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LA SACRIFIÉE INDÉCISE
Cet ouvrage est une œuvre de fiction. Tous les personnages, lieux, et événements décrits dans cet ouvrage sont fictifs ou utilisés de manière fictive.
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Copyright © 2019, Ines Johnson.
Tous droits réservés.
Première édition aux États-Unis : octobre 2019
Couverture : Jacqueline Sweet Designs
Titre original : The Dragon’s Ambivalent Sacrifice
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Ingrao
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Épilogue
CHAPITRE 1
Clac. Crac. Boum.
Le crâne de Béryl bascula violemment en arrière, touchant pratiquement l’espace entre ses omoplates. Sa pomme d’Adam étira l’arche de son cou comme si elle allait en transpercer la peau. La violence du recul enfonça la lèvre de Béryl sur ses incisives. Un grognement s’échappa de sa gorge.
Ce n’était pas un grognement de douleur. Béryl lécha le sang de sa lèvre fendue. Sa bouche s’étira en un sourire, élargissant la coupure et rendant la douleur plus piquante.
Il marcha avec arrogance vers son adversaire. Cette brute faisait la même taille que Béryl et était tout aussi costaud. Le torse massif de Léander était recouvert d’un tapis de duvet blond qui frisait au contact des gouttes de sueur salée s’infiltrant dans ses boucles. Ses énormes pattes avaient presque la même taille que la tête de Béryl. Ces armes se terminaient par des griffes.
Pas de problème. Béryl aussi avait des griffes, et elles étaient tout aussi acérées. La fourrure dorée heurta les écailles vertes lorsque le lion et le dragon entrèrent violemment en contact sur le ring.
Béryl repoussa le lion métamorphe dans le coin. Il l’avait acculé. La foule rassemblée cria des encouragements. Béryl se retourna, levant les bras en l’air pour accepter les acclamations.
La Bérylmania battait son plein dans la foule, ce soir. S’il avait porté un t-shirt jaune, il l’aurait arraché de son torse. Mais le jaune n’était pas sa vraie couleur. En haut, dans la foule, il y avait quelques bandanas vert émeraude arborant son nom écrit en lettres dorées. Les fées agitaient leurs poings en l’air et scandaient son nom et son titre.
Béryl, le Champion poids lourd du Voile.
Dans son coin, son frère Ilia criait des instructions comme, « Vise son genou ! » ou « Ne lui tourne pas le dos ! » ou « Fais attention, ne sois pas trop sûr de toi ! » Que Béryl n’écoutait absolument pas. C’était lui le champion, pas Ilia qui n’avait pas gagné son match contre un méta-loup un peu plus tôt.
Venant de derrière, Béryl sentit une entaille lacérer ses omoplates. Puis un coup lui fut asséné sur le flanc. Il se plia en deux et reçut un rapide coup de pied au visage.
Il vit rouge, puis des étoiles, puis tout fut noir.
Clignant rapidement des yeux, Béryl se remit péniblement sur ses pieds. Il vit deux Ilia secouer la tête, dans le coin. Il vit deux Léander arriver sur lui depuis le coin opposé. Il cligna encore des paupières, et les deux lions se réunirent en un seul féroce prédateur fonçant sur sa proie.
Stupide lionceau. Ne le savait-il pas ? Les dragons étaient au sommet de la chaîne alimentaire dans ces territoires au-delà du Voile. Et Béryl était le plus grand, le plus méchant, le plus féroce dragon de son clan. Le meilleur combattant de tout le Voile. C’était marqué sur sa ceinture de champion tape-à-l’œil.
Ne quittant pas son adversaire des yeux cette fois-ci, Béryl s’accroupit. S’enfonçant sur ses jambes, il attendit l’assaut. Il n’était pas connu pour sa patience ni pour sa ruse, seulement pour sa force brute. Quand il s’agissait de combattre, la stratégie jaillissait tout naturellement dans sa grosse tête d’imbécile.
