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ibidem-Press, Stuttgart

Pour

Serge Bernard Aliana (†)

Seth : – Éparpillons-nous et allons cacher ces différentes parties du corps d’Osiris en des endroits secrets. Ma sœur Isis ne doit pas pouvoir les retrouver tous.

Geb : – Ma fille Isis, ton frère Seth n’a pas caché le corps de son frère Osiris en un seul endroit. Seth a découpé Osiris en soixante et douze morceaux éparpillés un peu partout dans la création de notre mère et père Atoum.

Isis : – Je retrouverai chacun de ces morceaux et je recomposerai le corps d’Osiris

(Doumbi, Horus, fils d’Isis. Le mythe d’Osiris expliqué)

Préface

Dans La Théorie postcoloniale : culture, capitalisme et chaos, Léon-Marie Nkolo Ndjodo a réuni diverses interventions à des séminaires, des ateliers d’écriture et des conférences à travers le monde (Afrique, Antilles, Chine, etc.). Les notions essentielles de ce livre sont la culture et la libération, au moyen desquelles il chemine en compagnie de Garvey, Du Bois, Césaire, Diop, Nkrumah, Fanon, Cabral, Mongo Beti, Towa, etc. Ces auteurs accèdent au rang de repères essentiels ou de « poteaux indicateurs » en ces temps où la pensée postcoloniale et la pensée décoloniale - assumant leur statut de courants néo-senghoriens - créent une désorientation intellectuelle, esthétique, culturelle autour d’une civilisation métisse ou hybride, voire la récupération des stigmates ethnologiques sur le caractère obscène et excrémentiel de notre culture. Contre de telles orientations qui proposent à coup de sophismes une entrée latérale et marginale dans l’histoire, le jeune philosophe camerounais y élabore le concept essentiel de « dialectique de la libération ». Il entend par là une forme spirituelle et matérielle qui manifeste la particularité d’un peuple et dont les potentialités et la faculté de renouvellement peuvent redevenir actives, créatrices à travers la lutte pour la liberté. Car, elles sont toujours étouffées par la défaite politique ou historique qui brise la puissance et la volonté de vie de la culture. La lutte pour la liberté permet une nouvelle synthèse, loin donc des notions de métissage et d’hybridité culturels remises au goût du jour par la « culture-monde » actuelle entée par la forme-marchandise et le profit. La caractéristique de la culture-monde est d’accepter l’indécision, l’hésitation et l’écartèlement de la conscience, de la volonté et de l’action.

Nkolo Ndjodo souligne un mouvement contradictoire de la culture et de la conscience africaines contemporaines. Elles sont écartelées entre les puissances de renouvellement par la liberté et les forces de la stagnation et de l’abâtardissement. Pour mettre en perspective ces deux tendances esthétiques, il recourt à un propos de Césaire : « Les époques de grande création ont toujours été des époques de grande unité psychologique, des époques de communion. La culture ne vit, intense, et ne se développe que là où se maintient un système de valeurs communes […] Au contraire là où la société se dissout, se fragmente, se drape d’une bigarrure de valeurs non reconnues par la communauté, il n’y a jamais place que pour l’abâtardissement et, en définitive, pour la stérilité ». Il veut par là en effet montrer - avec Césaire qu’il cite de nouveau - que « l’introduction de l’économie fondée sur l’argent a provoqué, avec la désintégration de la famille, la destruction ou l’affaiblissement des liens traditionnels, la pulvérisation de la structure sociale et économique des communautés ».

Aussi, se coule-t-il dans les réquisits conceptuels fanoniens de sortie d’un moment de crise culturelle pour expliquer les enjeux de la lutte en cours dans le sous-continent et offrir un livre à la prose claire, au style simple, dépouillé et élégant, avec une grande créativité conceptuelle et langagière. Nkolo Ndjodo est très au fait des méthodologies, des débats liés à la philosophie locale et internationale et de la connaissance précise des œuvres de l’Afrique contemporaine. Ainsi en est-il par exemple du brillant exposé sur la philosophie de Fabien Eboussi Boulaga ; il pense qu’elle est un « événement intellectuel inaugural » qui annonce la pensée postcoloniale, à travers un certain nombre d’affirmations : la philosophie comme « force pragmatique », la critique de l’universel, de l’affirmation de l’idée que l’existence, l’idée que l’histoire humaine et la particularité des conditions historiques apprennent qu’on ne fait rien sans intérêt, le besoin de tout juger en fonction des circonstances et de l’occasion, la défiance à l’égard de la raison, du progrès et du développement moderne, l’abolition du temps chronologique structuré autour d’une conscience savante et souveraine.

