Читать книгу: «Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis», страница 13

Шрифт:

XV

L'échafaud ne veut pas de moi. En vérité, je suis maudite!

J'espérais si bien, à l'heure où j'écris ces lignes, me reposer des lassitudes de ce monde dans les bras du Seigneur, ou tout au moins sur le sein de la terre!

Serais-je donc obligée de me tuer pour mourir?

Je t'écris à tout hasard. Ma conviction est que tu es mort, mon bien-aimé Jacques. J'ai encore cherché à savoir le nom des quatre girondins morts sur l'échafaud à Bordeaux ou déchirés par les chiens dans les grottes de Saint-Émilion.

Impossible de savoir leurs noms; les journaux constatent leur mort, voilà tout.

Enfin il se peut que tu vives, et ce n'est peut-être que pour cela que Dieu n'a pas voulu me laisser mourir.

Tout s'est passé comme je l'espérais, excepté le dénoûment.

Je m'étais vêtue de blanc; n'allais-je pas te rejoindre, mon cher fiancé!

Arrivée dans la cour, je trouvai des charrettes chargeant les condamnés et Santerre m'attendant.

Une fois encore il me supplia de renoncer à mon projet; j'insistai en souriant.

Je ne puis te dire quelle profonde sérénité s'était infiltrée en moi; on eût dit que l'azur du ciel coulait dans mes veines.

La journée était magnifique, c'était une de ces belles journées de juin à la fin desquelles, ma main dans ta main, nous écoutions sous la tonnelle de notre paradis perdu, chanter le rossignol dans ses massifs de syringas.

Sur mon ordre exprès, il me lia les mains. Un rosier montait contre la muraille tout chargé de fleurs. Je te demande un peu, mon bien-aimé, où vont fleurir les rosiers?

Il est vrai que les fleurs de celui-ci étaient rouges comme du sang.

– Cassez ce bouton, dis-je à Santerre, et donnez-le-moi.

Il cassa le bouton et me le passa entre les dents. Je penchai mon front vers lui, il y posa doucement les lèvres. Comprends-tu, mon bien-aimé, la dernière héritière des Chazelay recevant pour son dernier adieu sur la terre le baiser du brasseur du faubourg Saint-Antoine!

Je montai dans la dernière charrette. On ne me fit aucune difficulté. Il est si rare de voir les hommes courtiser la mort que nul ne se douta que je n'étais point condamnée.

Nous étions trente sur cinq charrettes; je faisais la trente et unième. Je cherchai inutilement, parmi mes malheureux compagnons, quelque figure sympathique, mais je n'en trouvai point. La guillotine devenait de plus en plus avide, et les aristocrates de plus en plus rares.

L'avant-dernière journée, celle de madame Sainte-Amarante, avait fourni avec bien de la peine vingt-cinq nobles sur cinquante-quatre guillotinés. La dernière fournée, qui était de trente-quatre, n'avait pour toute illustration qu'un fils naturel de M. de Sillery, et le pauvre représentant Osselin, condamné pour avoir caché une femme qu'il aimait. Encore celui-ci était-il un patriote et non un aristocrate.

Mes compagnons à moi étaient trente galériens, de ces voleurs serruriers devant lesquels aucune porte ne tient, qui avaient mérité le bagne seulement, et que, faute de mieux, on élevait à la hauteur de l'échafaud. Pauvre guillotine, elle avait mangé son pain blanc le premier.

Je crus un instant que les gendarmes allaient me faire descendre, tant le contraste était grand entre moi et mes compagnons; mais les charrettes se mirent en route; j'envoyai un dernier regard de remerciement à Santerre et nous partîmes.

La population qui nous suivait ou que nous refoulions, entassée sur notre route, paraissait aussi étonnée que les gendarmes de me voir au milieu de ces étranges compagnons; d'autant plus que, placée en septième dans la charrette qui n'avait que six places, tous les condamnés étaient assis, moi seule me tenais debout.