Quand Léander ne fut plus qu’à deux pas de lui, Béryl déploya les ailes sur son dos et s’élança dans les airs. Les cheveux parfaitement bouclés du lion se soulevèrent, ébouriffés par les puissantes ailes de Béryl lorsqu’elles le transportèrent au-dessus du mâle, puis derrière lui. Béryl donna un rapide coup de pied dans le sacrum de Léander. Le lion rugit en tombant à genoux. À une vitesse reptilienne, Béryl agrippa Léander autour du cou et le maintint dans une clé de soumission. Les superprédateurs n’aimaient pas se laisser intimider. La raison du plus fort était un proverbe qui trouvait son origine chez les métamorphes, pas chez les humains.
Les fées, trolls, et autres métamorphes qui s’étaient rassemblés dans les entrailles du God’s Teet rugirent leur approbation. Tout en haut, dans une section spéciale, se trouvaient les Valkyries. Les dragons étaient peut-être au sommet de la chaîne alimentaire, mais les Valkyries tenaient cette chaîne dans leurs poings manucurés. Ces femmes habillées de cuir étaient les gardiennes de la paix de ce ramassis hétéroclite de créatures contre nature. Contre nature parce que tous les êtres de ce royaume étaient issus d’une fabrication, et non pas d’une évolution comme les plantes et les animaux du monde des humains.
Une nouvelle fois, l’attention de Béryl étant distraite, Léander échappa à sa prise. Le lion rentra le menton et roula du creux du coude de Béryl comme ils avaient vu Hulk Hogan le faire avec André le Géant. Béryl savait que le lutteur préféré de tous les temps de Léander était l’imposant géant. Ils avaient passé suffisamment de temps dans le repaire de Béryl à regarder le match Wrestlemania III. Mais le lion ne se souvenait-il pas de la façon dont le match se terminait ? Parce que sinon, il allait avoir une piqûre de rappel.
— On va s’affronter comme Dieu l’a voulu ; de façon sportive. Sans ruses. Sans armes. Le talent contre le talent.
Béryl leva les yeux au ciel en entendant Léander citer la réplique de son film préféré. La patte géante du lion frappa, touchant l’œil de Béryl. Le dragon de Béryl fut fou de joie. La bête était impatiente de voir la nouvelle cicatrice. Il aimait le sang, il avait besoin de la violence. C’était la seule chose qui calmait sa bête intérieure. Pas la seule chose à y parvenir. Juste le seul moyen à sa disposition.
Béryl combattait ses frères tous les jours. C’était nécessaire pour leurs dragons qui, jour après jour, devenaient plus animaux qu’humains. Combattre leur donnait un semblant d’équilibre. Mais la jauge penchait en leur défaveur. Et pas juste pour les dragons. L’équilibre était précaire pour tous les métamorphes mâles du royaume.
Béryl en avait fini de jouer avec le lion. Il dansa autour de son ami et rival, léger sur ses pieds, bougeant les jambes rapidement. Il était toujours élégant quand il se battait. Il aimait présenter un beau spectacle à tous ceux qui y assistaient.
Les femmes fées du public poussèrent un soupir audible par-dessus le craquement des os et l’écrasement des chairs. L’air était saturé du parfum sucré de leur désir. Levant les yeux, Béryl vit les fées le regarder avec admiration. Les créatures florales étaient toutes extrêmement souples, avec leurs membres semblables à des lianes. Il aurait le choix parmi les fleurs, ce soir, mais son regard revenait sans cesse vers les Valkyries. Les chasseresses assoiffées de sang étaient plus intéressées par leur bière que par le combat. Les Valkyries ne s’inclinaient devant personne. Mais elles avaient tout de même une faiblesse.
— T’as fini de flirter ? dit Léander. Ou tu veux que je quitte le ring pour que tu puisses prendre ces fleurs au corps à corps ?