Le fil conducteur du propos est l’analyse minutieuse et informée de la théorie postcoloniale dans ses diverses tendances. Il insiste particulièrement sur sa dimension esthétique. Nkolo Ndjodo le fait à partir d’un ancrage dans le structuralisme génétique de Lucien Goldmann, Henri Lefebvre, Marcien Towa. Son propos est en effet de s’opposer au pragmatisme, aux formes d’idéalismes linguistiques voire aux penchants mystiques et ésotériques qui ont envahi les sciences humaines depuis le début des années 1980. Achille Mbembe par exemple veut aller à la rencontre surréelle des esprits dotés d’« extra-capacités ». De ce point de vue, est abandonnée la hiérarchie systématique, méthodique, objective, logique, analytique et formelle des genres de connaissances, car la visée est désormais de faire advenir une expérience de ré-enchantement du monde par la puissance du merveilleux et du savoir oraculaire : « C’est [l’]empire de l’ignorance et de la tromperie que fonde la théorie postcoloniale africaine. Elle remplace le mythe par la raison, la réalité par la fable, la démonstration par la révélation, la science par la sorcellerie, le travail patient du concept par la voyance et la connaissance des extra-capacités ».

Nkolo Ndjodo s’inscrit dans la méthodologie du structuralisme génétique parce qu’elle met l’accent sur la genèse et la nature globale des phénomènes culturels - dont les régularités internes et les interactions unissent les parties entre elles et avec le tout. L’accent sur la genèse montre que l’art de l’Afrique contemporaine obéit certes aux lois générales de l’esthétique, mais il répond aux puissances forces du capital à l’œuvre actuellement dans l’histoire mondiale. Nkolo Ndjodo s’efforce donc de dégager la signification de l’imagination culturelle confrontée à la force corrosive de l’économie monétaire en articulant l’intérieur et l’extérieur, l’esthétique et l’historique, le beau et la vie. Il le fait pour s’opposer à la vision statique de la structure présente dans le structuralisme et le poststructuralisme. Ce qui apparaît, c’est que Nkolo Ndjodo tient à sortir la théorie postcoloniale d’une équivocité sémantique et lexicale sciemment entretenue par ses idéologues qui jouent sur la dimension temporelle (la période « après le colonialisme »). En fait il s’agit de faire passer en fraude une vision structurée du monde qui est une resucée de la philosophie postmoderne dans les pays du Sud. En dernière instance, la pensée postcoloniale veut s’exclure du débat philosophique, en élaborant d’une part un absolu inconceptualisable et, d’autre part, une essence immuable faite d’invariants culturels intemporels, clos et inconscients du monde africain. L’objectif poursuivi est de montrer qu’on ne peut le transformer par une praxis guidée par la théorie. Les théoriciens de la pensée postcoloniale adaptent en réalité, au niveau du sous-continent, les contenus théoriques et idéologiques liés à la révolution informatique, informationnelle et communicationnelle du capitalisme. Leur volonté est de renforcer l’hégémonie du marché universel pour lequel aucune sphère de l’existence (beauté, savoir, moralité, droit, désir) ne doit plus être soustraite à l’échange marchand. Tout doit désormais être sous la domination de la loi de la valeur d’échange. Aussi est-ce en vue d’une accumulation inégalée du capital que se met en place une fluidification généralisée des « référents culturels », leur conversion en monnaie devant liquéfier toutes les structures affectives, symboliques et imaginatives de l’homme. C’est la tendance qu’Achille Mbembe théorise de façon froide et cynique à travers la légitimation de l’inégalité et de la moralité de l’exclusion économique au moyen de la codification de dispositifs institutionnels et contraignants de servitude. Dès lors à la proue de la nouvelle pensée réactionnaire dans le sous-continent, Achille Mbembe pense que l’œuvre de création ou de récréation artistique de l’humanité africaine ne peut se faire qu’en tranchant avec une violence radicale la question de la légitimité de la propriété, de l’inégalité et de la surexploitation, car la démocratie et le progrès peuvent naître ici du crime.