En général ma présence excitait des murmures, mais des murmures de pitié. Le peuple lui-même commençait à se lasser de voir transporter sur les places publiques ces abattoirs humains. J'entendais des voix dans la foule qui disaient:

– Voyez donc comme elle est belle!

Et d'autres:

– Je parie qu'elle n'a pas seize ans.

Un homme cria en se détournant:

– Je croyais que depuis la Sainte-Amarante, on en avait fini avec les femmes.

Et les murmures recommençaient, se mêlant aux insultes dont on accompagnait les autres condamnés.

Au coin de la rue de la Ferronnerie la foule devint plus épaisse et les marques de sympathie plus grandes.

C'est étrange comme l'approche de la mort donne une suprême acuité aux sens. J'entendais tout ce qu'on disait, je voyais tout ce qu'on faisait.

Une femme cria:

– C'est une sainte qu'on égorge avec des brigands pour les racheter.

– Vois donc, disait une jeune fille, elle tient une fleur à sa bouche.

– C'est une rose que lui aura donnée son amant en se séparant d'elle, répondait sa compagne, et elle veut mourir avec cette rose.

– Si ce n'est pas un meurtre de tuer des enfants de cet âge! qu'est-ce que ça peut avoir fait, je vous le demande?

Ce concert de miséricorde qui s'élevait en ma faveur me faisait un singulier effet; il me soulevait pour ainsi dire matériellement au-dessus de mes compagnons, et, me précédant au ciel, semblait m'en ouvrir les portes.

Un beau jeune homme de vingt ans fendit les flots du peuple, arriva au premier rang, et, posant la main sur l'arrière de la charrette:

– Promettez-moi de m'aimer, dit-il, et je risquerai ma vie pour vous sauver.

Je secouai doucement la tête et levai en souriant mes yeux au ciel.

– Allez dans votre gloire! dit-il.

Les gendarmes qui l'avaient vu me parler, voulurent l'arrêter, mais il se défendit, et, aidé par la foule, il disparut au milieu d'elle.

J'étais dans un état de bien-être que je n'avais jamais éprouvé qu'appuyé contre ton cœur. Il me semblait qu'au fur et à mesure que je m'avançais vers la place de la Révolution, je me rapprochais de toi. À force de regarder le ciel, il s'était formé par éblouissement une espèce d'auréole à travers laquelle je voyais Dieu dans sa redoutable et sublime majesté.

Il me semblait qu'outre les bruits et les mouvements de la terre je commençais de voir et d'entendre des choses que seule je voyais et entendais; j'entendais les sons d'une harmonie lointaine et céleste; je voyais des êtres lumineux et transparents tout à la fois glisser sur le firmament.

Au coin de la rue Saint-Martin et de la rue des Lombards, je fus tirée de mon extase par un encombrement de voitures. Un tombereau venant soit de la Roquette, soit de Saint-Lazare, soit de Bicêtre, conduisait de l'autre côté de la Seine une douzaine de prisonniers entassés entre ses planches.

Cette fois le comité de salut public avait eu la main heureuse: c'étaient bien des aristocrates.

Quatre gendarmes escortaient les prisonniers; notre charrette accrocha le tombereau; le choc attira mes yeux vers la terre.

Parmi les prisonniers était une jeune femme, de mon âge à peu près, brune, avec des yeux noirs, splendide de beauté.

Nos regards se fixèrent les uns sur les autres, nos âmes échangèrent je ne sais quelle effluve sympathique; elle me tendit les bras; les miens étaient liés derrière mon dos… Je roulai mon bouton de rose entre mes lèvres et je le lui lançai de toute la force de mon souffle. Il tomba sur ses genoux. Elle le prit et le porta à sa bouche.

Puis le tombereau et la charrette se décrochèrent; le tombereau continua sa route vers le pont Notre-Dame et la charrette son chemin vers la place de la Révolution.

Cet épisode du voyage avait forcé mon esprit à redescendre des hauteurs sublimes où la contemplation l'avait transporté sur les choses communes de la terre.

Je jetai les yeux sur mes malheureux compagnons.