— Il y a d’autres choses dont tu devrais t’inquiéter, frérot, dit Béryl. Qu’est-ce que tu feras quand Bérylmania viendra pour toi ?
Léander leva les yeux au ciel et chargea. Il sauta dans les airs avec deux pieds, comme un homme, et atterrit à quatre pattes comme un lion gigantesque. Ses pattes puissantes tambourinèrent sur le sol du ring, faisant trembler tout l’endroit de sa férocité. Il ouvrit la bouche, ses canines dégoulinantes, et rugit. L’atmosphère tout autour s’agita comme au début d’une tempête.
Le dragon avait poussé contre la peau de Béryl toute la soirée. Enfin, Béryl laissa la bête prendre possession de son corps. C’était la seule manière de le satisfaire, ce soir. Et puis, ce n’était pas comme s’il pouvait encore beaucoup contrôler ses métamorphoses. Si le dragon voulait sortir, il le ferait.
Les griffes de Béryl raclèrent le sol lorsqu’il atterrit. Les deux animaux s’affrontèrent au centre du ring. Léander infligea encore quelques petits coups bien placés avant que Béryl ne lui entoure le corps de ses griffes. Il souleva l’énorme lion dans les airs et le projeta en un body-slam, exactement comme il avait vu son héros, Hulk Hogan, le faire à André le Géant dans leur match final.
L’impact secoua l’établissement. Une vague de créatures sautèrent hors de leurs sièges, puis bondirent sur leurs pieds, rugissant leurs acclamations. Une fois Léander sur le dos, Béryl fut capable de le bloquer avec une autre prise de soumission. Cette prise suffit car, contrairement à l’homme qui pouvait facilement être distrait, le dragon n’avait qu’un seul objectif.
La douleur.
Infliger de la douleur était la seule chose qui mettait la bête au pas. Alors il resserra son étreinte autour de la crinière de Léander.
La tête du lion était trop grosse. Il ne pouvait pas baisser le menton et s’échapper, cette fois. La seule option de Léander était de taper de la main pour abandonner. Après de longs moments pris au piège dans l’étreinte du dragon, les griffes de Léander vinrent tapoter le bras de Béryl.
Il avait réussi. Il avait sauvegardé son titre. Le combat était terminé. Alors pourquoi Ilia criait-il toujours des instructions depuis le coin ?
Béryl ignora son frère et savoura sa victoire. Beaucoup de métamorphes mâles avaient combattu dans ces matches en cage au fil des semaines. Personne n’avait surpassé Béryl. Ni les ours, ni les loups. Ni son frère. Et à présent, le puissant Léander, Roi des Animaux, était vaincu.
Béryl baissa les yeux vers Léander. Ses lèvres étaient bleues. Ses yeux lui ressortaient des orbites.
Oh, merde. Il le tenait toujours dans une prise d’étranglement. Il fallait qu’il le lâche. Seulement, son dragon ne cédait pas.
Béryl essaya de desserrer la prise de la bête, mais le dragon était trop puissant. Il voulait le sang du lion.
Béryl regarda au fond des yeux du lion tandis que la vie les quittait lentement. Il y avait de la reconnaissance, là. C’était Léander. Son ami. Ils jouaient à se battre quand ils n’étaient encore tous les deux que des bébés. Ils partageaient une passion pour l’haltérophilie et la musculation, essayant de voir qui aurait le plus de muscles.
Les muscles de Léander étaient tendus à présent que son souffle quittait son corps. Le lion n’avait même pas eu envie de ce combat. Béryl l’avait provoqué de la seule manière qu’il connaisse. Léander avait un secret ; un secret qu’il n’avait confié qu’à lui. Et Béryl avait menacé de le révéler à tout le royaume si Léander ne le rejoignait pas sur le ring.