En compagnie de Polanyi et de Dufour, Nkolo Ndjodo observe le processus d’une naturalisation de l’échange marchand, car, dans l’échange voué au profit, se réalise la jonction de l’art et du marché, avec à l’arrière-plan l’idée d’une inégalité naturelle entre les hommes. Cela se fait au détriment de la disparition des formes de l’échange humain comme le don, le troc. Le nouvel ordre culturel tient à faire régresser la coopération, le partage, l’altruisme, l’amour, l’amitié, la convivialité, en valorisant l’affirmation des individus, la réussite personnelle. Est ainsi fixé dans le marbre l’égoïsme et l’intérêt privé comme des structures existentielles appelées par la Nature et le Destin. L’art a dès lors pour finalité d’enfermer l’homme et la vie dans des modalités intemporelles rigides dont il ne peut s’affranchir. Nkolo Ndjodo observe que cette perspective ignore que pour Hegel l’art vise dans son essence une totalité humaine libre.

Prenant appui sur le Marx des Manuscrits de 1844, Nkolo Ndjodo indique le rôle néfaste de l’argent – « la prostituée universelle » de Marx, le « fumier du diable » (elog satan) de François 1er. L’argent est le pouvoir dissolvant et aliénant dans l’art, en tant que parfait symbole de la puissance corrosive du capital qui instrumentalise l’art africain « postcolonial » en en faisant un relais des besoins et des aspirations du « sujet pléonéxique », à savoir un individu à la soif inextinguible des richesses, à l’appétit sans bornes pour les puissances matérielles et à la volonté de puissance implacable. Le pléonexe théorise de façon exaltée la réussite individuelle et l’enrichissement instantané et vertigineux. Aussi s’inscrit-il dans le prêt-à-porter idéologique du libre-échange autour de l’« État de droit », des « droits de l’homme », de la « bonne gouvernance », de la « société civile », de la « fléxibilité », de la « compétitivité », de la « transparence », etc.

Nkolo Ndjodo pense que dans ces catégories s’affirment les conditions historiques et structurelles d’une mise en abîme de l’art dans le nihilisme. Sur cette base, la postmodernité culturelle est à entendre, dit-il avec Baumann, comme une « modernité liquide » : l’art et la culture de l’Afrique contemporaine sont devenus gazeux. L’auteur parle d’une « Afrique liquide », à travers « une quête permanente des motifs dégradés, vulgaires et obscènes » dans la littérature, la sculpture, la peinture, le dessin, la musique, la danse, la cinématographie. Un certain art de l’Afrique contemporaine se situe loin du jeu harmonieux du signe, comme les arts anciens qui célébraient la vie, l’amour, la justice, la sagesse, la force, la richesse et la noblesse. Désormais, un bric-à-brac de déchets industriels et de matériaux recyclés (roues de bicyclettes déformées, moteurs de véhicules défectueux, vieilles carrosseries, tuyaux de constructions usagés, fers à béton rongés par la rouille, tôles usées et perforées, vêtements sales tombés en lambeaux) est au cœur de ready made où le privilège est donné à une esthétique de la vulgarité, de la laideur et de l’indécence - comme le montre l’œuvre La Nouvelle Liberté du sculpteur camerounais J.-F. Sumegne. Elle soulève la question du vide spirituel, d’un sujet sans idée, vide de connaissance de soi et du monde, désancré et donc dans l’errance dans le vaste espace-monde comme prisonnier d’un Destin qui empêche de répondre à l’appel de l’histoire. Cette absence de style donne à voir une sorte de « droit à l’impuissance » qui s’affirme dans l’absence de pensée, de grâce, d’harmonie et de synthèse. Aussi La Nouvelle Liberté est-elle, pour les populations de Douala, un ndjundju, c’est-à-dire l’horrible, l’immonde, l’effrayante et la terrifiante chose. Est par là rejetée l’expression chaotique et triviale de déchéance et d’obscénité - « le pêle-mêle chaotique de tous les styles » dénoncé par Césaire - dans laquelle on veut enfermer la vie sensible de l’Afrique.

