; je n'entendais qu'un bruissement confus.

J'étais dans le même état qu'une créature qui s'évanouit quand son esprit, n'ayant pas encore quitté le jour, n'est pas encore non plus complètement entré dans les ténèbres.

De grands cris me tirèrent de ma torpeur. J'ouvris les yeux, mes pieds se cramponnèrent au sol, je me tournai du côté d'où venait le bruit; la charrette apparaissait à la porte Saint-Honoré et se dirigeait vers l'échafaud.

Ô mon bien-aimé, non, rien de plus beau, rien de plus saint, rien de plus sublime n'est apparu à des yeux mortels depuis le commencement des siècles, que cette autre Judith offrant son sang pour racheter les péchés de Béthanie et ayant sur la première l'avantage d'être immaculée!

De ce moment mes yeux se fixèrent sur elle et ne purent plus s'en détacher.

Un rayon de soleil brilla sur le couteau et se refléta dans ses yeux.

À cet éclair précurseur de la mort il me sembla qu'elle pâlissait; mais ce moment de faiblesse eut la rapidité de l'éclair même.

Charlotte se dressa debout dans la charrette, s'appuya aux traverses et sourit doucement, sans ostentation comme sans dédain.

Elle descendit seule du tombereau, monta seule les degrés de l'échafaud; le bourreau et ses aides la suivaient comme des serviteurs suivent une reine.

Arrivée sur la plate-forme, elle regarda lentement tout autour d'elle.

C'était un ange; à cette exécution qui devait surtout soulever des flots de peuple, c'était le peuple qui manquait.

Ce n'étaient point des curieux qui entouraient l'échafaud, c'étaient des observateurs sérieux, des hommes graves; c'étaient des médecins, c'étaient des députés, c'étaient des philosophes.

Puis une foule de femmes douces, sympathiques, bien mises, qui étaient venues là comme on vient aux funérailles d'une sœur, d'une parente ou d'une amie.

Au lieu du tumulte habituel, il se faisait sur la place de la Révolution un sombre silence.

Ce silence fut interrompu par un cri de la patiente. Le bourreau, en lui arrachant son fichu, lui avait mis le sein à découvert.

Ce cri, ce n'était pas la crainte, c'était la pudeur qui l'avait poussé.

– Dépêchons, dit-elle en voyant sa gorge à demi nue.

Elle se jeta d'elle-même sur la bascule.

Un grand cri retentit. On avait vu le couperet passer comme un éclair vertical.

Au moment où la belle tête virginale tomba, un aide de l'exécuteur, nommé Legros, la prit par les cheveux et la montra au peuple.

Puis il eut l'indignité de lui donner un soufflet.

Les yeux se rouvrirent et les joues, déjà pâlies, reprirent leur rougeur.

Un murmure d'horreur et d'indignation s'éleva de la foule.

– Arrêtez cet homme pour insulte à l'humanité! s'écria Danton.

– Oui, oui! crièrent mille voix, arrêtez-le!

Les gendarmes qui avaient accompagné Charlotte Corday montèrent sur l'échafaud et l'arrêtèrent.

Danton avait dit vrai, mon bien-aimé; s'il me fallait mourir maintenant, je crois, grâce à l'exemple que je viens d'avoir sous les yeux, que la chose me serait facile.

Et en effet j'avais admirablement supporté ce spectacle, si terrible qu'il fût; il m'avait exaltée au lieu de m'abattre.

Je me disais:

– Si j'apprenais la mort de mon bien-aimé, moi aussi j'achèterais un couteau, j'irais chez Robespierre, je le tuerais, et je mourrais comme vient de mourir Charlotte.

Le croirais-tu, un instant j'enviai le sort de cette belle vierge, décapitée, souffletée par un valet de bourreau, et j'eusse voulu être à sa place.

Mais serais-je aussi belle qu'elle? Le soleil ferait-il pour moi ce que pour elle il a fait, m'enverrait-il, pour me faire comme à elle une auréole, son plus beau, son plus doux, son dernier rayon?

Je n'ai qu'une peur, bien-aimé, c'est que votre vieux Brutus païen ne soit détrôné, et qu'il ne se fonde une religion dans le sang de Charlotte Corday:

La religion du poignard!

Nous allâmes chercher madame Danton au balcon du garde-meuble. La pauvre femme m'avoua qu'elle avait profité de ce que son mari n'était plus là pour se réfugier dans l'intérieur de l'appartement.

Elle n'avait rien vu.

Nous prîmes une voiture découverte pour nous reconduire à Sèvres. L'orage avait complètement épuré le ciel; on respirait cette vivifiante odeur qui flotte dans l'air après les tempêtes.

Danton était devenu rêveur.

Le courage simple et grandiose de cette jeune fille l'avait profondément impressionné.

– Je croyais bien à sa fermeté, dit-il, mais je ne croyais pas à sa douceur. C'est beau à son âge de ne pas plus en vouloir à la mort. Je ne croyais pas à ces regards pénétrants, à ces vives et humides étincelles jaillissant de ses beaux yeux jusque sur l'échafaud. Tout ce qu'elle haïssait est mort dans la personne de Marat. Elle est partie sans même penser à pardonner à ses bourreaux. Son âme planait au-dessus des petites inspirations terrestres; je crois que, si j'étais jeune homme, j'éprouverais une sombre volupté à la suivre et à la chercher dans le monde inconnu où elle vient de descendre.

Ordinairement les condamnés se soutiennent par l'animation, par des chants patriotiques, par des injures qu'ils échangent avec leurs ennemis, par des sourires que leur envoient leurs amis.

Elle n'a eu besoin de rien de tout cela, elle avait la foi. La foi a été son pilier d'airain.

Dieu sait comment je mourrai, mais je voudrais mourir comme elle!

Madame Danton pleurait; moi je serrais la main de Danton.

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12+
Дата выхода на Литрес:
19 марта 2017
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