J'avais autour de moi l'amour de la vie et la terreur de la mort sous tous ses aspects.

Ces misérables, en effet, sans vertus, sans conscience, sans remords, n'ayant pas même la foi politique qui soutenait les condamnés de cette époque, ces misérables n'avaient d'appui ni sur la terre ni au ciel.

Ils n'osaient relever la tête, ils n'osaient regarder autour d'eux; d'une voix sourde, de temps en temps, l'un ou l'autre demandait, pour savoir combien de minutes lui restaient à vivre:

– Où sommes-nous?

Je leur répondis d'abord, espérant les consoler:

– Sur la route du ciel, mes frères!

Mais l'un d'eux, brutalement:

– Nous ne demandons pas cela, nous demandons s'il y a encore loin.

– Nous entrons dans la rue Saint-Honoré, répondis-je.

Puis plus tard, et deux fois encore à la même question:

– Barrière des Sergents, – palais Égalité.

Et eux répondaient par des grincements de dents et par des blasphèmes où le nom de Dieu se trouvait machinalement mêlé.

La charrette arriva devant le magasin de lingerie de madame de Condorcet. J'essayai de la voir une dernière fois; mais tout était fermé chez elle, au rez-de-chaussée comme au premier.

– Adieu, sœur de mon deuil, lui dis-je en passant; je vais porter de tes nouvelles à l'homme de génie qui t'a aimée à la fois comme un père et comme un époux.

Un de mes compagnons m'entendit, celui qui était le plus rapproché de moi; il se laissa glisser sur ses genoux et tomba à mes pieds.

– Tu crois donc à une autre vie? demanda-t-il.

– Si je n'y crois pas, du moins, j'y espère.

– Et moi je ne crois ni n'espère, dit-il.

Et il se frappa convulsivement la tête contre le banc sur lequel un instant auparavant il était assis.

– Que fais-tu, malheureux? lui demandai-je.

Il rit convulsivement:

– Je me prouve par la douleur que je vis encore, et toi?

– La mort me prouvera tout à l'heure par le repos que j'ai cessé de vivre.

Un autre releva la tête et me regarda d'un air égaré et d'un œil sanglant:

– Tu sais donc ce que c'est que la mort? me demanda-t-il?

– Non, mais dans un instant je vais le savoir.

– Quel crime as-tu commis pour qu'on te fasse mourir avec nous?

– Aucun.

– Et tu meurs, cependant!

Puis, comme si ce blasphème pouvait atteindre le créateur de toutes choses:

– Il n'y a pas de Dieu! il n'y a pas de Dieu! il n'y a pas de Dieu! cria-t-il.

Pauvre misérable humanité qui croit un Dieu individuel, et qui, dans son orgueil, pense que ce Dieu n'a autre chose à faire que de la suivre de sa naissance à sa mort! et qui, à chaque instant, pour satisfaire un caprice ou pour lui épargner une souffrance, le prie… de déranger par un miracle l'ordre immuable de la nature.

– Mais, dit un des condamnés, à défaut de la justice divine il devrait y avoir une justice humaine. J'ai volé, j'ai brisé des fenêtres, enfoncé des portes, forcé des caisses, escaladé des murailles; j'ai mérité le bagne, mais non l'échafaud. Qu'on m'envoie à Rochefort, à Brest, à Toulon, on en a le droit; mais on n'a pas celui de me tuer!

– Tiens, lui dis-je, crie cela à Robespierre, nous passons devant la porte de son menuisier, il t'entendra peut-être.

Le forçat poussa un gémissement sourd, et, se dressant sur ses pieds:

– Tigre d'Arras! dit-il, que fais-tu donc de toutes les têtes que l'on coupe pour toi et de tout le sang qu'on verse en ton nom?

Un concert de malédictions se leva de toutes les voitures et se mêla aux cris de la foule, où le nom de Robespierre commençait à se dépopulariser.

– Je te remercie, roi de la terreur, tu me réunis à ce que j'aime.

