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XXXIX
PARODIES ET PASTICHES
14 mai 1849.
Les défauts de l'école romantique sont des qualités poussées à l'excès. Les qualités de l'école dite du bon sens consistent en mérites négatifs: timidité, froideur, prudence, amour du commun. Les peintres de l'Empire pouvaient se moquer de Rubens, de Rembrandt, du Tintoret, de Ribera et autres maîtres violents! mais en faire un pastiche ou une caricature, avec leur dessin poncif et leurs coloris de papier de salle à manger, leur eût été parfaitement impossible. Ce que nous disons là pour MM. Jules Barbier et Michel Carré à l'endroit de M. Vacquerie est vrai de toutes les parodies en vers que l'on a faites des pièces de Victor Hugo. Ces parodies sont écrites en vers plus classiques que le récit de Théramène, et singent bien plutôt Andromaque que Hernani et Bérénice que les Burgraves; quelques cassures de vers absurdes, que n'ont jamais employées les romantiques, très habiles dans la métrique, et les plus grands harmonistes de rythmes qu'ait possédés la littérature française, constituent tout le comique de ces parodies, molles, fades, inintelligentes.
XL
VENTE DU MOBILIER DE VICTOR HUGO
7 juin 1852.
S'il y a quelque chose de triste au monde, c'est une vente après décès. La foule entre de plain-pied dans un intérieur fermé jusque-là, et qui ne s'ouvrait qu'à la parenté ou qu'à l'amitié; elle se promène partout, avide et curieuse, surtout si le mort a joui de quelque célébrité, profanant les recoins secrets, bourdonnant autour de l'autel des lares domestiques. Ces meubles, qui gardent encore l'empreinte de la vie, ces livres laissés ouverts sur une table, comme pour reprendre plus tard la lecture; ces pendules au balancier immobile, où l'œil du maître a lu sa dernière heure; ces portraits des aïeux, ou d'êtres plus chers encore; ces tableaux, orgueil de la maison; tous ces petits objets familiers dont se compose la physionomie d'une maison, s'en vont dispersés comme des feuilles éparpillées au vent, de-ça, de-là, perdant le sens que leur donnait leur réunion, commencer ailleurs une autre existence, souvenirs abolis, hiéroglyphes indéchiffrables désormais. Certes, c'est là un spectacle navrant, plein d'idées lugubres, et de réflexions amères! Mais ce qu'il y a encore de plus morne et de plus pénible à voir, c'est la vente du mobilier d'un homme vivant, surtout quand cet homme se nomme Victor Hugo, c'est-à-dire le plus grand poète de la France, maintenant en exil comme Dante, et qui apprend par expérience combien il est douloureusement vrai, le vers du vieux gibelin:
Il est dur de monter par l'escalier d'autrui.
Nous avons sous les yeux, au moment où nous écrivons ces lignes, une mince brochure bleue dont voici le titre:
«Catalogue sommaire d'un bon mobilier, d'objets d'art et de curiosité, meubles anciens en bois de chêne sculpté, bois doré et laque du Japon, pendules en marqueterie de Boule, bronzes, porcelaines de Saxe, de Chine, du Japon, faïences anciennes, verreries de Venise, terres-cuites, bustes en marbre, médaillons en bronze, tableaux, dessins, livres, Voyage en Égypte, armes anciennes, rideaux, tentures, tapis et tapisseries, couchers, porcelaines, batterie de cuisine, etc., dont la vente aux enchères publiques aura lieu, pour cause du départ de M. Victor Hugo, rue de la Tour-d'Auvergne, n° 37, par le ministère de Me Ridel, commissaire-priseur, rue Saint-Honoré, 335, assisté de M. Manheim, marchand de curiosités, rue de la Paix, 8, chez lesquels se distribue le présent catalogue.»
Nulle élégie ne nous a plus ému que cette simple nomenclature, qui, sous son aridité de style, de vérité, cache un poème de muette douleur. C'est comme une nénie de séparation éternelle, comme l'adieu d'un voyage sans retour. A quoi bon des meubles, à celui qui n'a plus de foyer, et qui va errer de rivage en rivage sur la terre étrangère, suivi du petit groupe de la famille, hélas! déjà diminué par la mort. Pourquoi conserver cette maison veuve où le maître ne rentrera plus? Que ferait d'un lit, d'une table, d'un fauteuil, le poète qui n'a plus que le monde pour patrie?