Contre cette tendance à la déréliction née au moment où la production artistique africaine sombrait dans le pessimisme et l’anarchisme s’élèvent la force de justice et le désir puissant de liberté de l’homme dressé contre le Destin. On le voit dans un nouvel ordre culturel avec l’esthétique sculpturale faite de proportion, d’équilibre et d’harmonie d’Ousmane Sow. Cette esthétique de la régularité prophétise une Afrique recomposée et témoigne d’une Afrique robuste, avec ses guerriers calmes, sereins et rationnels aux corps délicatement stylisés, à la noble régularité des traits physiques et moraux car « l’Africain nouveau est un colosse [qui] rompt les chaînes de la servitude ». Les linéaments d’un nouvel ordre culturel s’expriment aussi dans les thèmes de l’unité africaine dans le roman, la musique et la poésie à travers le refus du pala pala et de l’anomie avec Mani Bela, Kareyce Fotso, Charlotte Dipanda, Valsero, Didier Awadi, Foumane Foumane, etc. La ferme conviction de Nkolo Ndjodo est toutefois que le réveil culturel africain devra s’accompagner de la destruction totale des bases économiques débilitantes du capitalisme pour que l’Afrique devienne une puissance unie et auto-centrée.

Du point de vue de la méthode, il présente les œuvres représentatives de l’art postcolonial, explore ses techniques (le bricolage), ses matériaux (le brut), ses personnages (les personnages obscènes, ses catégories créatives (le laid, le bizarre), son utopie (le mercantilisme). Aussi traite-t-il des différentes ruptures et mutations esthétiques dans la conscience occidentale, et leur contrecoup dans le postcolonialisme esthétique (le roman, la sculpture, etc.). Y domine désormais un régime de l’impudeur, de l’indécence, du dégoût et de l’obscénité, avec Yambo Ouologuem, Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, A. Mabanckou, etc. On peut d’abord observer que l’esthétique du grotesque a envahi les sciences sociales avec une « dynamique esthétisante et subalterne » qui veut renforcer, avec Bayart et Mbembe, une « vision inégalitaire du monde » liée à la logique culturelle du capitalisme néolibéral. Ensuite, comme s’il y avait une fusion de la création littéraire et de la démarche scientifique, se met en place la conceptualisation philosophique d’une esthétique de la subalternité et de la créativité de l’abus : la narration et l’argumentation se confondent dans l’art de la traversée et l’esthétique des marges avec Jean-Godefroy Bidima qui récuse toute archéologie et toute téléologie au cœur de « l’esthétique du plein » (de la raison, du sens, de l’origine, de la finalité, de la moralité) ; dans la contamination culturelle et la marchandisation de l’art africain avec Kwame Anthony Appiah qui liquide toute culture nationale au bénéfice du marché mondial de l’art élevé au rang de « précieux fléau » ; dans l’imagination politique de l’obscène avec Achille Mbembe qui crée une « stylistique de l’exploitation », etc.

De tout cela se dégage une vision ethnologique, tragique et pessimiste du monde. La finalité dernière est de se détourner du combat contre le néocolonialisme critiqué par Césaire, Nkrumah, Fanon, Cabral, Machel, Towa, etc. Pour ces penseurs en effet, sa liquidation et son dépassement signifient la condition ultime du renouvellement culturel des sociétés africaines, car la lutte nationale est un acte de création culturelle par excellence, en tant qu’elle purifie, unifie et redonne cohérence et continuité aux anciennes formes éclatées de la nation à la suite de la domination politique. En enlevant à l’ancienne culture les repères stables et signifiants qui lui donnaient de l’intelligibilité, la domination politique appauvrit le monde majestueux d’hier avec ses dieux. Ce dernier, sans sève cohérente qui l’irrigue, accouche d’un univers terrifiant de monstres, d’esprits maléfiques, de magiciens et des sorcelleries et installe la vulgarité. La créativité d’une esthétique de la vulgarité est donc la fille de toute domination politique. Dès lors, hâter « une bonne décolonisation », c’est éviter que la servitude ne soit intériorisée, réadaptée. Par elle, il s’agit de restructurer la culture, loin du chaos culturel, en se nourrissant de toute la culture universelle, refondue et transcendée.