Puis, cette explosion passée, les condamnés retombèrent dans leur torpeur, et le silence plana de nouveau sur les charrettes. Au reste, un tiers à peine de ces misérables avait eu la force de se relever et de crier.

Celui qui s'était frappé le front contre le banc et qui était resté à genoux, me dit:

– Sais-tu des prières?

– Non, lui répondis-je, mais je sais prier.

– Alors, prie pour nous.

– Que voulez-vous que je demande à Dieu?

– Ce que tu voudras; tu sais mieux que nous ce qu'il nous faut.

Je me rappelai ces vierges du cirque qui consolaient les mourants dont elles étaient entourées, avant que ces mourants eussent le bonheur d'être des martyrs.

Je levai les yeux au ciel.

– À genoux, vous autres, dit le forçat; elle va prier.

Les six forçats s'inclinèrent; ceux des autres charrettes, qui ne pouvaient nous entendre, roulaient comme des animaux qu'on conduit au marché.

– Mon Dieu! dis-je, si vous existez autrement que comme immensité impalpable, que comme toute-puissance invisible, que comme éternelle manifestation de l'œuvre sublime de la nature; si, comme les dogmes de notre Église le disent, vous vous êtes incarné dans une apparence humaine, si vous avez des yeux pour voir nos douleurs, si vous avez des oreilles pour entendre nos prières; si enfin vous vous êtes, dans un monde supérieur, réservé la récompense des vertus et le châtiment des crimes de ce monde-ci, daignez vous rappeler, en voyant ces hommes devant vous, que la justice humaine a empiété sur vos droits, que, déjà punis et au delà de leurs crimes sur la terre, ils ne peuvent encore être punis dans ce royaume inconnu que la science cherche vainement et que les livres saints appellent le ciel! Qu'ils reposent donc là pour l'éternité, dans le mérite de leur expiation et dans la gloire de votre miséricordieuse justice!

– Amen! murmurèrent deux ou trois voix.

– Mais si, au contraire, continuai-je, la porte sous laquelle nous allons passer tous est celle du néant, si nous tombons du même coup dans la nuit, dans l'insensibilité et dans la mort, si rien n'est après la vie comme rien n'était avant elle, alors, mes amis, remercions encore Dieu, car l'absence du sentiment amène l'absence de la douleur, et nous dormirons alors pendant l'éternité de ce sommeil sans rêve dont la fatigue d'une journée pénible nous a parfois donné un avant-goût en ce monde.

– Oh! non, s'écrièrent les forçats, que Dieu nous punisse plutôt par d'éternelles souffrances que par le néant éternel!

– Seigneur! Seigneur! m'écriai-je, ils ont clamé à vous du fond de l'abîme; écoutez-les, Seigneur!

FIN DU TOME PREMIER

LA FILLE DU MARQUIS
TOME II

IX
SUITE DU MANUSCRIT

XVI

Nous fîmes quelques pas en silence. Puis tout à coup un grand frisson courut parmi cette foule et gagna les condamnés eux-mêmes, car, comme les charrettes tournaient la porte Saint-Honoré, quoiqu'ils fussent assis à reculons et qu'ils ne pussent par conséquent voir l'instrument de leur supplice, ils devinèrent qu'ils étaient arrivés en face de lui.

Moi, au contraire, j'éprouvai un sentiment de joie; je me dressai sur la pointe des pieds et je vis la guillotine élevant au-dessus de toutes les têtes ses deux grands bras rouges vers le ciel, où tendent toutes choses. J'en étais arrivée à préférer même le néant, qui effrayait tant ces malheureux, au doute dans lequel je vivais depuis plus de deux ans.

– Nous y sommes, n'est-ce pas? demanda un forçat d'une voix sombre.

– Nous allons y être dans cinq minutes.

– On nous guillotinera les derniers, puisque nous sommes dans la dernière charrette, dit un autre de ces malheureux se parlant à lui-même. Nous sommes trente, un par minute, c'est encore une demi-heure que nous avons à vivre.