À l’intérieur de lui-même, Béryl luttait pour un combat perdu d’avance. Son dragon goûtait le sang dans l’air, et il en voulait davantage. Était-ce la fin ? Était-ce son dernier instant en tant qu’homme alors que le dragon prenait complètement le contrôle de son corps comme son frère Rhyol l’avait fait ?
Peut-être bien, parce que, d’une façon ou d’une autre, Béryl volait dans les airs sans se souvenir d’avoir décollé.
Les ailes de Béryl se déployèrent et attrapèrent le courant avant d’atterrir. Son dragon se retourna, prêt à faire face à l’ennemi suivant. Et il s’arrêta net.
Une femme blonde, plus petite que le lion, mais avec un regard féroce, se mettait en garde face à lui. Elle se tenait au-dessus du lion métamorphe inconscient. Bien qu’elle soit l’arbitre du match, son visage rond et ses hautes pommettes trahissaient son lien avec le mâle avachi sur le tapis.
Instantanément, la bête de Béryl laissa place à l’homme. Il se retrouva au centre du ring, nu comme un ver, sa bête ayant déchiré ses vêtements lors de la métamorphose. Béryl baissa la tête de honte, ne croisant pas le regard de la femme.
— Mes excuses, lionne.
— Contrôle ta bête, gronda Léona, ou tu ne seras plus invité à venir jouer avec mes garçons.
— Oui, m’dame.
Les matches avaient été l’idée de Léona. C’était elle qui avait approché Béryl. Il ne s’était pas demandé pourquoi la mère de six lions mâles avait organisé les matches. Ça avait semblé évident ; elle était la mère de six lions mâles. Elle avait besoin d’un moyen de libérer leur agressivité qui ne causerait pas davantage de dégâts dans son repaire.
Léona se retourna vers son fils. Elle n’examina pas ses blessures ni ne l’aida à se relever comme une mère normale le ferait. Parce que c’était une lionne. Quand elle vit que son aîné respirait toujours, elle se tourna vers la foule et annonça que Béryl était le vainqueur.
La foule scanda son nom. Lors de ses combats précédents, cela avait représenté le temps fort du match d’entendre des applaudissements pour ce qui lui venait naturellement. Mais avec ce match-ci, il avait l’impression d’avoir perdu le concours.
Il avait perdu quelque chose. Il s’était perdu lui-même. Il n’avait aucune prise sur son animal. Si Léona n’était pas intervenue, Béryl n’était pas certain qu’il aurait regagné le contrôle. Il aurait pu tuer Léander. Alors qu’en fait, Béryl aimait bien ce joli garçon, énorme et poilu. Plus qu’il aimait son propre frère.
— C’était un très mauvais esprit sportif, dit Ilia lorsque Béryl descendit du ring. Tu aurais dû viser ses genoux à la place—
— Ferme-là.
Béryl donna une bourrade à son frère.
Ilia, qui était trente centimètres plus petit et pesait dix kilos de moins que Béryl, retomba dans une foule de fées. Les fleurs le rattrapèrent dans leur étreinte végétale. Les yeux bruns d’Ilia furent traversés d’un éclair de jade, son dragon se manifestant en réponse à l’attaque de Béryl.
Béryl ressentit un pincement de remords, mais il le piétina rapidement. Ilia avait l’habitude de ce genre de traitement, étant l’avorton de la portée. Et Béryl n’avait pas le temps de s’excuser. Il y avait des choses plus importantes dont il devait s’occuper.
Il se fraya un chemin dans la foule enthousiaste. Sans se préoccuper de couvrir sa virilité en cours de route.
— Laisse-moi guérir ces blessures, dit une fée.
Elle s’appelait Dahlia.
Il l’avait eue plusieurs fois. Son doux parfum l’attirait d’habitude, mais il était amer, ce soir. Il n’avait pas cédé aux fées depuis un bon moment, à présent, pas depuis qu’il savait qu’il y avait une chance.