Cette analyse nous éloigne de l’actuel discours sur l’appropriation culturelle dans la pensée décoloniale. En revenant à une forme subtile de ségrégation, ce courant de pensée balkanise, segmente et fragmente l’humanité par la race. Il biologise le culturel. Or, Frantz Fanon a fermement refusé toute racialisation de la pensée et de la culture. En posant le problème culturel en termes de race ou de couleur de peau, la pensée décoloniale ne pose plus le problème en termes de choix entre la liberté et la servitude ; elle fait donc le jeu du capitalisme qui évite de rapprocher, mais disloque et sépare les hommes et les cultures. En fait, elle subvertit la culture pour maintenir l’asservissement. De ce point de vue aussi, la stylistique de l’obscénité reprend de façon mécanique les déchets culturels ou la sous-culture (grossièreté des mœurs africaines) sélectionnés pour nous par la civilisation dominante elle-même, en vue de nous manipuler ; ce qui est un accident de l’histoire devient un trait fondamental de l’Africain substantialisé.

Pour montrer l’irruption de l’esthétique postcoloniale, Nkolo Ndjodo élabore des aperçus historiques qui portent sur Nietzsche qui produit une critique ironique de la modernité consacrant le rire, le simulacre, l’illusion, la fable et le mythe. Heidegger pour sa part décentre le sujet logique aristotélicien, devenu a-conceptuel, a-catégorial – de telle sorte que c’est dans la rhétorique et la poésie que la Destruktion trouve sa fin. Ce sont de telles tendances que les sciences mathématiques et physiques affirment dans l’incomplétude ; Freud dans l’inconscient ; Bergson dans la critique du sujet rationnel voué au mécanique ; le dadaïsme, le cubisme, le surréalisme où se préforme une profonde révolte contre l’esprit ; enfin la fin et la délégitimation de ce que Lyotard appelle les « métarécits » et les grands projets de la modernité (le sujet, la vérité, la raison, l’État, le sens, l’art, la nation, la beauté, la liberté, l’émancipation). De là est né le nivellement de tous les discours ; l’expérience logique et historique a alors été convertie en expérience esthétique. Cette esthétisation a cassé les codes classiques en ramenant l’art dans la « rue », à travers un abaissement culturel qui se méfie des styles (comme on le voit chez le musicien nihiliste Franko, pour lequel il n’y a ni Dieu ni maître, ni père ni mère, ni sœur), des écoles, des avant-gardes artistiques modernes, au profit du kitsch. Le postcolonialisme esthétique, dans sa vision excrémentielle et scatophile de l’Afrique, sollicite comme le postmodernisme les idéologies de la différence logique, historique et culturelle. Aussi valorise-t-il l’obscène, en montrant les Africains à partir de traits physiques glauques (le sexe, les fesses, l’anus), leurs traits psychologiques, intellectuels et moraux (l’ignorance, la gourmandise et la concupiscence). Est par là suggérée l’idée qu’il faut fuir la crasse et la boue de cette Afrique-là – par l’errance et l’exil dans un monde enchevêtré, sans frontières, cosmopolite. Il s’agit, dit Nkolo Ndjodo, de la quête en larbin d’une « nouvelle liberté » dirigée, corsetée : « L’intellectuel postcolonisé africain clame son attachement à la « culture internationale » et professe la « déclosion du monde » ; il affiche ses convictions « cosmopolites » et affirme appartenir à une humanité transfrontalière ; il récité le bréviaire postmoderne sur le flottement du monde, la volatilité des identités et le démantèlement des pratiques théoriques et esthétiques classiques fondées sur la primauté de la raison universelle et le triomphe des Lumières.

Il reste que la guerre livrée aux individus, aux sociétés et aux peuples implique tout à la fois de grandes souffrances psychiques et d’importants dysfonctionnements socio-culturels qui brident le potentiel créateur de la société. Elle a poussé à rompre avec la notion de goût, d’équilibre, d’harmonie dans les choses. Aussi la beauté, dans une Afrique malade du marché mondial, devient-elle l’objet d’un anathème furieux : « La notion de style se dilue dans la superficialité et le public, réduit au rang de simple consommateur avide de « s’enjailler », adopte un suivisme hostile au sublime. Les « petites préoccupations » de sexe, d’argent et de luxe dominent le centre de la production artistique. La bassesse devient la norme du goût ».

