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CHAPITRE XLIV
Dès qu’il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu à peu il se dit que, si Mme de Rênal eût été à Besançon, il lui eût avoué sa faiblesse…
Au moment où il regrettait le plus l’absence de cette femme adorée, il entendit le pas, de Mathilde.
Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c’est de ne pouvoir fermer sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l’irriter.
Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de préfet, il avait osé se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner à mort.
«Quelle idée a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d’aller réveiller et attaquer la petite vanité de cette aristocratie bourgeoise! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiqué ce qu’ils devaient faire dans leur intérêt politique: ces nigauds n’y songeaient pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à leurs yeux l’horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le recours en grâce, sa mort sera une sorte de suicide…»
Mathilde n’eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c’est que l’abbé de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile à son ambition d’aspirer à devenir son successeur.
Presque hors de lui à force de colère impuissante et de contrariété:
– Allez écouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et laissez-moi un instant de paix.
Mathilde, déjà fort jalouse des visites de Mme de Rênal, et qui venait d’apprendre son départ, comprit la cause de l’humeur de Julien, et fondit en larmes.
Sa douleur était réelle, Julien le voyait et n’en était que plus irrité.
Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer?
Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour l’attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut.
– J’ai besoin d’être seul, dit-il à cet ami fidèle…
Et comme il le vit hésiter:
– Je compose un mémoire pour mon recours en grâce… du reste… fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j’ai besoin de quelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi t’en parler le premier.
Quand Julien se fut enfin procuré la solitude, il se trouva plus accablé et plus lâche qu’auparavant. Le peu de forces qui restait à cet âme affaiblie, avait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La Mole et à Fouqué.
Vers le soir, une idée le consola:
Si ce matin, dans un moment où la mort me paraissait si laide, on m’eût averti pour l’exécution, l’oeil du public eût été aiguillon de gloire, peut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d’empesé, comme celle d’un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s’il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse… mais personne ne l’eût vue.
Et il se sentit délivré d’une partie de son malheur. Je suis un lâche en ce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.
Un événement presque plus désagréable encore l’attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son père annonçait sa visite, ce jour-là, avant le réveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.
Julien se sentit faible, il s’attendait aux reproches les plus désagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensation, ce matin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.
Le hasard nous a placés l’un près de l’autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.
Les reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu’ils furent sans témoin.
Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les avantages sociaux. Jusqu’ici je pouvais au moins me dire: Ils reçoivent de l’argent, il est vrai, tous les honneurs s’accumulent sur eux, mais moi j’ai la noblesse du coeur.
Et voilà un témoin que tous croiront, et qui certifiera à tout
Verrières, et en l’exagérant, que j’ai été faible devant la mort!
J’aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent!
Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père. Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.
Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.
– J’ai fait des économies! s’écria-t-il tout à coup.
Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.
– Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l’effet produit lui avait ôté tout sentiment d’infériorité.
Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.
– Eh bien! le Seigneur m’a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous.
– Fort bien, dit le vieillard, ce reste m’est dû; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de toucher votre coeur, si vous voulez mourir en bon chrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation que j’ai avancés, et auxquels vous ne songez pas…
Voilà donc l’amour de père! se répétait Julien l’âme navrée, lorsqu’enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.
– Monsieur, après la visite des grands parents, j’apporte toujours à mes hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela réjouit le coeur.
– Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d’enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j’entends se promener dans le corridor.
Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se préparaient à retourner au bagne. C’étaient des scélérats fort gais et réellement très remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.
– Si vous me donnez vingt francs, dit l’un d’eux à Julien, je vous conterai ma vie en détail. C’est du chenu.
– Mais vous allez me mentir? dit Julien.
– Non pas, répondit-il, mon ami que voilà, et qui est jaloux de mes vingt francs, me dénoncera si je dis taux.
Son histoire était abominable. Elle montrait un coeur courageux, où il n’y avait plus qu’une passion, celle de l’argent.
Après leur départ, Julien n’était plus le même homme. Toute sa colère contre lui-même avait disparu. La douleur atroce, envenimée par la pusillanimité, à laquelle il était en proie depuis le départ de Mme de Rênal, s’était tournée en mélancolie.