Béryl s’écarta de Dahlia et poursuivit son chemin vers les Valkyries qui partaient.
— Siggy ? Hilda ? Aucune nouvelle en provenance de l’autre côté du Voile ?
Hilda se tourna vers lui, ses tresses voletant avec son mouvement. Son épée se leva et décrivit un arc jusqu’à la gorge de Béryl. Il déglutit. La lame accrocha sa pomme d’Adam.
— Pour qui me prends-tu ? dit Hilda en retroussant les lèvres tout en toisant Béryl. Le Journal de 20h ?
Béryl leva les mains en signe d’apaisement.
— Mes excuses. Je demandais simplement si vous aviez des nouvelles de Morrigan.
— Morri n’est pas revenue de sa chasse, dit Siggy.
Son regard fixait sans vergogne les bijoux de famille de Béryl.
Quelques semaines plus tôt, Corin, le frère de Béryl, avait conclu un accord avec les Valkyries pour qu’elles leur ramènent des sacrifiées en échange de pierres précieuses. Béryl avait pris Morrigan à part et lui avait offert son poids en émeraudes si elle lui ramenait sa première prise. Mais il n’avait plus vu un cheveu de la Valkyrie depuis.
— Je double le prix si vous la rejoignez dans sa chasse.
Béryl laissa le dragon remonter à la surface. Ses yeux étincelèrent d’un vert émeraude.
Les regards des Valkyries eurent un éclair doré de convoitise. C’était l’unique faiblesse des farouches guerrières. Elles aimaient les pierres précieuses. Elles aimaient la plupart des choses scintillantes. Les dragons extrayaient les joyaux de leurs mines et étaient réputés pour couver leurs trésors. Mais les dragons chérissaient leurs sacrifiées plus que les joyaux de leur montagne.
— Nous ne travaillons pas pour toi, dit Hilda dont la voix avait perdu son ton mordant. Nous ne sommes pas ici pour faire apparaître ton plan cul personnel.
Ce n’était pas un plan cul. C’était une bouée de sauvetage. Une sacrifiée, une femme toute à lui, à protéger, à chérir et à qui donner du plaisir, était la seule chose qui calmerait sa bête de façon permanente et la garderait en laisse. Si Béryl n’obtenait pas de sacrifiée rapidement, son dragon prendrait le contrôle du corps qu’ils partageaient, et l’homme serait coincé à l’intérieur. Sinon, Béryl devrait continuer à combattre lors de ces matches en cage pour garder un semblant de contrôle. Si ce soir avait prouvé quelque chose, c’est qu’avec son contrôle qui diminuait, au cours du prochain match, quelqu’un mourrait.
CHAPITRE 2
— Vous êtes fatiguée de votre train-train quotidien ?
Poppy Maddow releva la tête de sa planche à repasser. Sur l’écran carré de la télévision, une jeune femme blonde au sourire joyeux haussa le sourcil d’un air conspirateur. La jeune femme regardait Poppy en simple définition sur l’écran douze pouces, mais Poppy eut l’impression qu’elle pouvait voir ses désirs les plus profonds.
— Nous vivons sur une belle planète avec de magnifiques paysages, des vues à couper le souffle, et des paradis tropicaux.
Poppy jeta un coup d’œil par la fenêtre de la caravane. Il n’y avait pas grand-chose à voir. À part des arbres nus, des voitures rouillées posées sur des blocs, des tas débordants d’ordures, et une décharge qui était autrefois un étang boueux.
— Alors venez avec moi et évadez-vous dans un univers de montagnes pittoresques, de mers émeraude et de cités médiévales.
Sur l’écran douze pouces, la caméra dévoila une vue aérienne d’eaux vertes, mais pas du vert des eaux usées de l’arrière-cour de Poppy. Elle pouvait voir dans les profondeurs de la mer, à la télévision. À l’inverse de la forêt aride derrière chez elle, des feuilles d’un vert luxuriant couronnaient chaque arbre. Le brun qui recouvrait le paysage, dans l’émission télévisée, était du sable et non la poussière et la crasse de la pauvreté.