La foule continuait à hurler contre eux et à me plaindre; elle était devenue si épaisse que les gendarmes qui précédaient les charrettes ne purent leur ouvrir un chemin. Il fallut que de la place de la Révolution, où il veillait près de l'échafaud, le général Henriot en personne se détachât, le sabre à la main, et, suivi de cinq ou six gendarmes, ouvrît la voie avec des jurements terribles.

Son cheval était lancé si brutalement que, de l'élan que lui avait donné son cavalier, renversant femmes et enfants, il pénétra jusqu'à la dernière charrette.

Il me vit debout au milieu de tous ces hommes agenouillés.

– Pourquoi n'es-tu pas à genoux comme les autres? me demanda-t-il.

Le forçat qui m'avait dit de prier pour eux entendit la question et se redressa:

– Parce que nous sommes coupables et qu'elle est innocente, parce que nous sommes faibles et qu'elle est forte, parce que nous pleurons et qu'elle nous console.

– Bon! cria Henriot, encore quelque héroïne comme Charlotte Corday ou madame Roland; je croyais pourtant bien que nous étions débarrassés de toutes ces viragos.

Puis aux charretiers:

– Allons, dit-il, le chemin est libre, marchez!

Et les charrettes se remirent en marche.

Cinq minutes après, la première charrette s'arrêtait au pied de l'échafaud.

Les autres s'arrêtèrent d'un mouvement successif qui s'étendit de la première à la cinquième.

Un homme en carmagnole et en bonnet rouge était au pied de l'échafaud, entre l'escalier de la guillotine et les charrettes qui, l'une après l'autre, apportaient leur chargement.

Il appela à voix haute le numéro et le nom du condamné.

Le condamné descendait seul, ou soutenu par les aides, montait sur la plate-forme, s'y agitait un instant, puis disparaissait. On entendait un coup mat, puis tout était fini.

L'homme à la carmagnole appelait le numéro suivant.

Le forçat qui avait calculé qu'il y en avait encore pour une demi-heure, comptait ces coups sourds, et à chacun de ces coups tressaillait et gémissait.

Au bout de six coups il y eut une interruption.

Il poussa un soupir et secoua la tête pour en faire tomber la sueur qu'il ne pouvait essuyer.

– C'est fini avec la première charrette, murmura-t-il.

En effet, la seconde charrette prit la place de la première, puis la troisième celle de la seconde; le mouvement parvint ainsi jusqu'à nous, et nous approchâmes de l'échafaud de toute la longueur de la première charrette vide.

Puis les coups continuèrent à retentir, et le malheureux continua de compter en pâlissant et en frissonnant de plus en plus.

Au sixième coup, même interruption, même mouvement.

Les coups recommencèrent, plus perceptibles seulement à mesure que nous nous rapprochions.

Le forçat continuait de compter; mais, au numéro 18, la parole s'éteignit sur ses lèvres, il s'affaissa sur lui-même, et l'on n'entendit plus qu'une espèce de râle.

Les coups continuaient à retentir avec une effrayante régularité. La charrette que l'on vidait séparait seule la nôtre de l'échafaud.

Le forçat qui m'avait dit de prier releva la tête.

– Notre tour vient, dit-il, sainte enfant, bénis-moi!

– Le puis-je, avec mes mains liées? lui demandai-je.

– Tourne-moi le dos, dit-il.

Je fis le mouvement qu'il désirait, et avec les dents je sentis qu'il dénouait la corde qui me liait les mains.

Une fois déliées, je les élevai au-dessus de sa tête.

– Que Dieu vous soit miséricordieux, lui dis-je, et autant qu'il est permis de bénir à une pauvre créature qui aurait besoin de bénédiction pour elle-même, je vous bénis!

– Et moi! et moi! dirent deux ou trois voix.

Et les autres forçats se soulevaient avec effort.

– Et vous aussi, leur dis-je. Du courage, mourez en hommes et en chrétiens!