A mesure que j’aurais été moins dupe des apparences, se disait-il, j’aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d’honnêtes gens tels que mon père, ou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante: Comment dînerai-je? Et ils vantent leur probité! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l’homme qui a volé un couvert d’argent parce qu’il se sentait défaillir de faim!
Mais y a-t-il une cour, s’agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces deux galériens…
Il n’y a point de droit naturel, ce mot n’est qu’une antique niaiserie bien digne de l’avocat général qui m’a donné chasse l’autre jour, et dont l’aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour défendre de faire telle chose sous peine de punition. Avant la loi il n’y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot… Non, les gens qu’on honoré ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’être pas pris en flagrant délit. L’accusateur que la société lance après moi, a été enrichi par une infamie… J’ai commis un assassinat et je suis justement condamné mais, à cette seule action près, le Valenod qui m’a condamné est cent fois plus nuisible à la société.
Eh bien! ajouta Julien tristement, mais sans colère malgré son avarice, mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m’a jamais aimé. Je viens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette crainte de manquer d’argent cette vue exagérée de la méchanceté des hommes qu’on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à tous ses envieux de Verrières. A ce prix, leur dira son regard, lequel d’entre vous ne serait pas charmé d’avoir un fils guillotiné?
Cette philosophie pouvait être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli et doux envers Mathilde qu’il voyait exaspérée par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. Son âme était énervée par le malheur profond où l’avait jeté le départ de Mme de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans l’imagination. Le défaut d’exercice commençait à altérer sa santé et à lui donner le caractère exalté et faible d’un jeune étudiant allemand. Il perdait cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement certaines idées peu convenables, dont l’âme des malheureux est assaillie.
J’ai aimé la vérité… Où est-elle?… Partout hypocrisie ou du moins charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands; et ses lèvres prirent l’expression du dégoût… Non, l’homme ne peut pas se fier à l’homme.
Mme de *** faisant une quête pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? Napoléon à Sainte-Hélène!… Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.
Grand Dieu! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler sévèrement au devoir, s’abaisse jusqu’au charlatanisme, à quoi s’attendre du reste de l’espèce?…
Où est la vérité? Dans la religion… Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrême mépris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castanède… Peut-être dans le vrai christianisme, dont les prêtres ne seraient pas plus payés que les apôtres ne l’ont été?… Mais saint Paul fut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi…
Ah! s’il y avait une vraie religion… Sot que je suis! je vois une cathédrale gothique, des vitraux vénérables; mon coeur faible se figure le prêtre de ces vitraux… Mon âme le comprendrait, mon âme en a besoin… Je ne trouve qu’un fat avec des cheveux sales… aux agréments près, un chevalier de Beauvoisis.
Mais un vrai prêtre un Massillon un Fénelon… Massillon a sacré Dubois. Les Mémoires de Saint-Simon m’ont gâté Fénelon; mais enfin un vrai prêtre… Alors, les âmes tendres auraient un point de réunion dans le monde… Nous ne serions pas isolés… Ce bon prêtre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger… mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini…
Il fut agité par tous les souvenirs de cette Bible qu’il savait par coeur… Mais comment, dès qu’on sera trois ensemble, croire à ce grand nom DIEU, après l’abus effroyable qu’en font nos prêtres?
Vivre isolé!… Quel tourment!…
Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isolé ici dans ce cachot, mais je n’ai pas vécu isolé sur la terre; j’avais la puissante idée du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison… a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage; je vacillais, j’étais agité. Après tout, je n’étais qu’un homme… mais je n’étais pas emporte.
C’est l’air humide de ce cachot qui me fait penser à l’isolement…
Et pourquoi être encore hypocrite en maudissant l’hypocrisie? Ce n’est ni la mort, ni le cachot, ni l’air humide, c’est l’absence de Mme de Rênal qui m’accable. Si, à Verrières, pour la voir, j’étais obligé de vivre des semaines entières, caché dans les caves de sa maison est-ce que je me plaindrais?
L’influence de mes contemporains l’emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… O dix-neuvième siècle!
… Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il s’élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de deux pieds, détruit l’habitation des fourmis, sème au loin les fourmis, leurs oeufs… Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense effroyable: la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure, avec une incroyable rapidité, et précédée d’un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d’un feu rougeâtre..
… Ainsi la mort, la vie l’éternité, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir…
Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d’été, pour mourir à cinq heures du soir, comment comprendrait-elle le mot nuit?
Donnez-lui cinq heures d’existence de plus, elle voit et comprend ce que c’est que la nuit.
Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie de plus, pour vivre avec Mme de Rênal…
Il se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces grands problèmes!
1º Je suis hypocrite comme s’il y avait là quelqu’un pour m’écouter.
2º J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre… Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.
Voilà ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, tout-puissant, point méchant, point avide de vengeance…
Ah! s’il existait… hélas! je tomberais à ses pieds: J’ai mérité la mort, lui dirais-je; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime!
La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva Fouqué.
Julien se sentait fort et résolu comme l’homme qui voit clair dans son âme.
CHAPITRE XLV
– Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il à Fouqué; il n’en dînerait pas de trois jours. Mais tâche de me trouver un janséniste, ami de M. Pirard et inaccessible à l’intrigue.
Fouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s’acquitta avec décence de tout ce qu’on doit à l’opinion, en province. Grâce à M. l’abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix de son confesseur, Julien était dans son cachot le protégé de la congrégation; avec plus d’esprit de conduite, il eût pu s’échapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n’en fut que plus heureux, au retour de Mme de Rênal.
– Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant; je me suis sauvée de Verrières…
Julien n’avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.
Le soir, à peine sortie de la prison, elle fit venir chez sa tante le prêtre qui s’était attaché à Julien comme à une proie, comme il ne voulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à la haute société de Besançon, Mme de Rênal l’engagea facilement à aller faire une neuvaine à l’abbaye de Bray-le-Haut.
Aucune parole ne peut rendre l’excès et la folie de l’amour de Julien.
A force d’or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.
A cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s’exalta jusqu’à l’égarement. M. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n’allait pas jusqu’à braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d’une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal afin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes les ressources d’un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était indigne d’elle.
Au milieu de tous ces tourments, elle ne l’en aimait que plus, et, presque chaque jour, lui faisait une scène horrible.
Julien voulait à toute force être honnête homme jusqu’à la fin envers cette pauvre jeune fille qu’il avait si étrangement compromise, mais, à chaque instant l’amour effréné qu’il avait pour Mme de Rênal l’emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout de persuader Mathilde de l’innocence des visites de sa rivale: Désormais, la fin du drame doit être bien proche, se disait-il; c’est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.
Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s’était permis des propos désagréables sur la disparition de Mathilde.
M. de Croisenois alla le prier de les démentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes à lui adressées, et remplies de détails rapprochés avec tant d’art qu’il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la vérité.
M. de Thaler se permit des plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de colère et de malheur, M. de Croisenois exigea des réparations tellement fortes, que le millionnaire préféra un duel. La sottise triompha, et l’un des hommes de Paris les plus dignes d’être aimés trouva la mort à moins de vingt-quatre ans.
Cette mort fit une impression étrange et maladive sur l’âme affaiblie de Julien.
– Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien raisonnable et bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de vos imprudences dans le salon de madame votre mère, et me chercher querelle; car la haine qui succède au mépris est ordinairement furieuse…
La mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur l’avenir de Mathilde, il employa plusieurs journées à lui prouver qu’elle devait accepter la main de M. de Luz. C’est un homme timide, point trop jésuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D’une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duché dans sa famille, il ne fera aucune difficulté d’épouser la veuve de Julien Sorel.
– Et une veuve qui méprise les grandes passions, répliqua froidement Mathilde; car elle a assez vécu pour voir, après six mois, son amant lui préférer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.
– Vous êtes injuste, les visites de Mme de Rênal fourniront des phrases singulières à l’avocat de Paris chargé de mon recours en grâce, il peindra le meurtrier honoré des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-être, un jour, vous me verrez le sujet de quelque mélodrame, etc., etc.