Poppy se pencha en avant, les yeux écarquillés, le cœur battant, les pieds mourant d’envie de s’enfuir vers cette merveille.
— Où est mon putain de pantalon ?
Poppy ne sursauta pas en entendant le braillement rauque. On lui avait crié dessus toute sa vie. C’était normal, pour elle, que Bruce élève la voix.
Elle ouvrit la bouche pour lui dire qu’elle était en train de repasser le pantalon qu’il cherchait. Au lieu de cela, elle s’étrangla, et aucun mot ne sortit de sa bouche. En baissant les yeux, elle vit qu’il y avait une tache noire sur la jambe droite du pantalon. Quand elle avait été captivée par la destination touristique exotique, elle avait oublié le fer à repasser, et il avait brûlé une partie du meilleur pantalon de Bruce.
Merde. Elle allait s’en prendre une.
Poppy se précipita pour cacher la preuve. Malheureusement, il n’y avait pas beaucoup de place dans la caravane. Chaque pièce faisait double emploi. La cuisine était aussi la salle à manger. Chaque placard était rempli à ras bord de pots en verre, de casseroles, de tubes et autres outils et ustensiles nécessaires à la fabrication de la drogue abrutissante qui maintenait un toit métallique au-dessus de leurs têtes. Alors, elle ne pouvait pas fourrer le pantalon là-dedans.
La seule option était de fourrer le pantalon sous sa robe d’été. C’était un endroit où Bruce ne regarderait pas. Il lui écarterait bien les cuisses au milieu de la journée s’il n’avait pas tiré son coup avec une de ses michetonneuses pendant la nuit, mais il ne lèverait jamais les yeux sur elle pendant qu’il le faisait.
— Tu m’as entendu, espèce de pétasse moche ? dit Bruce en tournant l’angle de la chambre à coucher qui faisait aussi office de salon.
Il portait un caleçon moulant et miteux, sa bedaine débordant par-dessus. Son torse velu était nu. Il y avait un trou à l’orteil de l’une de ses chaussettes bleues. Mais c’était ses chaussettes des grandes occasions. Visiblement, il devait aller quelque part d’important, et il avait besoin de ce jean, sa meilleure tenue.
Merde, merde.
— Tu as regardé dans le panier à linge ? demanda innocemment Poppy.
Elle tapota son ventre, essayant d’avoir l’air naturel et non pas l’air d’être enceinte. Une chose sur laquelle elle ne faisait jamais l’impasse malgré ses maigres revenus, c’était la contraception. Elle se rendait à la clinique voisine tous les mois, avec une régularité de métronome, pour sa pilule. Elle n’avait pas envie de faire naître un bébé dans cette misérable vie dont elle voulait elle-même s’échapper.
— Tu devais faire la lessive, dit Bruce en fonçant vers elle tandis que ses pas secouaient la caravane sur sa base. Je ne peux pas mettre ton cul répugnant sur le trottoir pour gagner quelque chose. Tu es allergique aux putains de produits chimiques pour fabriquer mon produit. Tu sers à quoi si tu ne peux même pas faire le putain de ménage, salope ?
Il la poussa, mais il n’y avait pas vraiment de place où elle puisse aller dans l’espace confiné. Son dos cogna la cuisinière, et elle glissa le long de sa surface. Le pantalon s’échappa de sous sa robe.
— C’est quoi, ce bordel ?
Il lui arracha le pantalon avant qu’elle puisse à nouveau le cacher. Le dos de la main de Bruce entra en contact avec le côté du visage de Poppy avant qu’elle ne puisse lui faire des excuses ou s’écarter de son chemin.
— Putain de connasse bonne à rien. Ce pantalon, c’est une vraie imitation de Gucci. Je l’ai payé cinquante balles.