La force du propos de Nkolo Ndjodo est de souligner qu’une approche académique et universitaire, sous la forme d’un ensemble de courants, de doctrines, de méthodologies et de concepts forgés dans les champs de la philosophie, des sciences humaines et sociales et des sciences esthétiques, accompagne et cornaque les œuvres pour borner l’horizon dans la concentration flexible du capital au sein du marché mondial. Une autre thèse forte de cet essai est que les forces qui composent la dialectique historique sont certes matérielles, mais elles sont aussi théoriques, les forces intellectuelles étant concrètes, vivantes, réelles. Aussi une conceptualisation pertinente de l’imaginaire africain « postcolonial » doit-elle discuter les mutations qui ont marqué le monde de la pensée, surtout celles qui transparaissent dans le postmodernisme, la French Theory, les Cultural studies, les Subaltern studies, le mouvement de la négritude, l’école de la créolité, des écritures migrantes, diasporiques et métasporiques, les philosophies et esthétiques culturelles de la « double conscience », le courant des « épistémologies du Sud » et des « savoirs endogènes », la pensée postcoloniale et son renouveau dans le débat sur la décolonialité. L’objectif de ces courants de pensée est d’ébranler les fondements intellectuels de la modernité : ils sont en effet anti-Lumières, critiques de la pensée des fondements et des fins, tout en faisant assaut d’antihumanisme et d’aversion pour l’idée de progrès, etc.

La perspective théorique de la défondation a une finalité pratique : il s’agit de faire de l’homme postmoderne et « postcolonial » un sujet flottant, déterritorialisé, désaffilié, hybride, afin qu’il s’adapte aux formes globalisées de l’économie, de l’art et de la culture. Cela remonte à la conception de l’art dans une civilisation moderne marquée par la folie de la déraison, de la violence, de la mort, de la sexualité transgressive qui exprime le sauvage et le chaos, avec les œuvres esthétiques d’Antonin Artaud, Samuel Beckett, Georges Bataille, H. Pinter, Gilles Deleuze, Michel Maffesoli. C’est ce qui culmine dans les « modes populaires d’action », la « politique par le bas », le « quotidien », à partir de la théorisation foucaldienne des « savoirs assujettis » ou des « savoirs locaux » avec Bayart, Mbembe, etc.

Nkolo Ndjodo voit dans cette vision anarchique de la culture et sa valorisation du bricolage le rejet des grands principes humanistes de l’art européen moderne de l’époque de Diderot, Kant, Schiller, Hegel, Baudelaire. Le rationalisme s’y affirme comme affranchissement des conduites impulsives et des attitudes spontanées ; il est donc ordre, cohérence, mesure, proportion, égalité, moralité, à l’instar du bon goût voulu par Descartes dans Discours de la méthode. L’universalisme des formes qui est une autre de ses caractéristiques affirme la liberté et l’égalité civile des citoyens, humanisme des constructions, libre conciliation de la raison et du sentiment. La modernité esthétique renvoie à la raison, à la sensibilité, à la totalité, Léonard de Vinci liant raison et beauté, connaissance et contemplation. On retrouve le même esprit humaniste aussi bien dans l’art traditionnel que dans l’art africain des luttes révolutionnaires des années 50 et 60 du XXe siècle, désormais critiqués comme une tentative d’héroïsation monumentale par Jean-Godefroy Bidima et Mamadou Diouf. La modernité culturelle européenne et africaine se définit par l’idéologie du progrès dans sa vocation universaliste et émancipatrice et son optimisme historique.

Au contraire, la postmodernité est créativité fragmentée, désordonnée, anarchique. La contre-modernité culturelle s’affirme dans une esthétique romanesque pessimiste, grotesque, sale et hédoniste, dont on trouve la dimension théorique et conceptuelle dans la pensée postcoloniale, notamment son réseau catégoriel autour de « la culture par le bas », « l’esthétique des marges », « l’esthétique de la vulgarité », « l’afropolitanisme », « la contamination culturelle », où la raison est congédiée dans les affaires de l’art, etc. Le moment « postmoderne » de l’art africain, lié à l’intervention du marché de l’art, transforme l’objet d’art africain en pure marchandise au sein des réseaux globaux de la finance et de l’échange. Ce qui aboutit au projet d’une esthétisation générale du réel analysé par Gilles Lipovetsky. Aussi celle-ci inscrit-elle l’objet d’art dans une philosophie de l’indétermination, de l’indécision (refusée par Fanon dans le domaine de la culture), du non-sens, du bizarre, du nomade, du primitif, où se dissout la noble union de la beauté et de l’esprit. Il s’agit par là de transformer les imaginaires culturels africains d’aujourd’hui dans le sens d’une conceptualisation d’un « flottement du monde dont les processus disjonctifs d’assemblages et de réassemblages culturels impriment un nouvel imaginaire africain insolite, superficiel, subalterne […] connecté au monde globalisé – un imaginaire de la circulation des mondes, de l’Afrique-monde, diront A. Mbembe, F. Sarr et bien d’autres ».