Une jalousie furieuse et impossible à venger, la continuité d’un malheur sans espoir (car, même en supposant Julien sauvé, comment regagner son coeur?) la honte et la douleur d’aimer plus que jamais cet amant infidèle, avaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empressés de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouqué, ne pouvaient la faire sortir.
Pour Julien, excepté dans les moments usurpés par la présence de Mathilde, il vivait d’amour et sans presque songer à l’avenir. Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté.
– Autrefois, lui disait Julien, quand j’aurais pu être si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon coeur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l’avenir m’enlevait à toi; j’étais aux innombrables combats que j’aurais à soutenir pour bâtir une fortune colossale… Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir dans cette prison.
Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout janséniste qu’il était, ne fut point à l’abri d’une intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument.
Il vint lui dire un jour qu’à moins de tomber dans l’affreux péché du suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa grâce. Or, le clergé avant beaucoup d’influence au ministère de la Justice à Paris, un moyen facile se présentait: il fallait se convertir avec éclat…
– Avec éclat! répéta Julien. Ah! je vous y prends, vous aussi, mon père, jouant la comédie comme un missionnaire…
– Votre âge, reprit gravement le janséniste, la figure intéressante que vous tenez de la Providence, le motif même de votre crime, qui reste inexplicable, les démarches héroïques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu’à l’étonnante amitié que montre pour vous votre victime, tout a contribué à vous faire le héros des jeunes femmes de Besançon. Elles ont tout oublié pour vous, même la politique…
Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez être d’une utilité majeure à la religion, et moi j’hésiterais par la frivole raison que les jésuites suivraient la même marche en pareille occasion! Ainsi, même dans ce cas particulier qui échappe à leur rapacité, ils nuiraient encore! Qu’il n’en soit pas ainsi… Les larmes que votre conversion fera répandre annuleront l’effet corrosif de dix éditions des ouvres impies de Voltaire.
– Et que me restera-t-il, répondit froidement Julien, si je me méprise moi-même? J’ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais à vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais à quelque lâcheté…
L’autre incident qui fut bien autrement sensible à Julien, vint de Mme de Rênal. Je ne sais quelle amie intrigante était parvenue à persuader à cette âme naïve et si timide qu’il était de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d’aller se jeter aux genoux du roi Charles X.
Elle avait fait le sacrifice de se séparer de Julien, et après un tel effort, le désagrément de se donner en spectacle qui, en d’autres temps, lui eût semblé pire que la mort n’était plus rien à ses yeux.
– J’irai au roi, j’avouerai hautement que tu es mon amant; la vie d’un homme et d’un homme tel que Julien doit l’emporter sur toutes les considérations. Je dirai que c’est par jalousie que tu as attente à ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvés dans ce cas par l’humanité du jury, ou celle du roi…
– Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison s’écria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de désespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune démarche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette idée d’aller à Paris n’est pas de toi. Dis-moi le nom de l’intrigante qui te l’a suggérée…
Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence, mon crime n’est que trop évident. Mlle de La Mole a tout crédit à Paris, crois bien qu’elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j’ai contre moi tous les gens riches et considérés. Ta démarche aigrirait encore ces hommes riches et surtout modérés, pour qui la vie est chose si facile… N’apprêtons point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux.
Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu’il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de fermeté.
Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy se peignaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué:
– Pour de l’émotion, je ne puis en répondre; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas; mais de la peur, non on ne me verra point pâlir.
Il avait pris ses arrangements d’avance pour que, le matin du dernier jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.
– Emmène-les dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l’une de l’autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.
Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.
– Qui sait? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mort, disait-il un jour à Fouqué. J’aimerais assez à reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté; retiré la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammé mon coeur: alors, c’était ma passion… Enfin, cette grotte m’est chère, et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située d’une façon à faire envie à l’âme d’un philosophe… eh bien! ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dépouille mortelle…
Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu’à sa grande surprise il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant, il l’avait laissée à dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.
– Je veux le voir, lui dit-elle.
Fouqué n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; là était enveloppé ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé.
Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, traversés par le convoi, l’avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie.
Mathilde parut au milieu d’eux en longs vêtements de deuil et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.
Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais, en Italie.
Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie; mais, trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.