Deux ou trois mois auparavant, elle avait brûlé le steak qu’il avait volé dans la cuisine d’un restaurant. Il y en avait eu pour vingt-cinq dollars de viande. Il l’avait frappée une fois pour ça. Cinquante balles, c’était une fortune. Poppy leva les bras, attendant le second coup.
— Couvre-toi, aboya Bruce.
Il tira sur sa robe pour la faire descendre, mais le tissu usé ne s’étendait pas assez pour couvrir la laideur de ses jambes. Il se détourna d’elle. Les taches sur ses membres étaient une des raisons pour lesquelles il ne la regardait pas quand il la sautait au milieu de la journée.
— Tu sais ce que je devrais faire ? dit-il, toujours accroupi au-dessus d’elle. Je devrais balancer ton cul derrière un glory hole. Personne n’aurait à regarder ce cul répugnant, alors.
Son haleine était chargée des relents de la chatte d’une autre femme. Ses ongles étaient noirs de la crasse de son boulot de nuit comme proxénète local du parc de caravanes. Les veines de ses biceps étaient pleines de cicatrices dues à l’abus de son produit.
Poppy releva les genoux pour couvrir les taches sensibles de ses jambes. La décoloration faisait ressembler sa peau nue à celle d’une lépreuse. C’est comme ça qu’on l’avait appelée à l’école primaire, quand les taches avaient commencé à apparaître. Les docteurs avaient tous dit qu’elle n’avait pas cette maladie. Ils étaient incapables d’expliquer ce qui n’allait pas chez elle.
Sa mère avait eu les mêmes problèmes de peau. Ça ne l’avait pas empêchée de faire le trottoir. C’était l’un des rares boulots disponibles ici, dans ce trou paumé de Knudsen. C’était soit travailler à genoux pour faire le ménage, soit travailler sur le dos pour faire des passes.
Kellyanne avait été déterminée à ce que sa petite fille ne travaille jamais sur le dos. Mais Poppy avait fini par avoir le pire des deux mondes. Elle commençait ses journées à genoux, en nettoyant la porcherie de Bruce et en faisant la lessive pour ses michetonneuses qui faisaient le trottoir. Puis elle se couchait sur le côté, la nuit, en espérant qu’il ne rentrerait pas à la maison pour la mettre sur le dos.
Sa vie n’était pas si mal. D’autres filles vivaient bien pire. Elle pouvait passer ses journées seules tandis que les autres femmes se rassemblaient aux abords du terrain de camping pour attendre les passants. Elle avait récupéré la TV qui recevait les chaînes publiques, y compris les émissions de voyage comme Globe Trekker où elle pouvait voir le monde. Et il y avait même une chaîne qui diffusait de vieilles séries comme K-2000, L’Incroyable Hulk et La Belle et la Bête, mais en espagnol.
Non, sa vie n’était pas mal du tout. Oui, elle se faisait frapper de temps en temps. Parfois même, elle le méritait. Comme maintenant. Elle n’avait pas fait attention et avait ruiné le meilleur pantalon de Bruce.
— Je crois que je peux arranger ça, dit-elle à travers la douleur cinglante de sa mâchoire. Il me faut juste un peu de vinaigre. Laisse-moi essayer.
Il lui jeta un regard noir pendant encore une minute entière avant de se reculer. Il ne lui tendit pas la main. Elle se remit précipitamment sur ses pieds, s’assurant de garder ses taches dissimulées à sa vue pour ne pas le mettre plus en colère.
Poppy fouilla les placards à la recherche de vinaigre. Elle trouva la bouteille juste au moment où la lessive suivante se terminait avec un petit ding. Elle s’occupa d’abord du pantalon de Bruce, tamponnant l’acide sur la marque de brûlure. Dieu merci, elle avait l’air de partir. Elle ne recevrait peut-être pas cette deuxième gifle, après tout. La journée s’annonçait déjà meilleure.