Nkolo Ndjodo pense que la créativité débridée, scatologique, ce moment chaotique de l’art régi par l’immonde, le déchet, le marginal, l’instable élabore « un instinct de fuite » de la liberté - en tant que celle-ci est une option fondamentale du monde africain. Il subodore dans l’éloge assumé de l’internationalisme culturel promu par la globalisation marchande – la « dilution dans l’universel » dénoncé naguère par Césaire – le signe d’une assomption esthétique et métaphysique de la défaite des peuples et de la soumission de nos nations : il y a comme une volonté de faire ratifier sur le plan esthétique les nouvelles conditions sociales et économiques posées à l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondialisée. Aussi mine-t-on de l’intérieur nos affects, en éloignant l’art africain du pouvoir de produire un imaginaire de « l’être à soi et pour soi libre, déterminé et puissant ». Au-delà de l’art se profile donc un enjeu civilisationnel qui porte sur la société, l’histoire, la politique, l’idéologie, la science, etc., et où s’affrontent deux visions antinomiques et antithétiques du « monde-qui-vient » ou de « l’Afrique-qui-vient » au sein de notre conscience.

Il y a d’abord « l’Afrique-monde » dont l’utopie se structure autour du voyage, du passage, de la traversée, de la circulation, de la migration, de l’itinérance, du frayage, du diasporique, car en elle est en gésine le déracinement et le refus de faire de l’Afrique « un centre en soi », puisqu’il n’y a plus de disjonction entre la nation et l’Empire.

Il y a par contre la perspective qui reçoit les suffrages de Nkolo Ndjodo. Il la voit émerger, à travers des imaginations de soi portées par une vision esthétique, culturelle et politique de l’enracinement, de l’autocentration et de la conscience de soi – politiques culturelles non exclusives de l’Autre et pleinement engagées dans le procès de production de l’Universel. Le terme de ce procès dialectique est une nouvelle synthèse. Reprenant le mot de Hegel, A. Césaire la nommait le Singulier. Contre la restructuration phénoménale de la conscience africaine que donne à voir la pensée postcoloniale à travers une « créativité atomisée », Nkolo Ndjodo oppose des formes de l’imagination africaine de soi qui puisent leur pouvoir instituant dans le refus de la raison et des peuples à la pléonéxie (à savoir le fait de vouloir toujours avoir plus que sa part), l’objectif étant, avec Fanon, de « sortir de la nuit » du capitalisme impérial. Il s’agit d’une tâche utopique que Nkolo Ndjodo définit comme une « vision cosmo-esthétique ». Celle-ci veut de nouveau rendre l’œil africain sensible à la beauté, en l’éloignant de la seule utilité économique. La vie africaine sera alors belle, c’est-à-dire libre, épanouissante, équilibrée et puissante, en somme une « belle œuvre » qui naît sur les décombres et les dégâts apportés par le néolibéralisme et son faux concept de l’art et de la vie esthétique qu’on voit dans la vision postcoloniale de l’art. Avec Habermas, l’utopie que poursuit Nkolo Ndjodo est la création des conditions matérielles et intellectuelles d’une modernité non capitaliste : rendre « la vie belle » doit se faire par la libération des sens de l’homme rétabli dans la totalité de ses besoins vitaux et d’accomplissement (nutrition, logement, procréation, connaissance, contemplation, création, croyance, symbole), sa vie est alors sur la voie de sa transformation en « œuvre d’art » avec la fin de l’oppression bourgeoise, car « guérir l’ajusté [au marché mondial] revient donc à changer pratiquement de société, à changer concrètement de monde ». La psychiatrie ne permet plus de soigner ou de remettre sur pied le sujet africain ajusté à travers le traitement avec les antidépresseurs, par anxiolytiques ou par thérapie cognitive et comportementale.

2 201,49 ₽
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Возрастное ограничение:
0+
Дата выхода на Литрес:
22 декабря 2023
Объем:
372 стр. 4 иллюстрации
ISBN:
9783838276458
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