Fatales nécessités, sur lesquelles nous devons nous taire, et qu'il ne nous appartient pas de discuter, mais qu'il nous est permis au moins de déplorer, car nous avons été le disciple, l'admirateur, et nous sommes toujours l'ami du grand homme ainsi frappé. Qui nous eût dit, après les soirées triomphales d'Hernani, de Lucrèce Borgia, de Ruy Blas, lorsque, perdu, nous l'un des plus obscurs, dans un flot de jeunesse enthousiaste, nous suivions le poète, attendant un sourire, un mot amical, une poignée de main, que le Maître Suprême, le dieu de la poésie, que nous n'abordions qu'avec des terreurs et des tremblements, aurait un jour besoin du secours de notre plume, afin d'annoncer la vente de son mobilier pour cause de départ, et d'ajouter, par la publicité, quelque obole à son pécule d'exil!
Il nous répugne vraiment par trop de dépoétiser par une énumération de commissaire-priseur cet intérieur où nous avons passé des heures si douces, dans une charmante intimité, écoutant une de ces conversations d'art, de voyage ou de philosophie, comme on n'en entendra plus. Nous aimons mieux en retracer la physionomie vivante, et, par ce léger crayon fait à la hâte, conserver la figure des lieux et la place des objets. Ces quelques lignes seront peut-être plus tard consultées comme documents pour la biographie du poète.
M. Victor Hugo, après un long séjour à la place Royale, avait transporté, rue de la Tour-d'Auvergne, dans une vaste, calme et solitaire maison propice à la rêverie et au travail, et des fenêtres de laquelle on aperçoit Paris en panorama, espèce d'océan immobile qui a sa grandeur comme l'autre. On traversait une cour déserte, l'on montait, et au premier l'on trouvait, le logis hospitalier du poète, modeste demeure pour un si grand nom, et où les étrangers, venus, de loin pour le saluer, s'étonnaient de ne trouver ni portiques, ni colonnes de marbre.
Dès l'antichambre, le goût particulier du poète se déclarait, car nul n'a plus imprimé le cachet de sa fantaisie aux lieux qu'il habitait: des fontaines chinoises, des vases en faïence de Rouen, des armoires en laque du Japon, décoraient cette première pièce.
Le petit salon d'attente, revêtu de cuir de Cordoue gaufré et doré, encadrant deux panneaux, de tapisserie gothique de très vieille date, plus ancienne, même que la tapisserie de Bayeux, s'éclairait par une fenêtre à vitraux allemands ou suisses; une cheminée en chêne sculpté, une glace à cadre de terre cuite où se déroulaient, à travers les arabesques de l'ornementation, les principales scènes du roman de Notre-Dame de Paris, un buste de nègre en pierre de touche, quelques fragments de boiserie antique, une grande pendule en marqueterie, en écaille et en cuivre, une chaise longue et un fauteuil en bambou de Chine, tel était l'ameublement de ce petit salon, dont la plus grande singularité consistait en un lutrin mobile tournant comme une roue, et destiné à porter des in-folio sur ses palettes; une vieille Bible ouverte et posée sur ses rayons faisait comprendre l'usage et l'utilité de ce meuble de bénédictin.
Nous n'en avons pas encore dit la principale richesse, un dessin magnifique représentant les bords du Rhin, illustration du livre exécutée par la main qui l'a écrit.
Victor Hugo, s'il n'était pas poète, serait un peintre de premier ordre; il excelle à mêler, dans des fantaisies sombres et farouches, les effets de clair-obscur de Goya à la terreur architecturale de Piranèse; il sait, au milieu d'ombres menaçantes, ébaucher d'un rayon de lune ou d'un éclat de foudre les tours d'un burg démantelé, et, sur un rayon livide de soleil couchant, découper en noir la silhouette d'une ville lointaine avec sa série d'aiguilles, de clochers et de beffrois. Bien des décorateurs lui envieraient cette qualité étrange de créer des donjons, des vieilles rues, des châteaux, des églises en ruine, d'un style insolite, d'une architecture inconnue, pleine d'amour et de mystère, dont l'aspect vous oppresse comme un cauchemar.