Elle étendit le pantalon sur le côté pour le laisser sécher et partit s’occuper de la lessive. Poppy sortit de la machine un mélange de strings et de mini-jupes qui auraient pu faire office de bandanas. Sa main s’immobilisa sur une pièce de sous-vêtement.
La culotte n’était pas une taille dame. L’étiquette indiquait la taille par âges. C’était celle d’une enfant. Âge : de six à douze ans. Le coton blanc était décoré de nounours qui se faisaient un câlin. Sur l’entrejambe, il y avait des traces de sang décolorées.
La bretelle de la robe de Poppy tomba de son épaule quand elle se redressa. Elle ne remit pas la bretelle en place pour couvrir les taches de ses bras. Plus que tout, elle avait envie d’arracher sa robe. Le fin coton ressemblait soudain à du papier de verre sur sa peau sensible et couverte de maladie.
— Qu’est-ce que tu fous ? Il faut que je me casse. T’es aussi stupide que t’es moche ?
Elle n’était pas sûre de la manière dont le couteau de boucher avait atterri dans sa paume. Quand la main de Bruce s’abattit sur son épaule, elle se retourna et lui porta un coup avec le couteau.
Les yeux de Bruce s’écarquillèrent sous le choc. Sa main vint couvrir sa joue. Du sang dégoulina entre ses doigts.
— Tu as dit que tu ne toucherais jamais une enfant, dit Poppy d’une petite voix qui luttait pour sortir de sa gorge.
Elle tenait le couteau dans une main et la culotte d’enfant dans l’autre.
Les yeux de Bruce s’éclaircirent et se remplirent de colère.
— Cette petite pute m’a supplié de lui donner du boulot. Elle en avait envie. Et maintenant, tu vas t’en ramasser une.
Il avança vers elle. Poppy donna un nouveau coup de couteau. Mais Bruce avait bien plus l’habitude qu’elle d’infliger de la violence. Il se saisit de sa main, lui enlevant le couteau. Tout ce qui lui restait comme armure, c’était la petite culotte souillée de la petite fille de quelqu’un.
C’était seulement la deuxième fois de sa vie qu’elle envisageait de se défendre. La première fois, elle portait encore une petite culotte taille huit ans, avec des licornes et des arcs-en-ciel. On la lui avait arrachée du corps, mais avant que la moindre goutte de sang n’ait pu être versée, son ange gardien était venue à son secours.
Les yeux de Poppy s’emplirent de larmes, comme ils le faisaient chaque fois qu’elle pensait à sa maman. Kellyanne était morte depuis longtemps maintenant. Il n’y avait personne pour venir à son secours. Pas dans cette vie. La mort ne pouvait pas être pire. Au moins, elle quitterait ce parc de caravanes et verrait quelque chose d’autre par la fenêtre.
Elle tourna la tête vers la fenêtre, se préparant à encaisser le poing de Bruce. Une minute… Est-ce qu’il l’avait déjà frappée ? Ou y avait-il quelque chose à la fenêtre ?
Ce n’était pas seulement une nouvelle vue, mais une nouvelle personne. La femme assise sur le rebord portait bien trop de vêtements pour être considérée comme une prostituée. Le corset qu’elle portait serait un vêtement très apprécié par une tapineuse. Les bottes aussi. Mais personne dans ce parc ne pouvait s’offrir, ou ne voudrait s’embêter avec, un pantalon moulant en cuir qui prendrait de précieuses minutes à enfiler avant qu’un client puisse jouir. Et le pantalon devait être lavé à sec. Non, qui que soit cette femme, elle n’était pas ici pour tapiner.
La femme bien habillée s’éclaircit la gorge juste au moment où Bruce levait le couteau pour frapper. Du coin de l’œil, Poppy vit Bruce se tourner vers la fenêtre. Il resta bouche bée quand il vit qui était là.