Les hommes se redressèrent sous ma parole, et comme la dernière charrette était vide, la nôtre fit un tour sur elle-même et alla prendre sa place.

Alors le funèbre appel commença.

Mes compagnons, nommés tour à tour, descendirent les uns après les autres. Celui qui avait compté les coups était le vingt-neuvième: il fallut l'emporter, il était sans connaissance.

Le trentième se leva de lui-même avant qu'on l'eût appelé.

On l'appela.

– Priez pour moi, dit-il; et il descendit, calme et ferme.

Sous ma parole, il était revenu du désespoir à la sérénité.

Avant de se coucher sur la fatale bascule, il me jeta un dernier regard.

Je lui montrai le ciel.

Sa tête tomba, je descendis à mon tour.

L'homme à la carmagnole me barra le chemin.

– Où vas-tu? me demanda-t-il étonné.

– Je vais mourir, lui répondis-je.

– Comment te nommes-tu?

– Éva de Chazelay.

– Tu n'es pas sur ma liste, dit-il.

J'insistai pour passer.

– Citoyen exécuteur, cria l'homme à la carmagnole, voilà une jeune fille qui n'est pas sur ma liste et qui n'a pas de numéro; que faut-il faire?

Le bourreau se rapprocha de la balustrade, et, me regardant:

– La reconduire en prison, dit-il, ce sera pour un autre jour.

– Pourquoi remettre la chose à un autre jour puisqu'elle est là? cria Henriot. Allons, finissons-en tout de suite, je suis attendu à dîner.

– Pardon, citoyen Henriot, dit l'exécuteur avec une certaine déférence, mais d'une voix ferme; l'autre jour, pour la pauvre petite Nicole, j'ai été injurié et menacé, et cependant elle avait son numéro et elle était sur la liste; avant-hier, pour Osselin, qui était à moitié mort et qu'on aurait bien pu laisser mourir tout à fait et tranquillement, on m'a jeté des pierres, et cependant il avait son numéro et était sur la liste. Aujourd'hui, pour cette jeune femme, qui n'a pas de numéro, qui n'est pas sur la liste, on me mettrait en morceaux! Merci! c'était bon dans les commencements, mais aujourd'hui on se lasse. Tenez, entendez-vous comme la foule commence à gronder!

Et, en effet, il se faisait dans la peuple ce mouvement de houle qui se fait sur les flots au moment de la tempête.

– Mais puisque je consens à mourir! criai-je à l'exécuteur, qu'importe que je sois sur la liste ou que je n'y sois pas!

– Il m'importe, à moi, la belle enfant! dit le bourreau; je ne fais pas mon métier par enthousiasme.

– Diable! et à moi aussi, dit l'homme à la carmagnole. Je dois mes comptes au tribunal révolutionnaire; ma demande est de trente têtes, et non de trente et une. Les bons comptes font les bons amis.

– Misérable! cria Henriot en brandissant son sabre et en s'adressant à l'exécuteur, je t'ordonne d'en finir avec cette aristocrate! Et, si tu ne m'obéis pas, tu auras affaire à moi.

– Citoyens, cria l'exécuteur s'adressant au peuple, j'en appelle à vous! On m'ordonne d'exécuter une enfant qui n'est pas sur ma liste. Dois-je le faire?

– Non! non! non! crièrent des milliers de voix.

– À bas Henriot! à bas les guillotineurs! crièrent quelques spectateurs.

Henriot, à demi ivre comme toujours, poussa son cheval dans la foule, du côté d'où venaient les menaces.

Alors les pierres commencèrent à pleuvoir et les bâtons à se lever.

– Prends mon bras, citoyenne, dit l'homme à la carmagnole.

Le tumulte augmentait. Le peuple se jetait sur l'échafaud pour le démolir; les gendarmes accouraient au secours de leur chef. Je voulais bien mourir, mais je ne voulais pas être mise en pièces ni écrasée sous les pieds des chevaux.

Je me laissai entraîner.

Le peuple, qui me reconnaissait et qui croyait qu'on voulait me sauver, s'ouvrit de lui-même devant moi en criant:

– Passez! passez!