De ce petit salon on entre dans la chambre à coucher du poète qui ressemble un peu à la chambre de la Tisbé. Un lit à colonnes salomoniques et à dossiers dorés en occupe le fond avec ses amples pentes de vieux damas des Indes. Les murs sont tapissés de tentures de Chine, et le plafond est orné d'une peinture allégorique de Châtillon, représentant une femme couchée, souriant à un personnage vêtu comme Pétrarque et qui étudie dans un grand livre. Dans la cheminée, faite de morceaux, raccordés de bas-reliefs gothiques, se prélassent deux mornes chenets de fer, enlevés sans doute à l'âtre colossal de quelque burg du Rhin, et sur lesquels Job et Magnus ont peut-être appuyé leurs pieds chaussés d'acier.
Tout un monde de chimères, de potiches, de sculptures, d'ivoires, jonche les étagères, reflétés par des miroirs de Venise au cadre de cuivre estampé; un beau banc de bois de chêne, du travail gothique le plus délicatement fenestré et fleuri, y sert de canapé. Dans un coin se cache la petite table sur laquelle ont été écrits tant de beaux vers, de drames pathétiques et de pages impérissables. Une boussole ancienne, des cachets, un encrier, un coffret de fer précieusement ouvragé, chargent le vieux tapis qui la recouvre. Aux murs sont appendus plusieurs dessins de maîtres, dont quelques-uns portent des épigraphes.
Le salon, tendu en damas de soie bleue, est plafonné d'une grande tapisserie à sujets tirés de Télémaque; des nègres en bois doré supportent des torchères: une cheminée en velours rouge avec des figures en plâtre aussi doré; des glaces anciennes, des tableaux de Saint-Evre, de Paul Huet, de Nanteuil, de Boulanger; des portraits du poète, de sa femme et de ses enfants, un buste monumental par David, des portes de laque du Japon, et un grand meuble de satin blanc à fleurs, forment la décoration de cette pièce, la plus vaste du logis.
La salle à manger qui la précède est tendue de tapisseries anciennes, garnie de dressoirs en chêne sculpté, de torchères et de lustres hollandais.
Sur les étagères et les bahuts s'entassent des porcelaines du Japon, des faïences de Rouen et de Vincennes, des verres de Bohême ou de Venise, mille curiosités entassées une à une par la fantaisie patiente du poète, en furetant les vieux quartiers des villes qu'il a parcourues.
Tout ce poème domestique va être démembré et vendu hémistiche par hémistiche, nous voulons dire fauteuil par fauteuil, rideau par rideau. Espérons que les nombreux admirateurs du poète s'empresseront à cette triste vente, qu'ils auraient dû empêcher, en achetant par souscription le mobilier et la maison qui le renferme, pour les rendre plus tard à leur maître, ou à la France, s'il ne doit pas revenir. En tout cas, qu'ils songent que ce ne sont pas des meubles qu'ils achètent, mais des reliques.
XLI
A PROPOS DU MÉLODRAME INTITULÉ «LA CHAMBRE ARDENTE»
17 octobre 1854.
Tout en regardant Mademoiselle Georges, nous songions malgré nous, à travers le mélodrame, à cette grande épopée des Burgraves où marche, en faisant résonner ses pieds de marbre sur les dalles de granit, cette vieille titanique et farouche, plus grande que la Sybille de Michel-Ange, plus effrayante que la Porkyas de Gœthe, cette gigantesque personnification de la haine, Guanhumara, colosse tragique, moitié Euménide, moitié sorcière, et que nulle actrice au monde ne serait capable de représenter comme Mademoiselle Georges.
Comme elle serait belle dans ce rôle surhumain, comme elle serait à l'aise, parmi ces chevaliers géants, mastodontes féodaux d'un âge disparu! Comme elle dirait avec des lèvres de bronze ces grands alexandrins qui rendent des sons d'armures entrechoquées! Comme elle porterait de manière à faire honte à la pourpre, le haillon de l'esclavage!
Mais laissons là le rêve, et revenons à la réalité.
XLII
MADEMOISELLE GEORGES
Octobre 1857.
Il y a bien longtemps que Mademoiselle Georges est belle, et l'on pourrait dire d'elle ce que le paysan disait d'Aristide: «Je te bannis parce que cela m'ennuie de t'entendre appeler Juste».
Nous ne ferons pas comme ce brave manant grec, quoi qu'il soit évidemment plus difficile d'être toujours beau que d'être toujours juste. Cependant Mademoiselle Georges semble avoir résolu cet important problème; les années glissent sur sa face de marbre sans altérer en rien la pureté de son profil de Melpomène grecque.
Sa conservation est bien autrement miraculeuse que celle de Mademoiselle Mars, qui n'est, du reste, aucunement conservée, et ne peut plus faire illusion dans les rôles de jeune première qu'à des fournisseurs de la République et à des généraux de l'Empire.
Malgré le nombre exagéré de lustres qu'elle compte, Mademoiselle Georges est réellement belle, et très belle.
Elle ressemble à s'y méprendre à une médaille de Syracuse ou à une Isis des bas-reliefs.
L'arc de ses sourcils, tracé avec une pureté et une finesse incomparables, s'étend sur deux yeux noirs pleins de flammes et d'éclairs tragiques; le nez, mince et droit, coupé d'une narine oblique et passionnément dilatée, s'unit avec son front par une ligne d'une simplicité magnifique; la bouche est puissante, arquée à ses coins, superbement dédaigneuse, comme celle de la Némésis vengeresse qui attend l'heure de démuseler son lion aux ongles d'airain. Cette bouche a pourtant de charmants sourires épanouis avec une grâce tout impériale, et l'on ne dirait pas, quand elle veut exprimer les passions tendres, qu'elle vient de lancer l'imprécation antique ou l'anathème moderne.
Le menton, plein de force et de résolution, se relève fermement, et termine par un contour majestueux ce profil, qui est plutôt d'une déesse que d'une femme.
Comme toutes les belles femmes du cycle païen, Mademoiselle Georges a le front plein, large, renflé aux tempes, mais peu élevé, assez semblable à celui de la Vénus de Milo, un front volontaire, voluptueux et puissant, qui convient également à la Clytemnestre et à la Messaline.
Une singularité remarquable du col de Mademoiselle Georges, c'est qu'au lieu de s'arrondir intérieurement du côté de la nuque, il forme un contour renflé et soutenu qui lie les épaules au fond de la tête sans aucune sinuosité, diagnostic de tempérament athlétique, développé au plus haut point chez l'Hercule Farnèse.
L'attache des bras a quelque chose de formidable pour la vigueur des muscles et la violence du contour. Un de leurs bracelets ferait une ceinture pour une femme de taille moyenne. Mais ils sont très blancs, très purs, terminés par un poignet d'une délicatesse enfantine et des mains mignonnes frappées de fossettes, de vraies mains royales, faites pour porter le sceptre, et pétrir le manche du poignard d'Eschyle et d'Euripide.
Mademoiselle Georges semble appartenir à une race prodigieuse et disparue; elle vous étonne autant qu'elle vous charme. L'on dirait une femme de Titan, une Cybèle mère des dieux et des hommes, avec sa couronne de tours crénelées; sa construction a quelque chose de cyclopéen et de pélasgique. On sent en la voyant qu'elle reste debout, comme une colonne de granit, pour servir de témoin à une génération anéantie, et qu'elle est le dernier représentant du type épique et surhumain.
C'est une admirable statue à poser sur le tombeau de la Tragédie, ensevelie à tout jamais.
XLIII
MORT DE MADEMOISELLE GEORGES
14 janvier 1867.
Il est de ces figures qui laissent dans le souvenir une trace tellement radieuse qu'elles semblent devoir être immortelles; même quand depuis longtemps déjà elles sont disparues de la scène, elles restent mêlées à la vie, on s'en occupe, et leur nom ailé voltige sur les lèvres des hommes. Elles sont entrées, quoique réelles, dans ce monde des types créés par les poètes, où l'âge, le temps, les dates n'existent plus; l'ombre de la retraite ne peut pas éteindre leur éclat. Quoiqu'on ne les voie plus, elles sont présentes, et l'on a peine à s'imaginer qu'elles subissent le sort commun. Mademoiselle Georges était une de celles-là; on aurait cru qu'elle durerait éternellement, comme cette superbe Melpomène de Velletri, du Musée des Antiques, qu'on eût prise pour le portrait anticipé de l'illustre tragédienne.