Au coin du quai des Tuileries, nous trouvâmes une voiture.

L'homme à la carmagnole en ouvrit la porte, m'y poussa et monta après moi.

– Aux Carmes! cria-t-il au cocher.

La voiture partit au grand trot, longea le quai des Tuileries, gagna le pont aussi vite qu'elle put et s'enfonça dans la rue du Bac. Au bout d'une course d'un quart d'heure, elle s'arrêta devant le couvent des Carmes, changé en prison depuis deux ans.

Mon compagnon descendit de fiacre et frappa à une petite porte devant laquelle se promenait une sentinelle.

La sentinelle s'arrêta, regarda curieusement dans l'intérieur du fiacre, vit une femme seule, ne jugea point qu'il y eût rien là d'inquiétant, et continua sa promenade.

La porte s'ouvrit, le concierge parut accompagné de deux chiens.

Ces chiens me rappelèrent ceux de la Force, auxquels le brave Ferney m'avait fait reconnaître le jour de mon arrivée dans la prison.

– Ah! c'est toi, citoyen commissaire! dit le concierge; qu'y a-t-il de nouveau?

– Une pensionnaire que je t'amène, dit l'homme à la carmagnole.

– Tu sais que nous regorgeons, citoyen commissaire, répondit le concierge.

– Bon! c'est une ci-devant, tu peux la mettre dans le même cachot que les deux aristocrates que je t'ai envoyées aujourd'hui.

– Qu'elle vienne, dit le concierge en haussant les épaules; une de plus, une de moins…

– Viens! me cria l'homme à la carmagnole.

Je descendis du fiacre et j'entrai. La porte se referma derrière moi.

– Passe à la geôle, me dit le concierge.

– Prenez un faux nom, me dit tout bas l'homme à la carmagnole.

J'étais tout étourdie de tout ce qui venait de se passer autour de moi. J'obéis sans me rendre compte de ce que je faisais… Ce fut ton nom, mon bien-aimé, qui se présenta à ma bouche.

– Comment te nommes-tu? me demanda le concierge.

– Hélène Mérey, répondis-je.

– Sous quelle accusation es-tu conduite ici?

– Elle ne le sait pas elle-même, se hâta de dire le commissaire; mais tout s'éclaircira sous deux ou trois jours. Je vais m'occuper d'elle, et je reviendrai.

Puis tout bas:

– Vous, dit-il, ne songez qu'à une chose, c'est à vous faire oublier.

Et il sortit en me faisant un signe d'espoir. Il croyait sans doute que je tenais à la vie.

Je restai seule avec le concierge.

– As-tu de l'argent, citoyenne? demanda-t-il.

– Non, lui répondis-je.

– Alors, tu vivras au régime de la prison.

– Au régime que vous voudrez.

– Viens.

– Je vous suis.

Nous traversâmes la cour, puis par un corridor humide il me conduisit à un cachot étroit et sombre dans lequel on descendait par deux marches et qui ouvrait par une lucarne grillée sur le jardin de l'ancien monastère. Il y avait déjà dans ce cachot, comme j'en avais été prévenue à l'avance, deux femmes: l'une des deux femmes était cette belle personne que j'avais rencontrée dans le tombereau des prisonniers au coin de la rue Saint-Martin; elle tenait encore à la bouche le bouton de rose que je lui avais envoyé.

Elle me reconnut, poussa un cri de joie et vint à moi les bras ouverts.

Je répondis par un cri pareil et la pressai contre mon cœur.

– C'est elle! comprends-tu, chère Joséphine? c'est elle! Quelle bonheur de la revoir quand je la croyais guillotinée.

Cette belle créature à qui j'avais jeté mon bouton de rose était Terezia Cabarrus.

L'autre était Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve du général Beauharnais.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
19 марта 2017
Объем:
440 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain
Формат скачивания:
epub, fb2, fb3, html, ios.epub, mobi, pdf, txt, zip

С этой книгой читают