Elle avait près de quatre-vingts ans, la grande Georges, et les générations d'admirateurs s'étaient succédé devant elle, et les fils comme les pères vantaient sa beauté indestructible. Le temps, edax rerum, semblait avoir peur d'altérer ce pur marbre; il le respectait, il le ménageait, sachant bien que la Nature serait longue à reproduire un pareil chef-d'œuvre. Georges était faite à la taille des tragédies d'Eschyle; sur le théâtre de Bacchus, elle eût, dans l'Orestie, joué Clytemnestre sans cothurnes. Et ce n'était pas seulement une statue digne de Phidias, une forme merveilleuse et parfaite: l'intelligence, la passion, le génie animaient ce beau corps; une âme brûlait dans cette perfection sculpturale.
Cette Melpomène, que les Grecs n'eussent pas rêvée plus belle, plus sévère et plus grandiose, savait sortir de son temple à colonnes doriques, et entrer, la tête haute, dans le décor compliqué du drame; son profil magnifique ne se détachait pas moins pur d'une tenture en cuir de Cordoue que d'un velum de pourpre. Elle était chez elle à Venise et à Ferrare, comme à Rome ou à Mycènes, et en venant de l'antiquité dans le moyen âge elle ressemblait à Hélène dans le château gothique de Faust. La déesse se devinait à travers le costume. Chose étrange, elle a été l'idole des classiques et l'idole des romantiques. Quelle Clytemnestre, quelle Agrippine, quelle Cléopâtre, quelle Sémiramis! disaient les uns. – Quelle Lucrèce Borgia, quelle Marie Tudor, quelle Marguerite de Bourgogne! répondaient les autres. Et les deux partis avaient raison: le drame lui doit autant que la tragédie.
Nous n'avons connu Mademoiselle Georges qu'après 1830, et pour ainsi dire dans la phase moderne de son talent. Quoique dès lors elle eût passé l'âge qu'on appelle jeunesse pour les autres femmes, elle était de la plus étonnante beauté. C'est toujours avec éblouissement que nous nous rappelons le sourire par lequel elle ouvrait le second acte de Marie Tudor, à demi couchée sur une pile de carreaux, vêtue de velours nacarat à crevés de brocart d'argent, sa main royale effleurant les cheveux bruns de Fabiano Fabiani agenouillé. Son profil nacré se découpait sur un fond d'une richesse sombre; elle étincelait, elle nageait dans la lumière; elle avait des fulgurations de beauté, des élancements d'éclat, et représentait comme dans un rêve la puissance enivrée par l'amour. Avant qu'elle eût dit un mot, des tonnerres d'applaudissements qui ne pouvaient s'apaiser retentissaient du parterre au cintre.
Comme elle était belle aussi dans Lucrèce Borgia, quand elle se penchait sur le front de Gennaro endormi, et avec quelle fierté terrible elle se redressait sous le foudroiement d'insultes lorsque son masque arraché trahissait son incognito! On voyait, à travers la lividité de sa colère impuissante, luire comme une réverbération d'enfer le projet de quelque épouvantable vengeance. De quel ton elle disait au duc, dans la scène des flacons: «Don Alfonse de Ferrare, mon quatrième mari!» Et ce rugissement de tigresse quand, au dernier acte, elle montrait leurs cercueils à ses convives empoisonnés! «Vous m'avez donné un bal à Venise, je vous rends un souper à Ferrare!» Qui ne se souvient de cette phrase? Sa voix stridente en scandait chaque syllabe avec une lenteur cruelle qui augmentait l'oppression des cœurs. C'était là de la vraie terreur, de la vraie, passion, du vrai drame. En ce temps-là, pour jouer ces œuvres hardies, il y avait un quatuor sublime: Frédérick Lemaître, Bocage, Mademoiselle Georges, Madame Dorval. Il n'en reste plus qu'un seul, de ces tiers artistes, le plus grand peut-être, Frédérick. Le siècle, en avançant, se dépeuple, et tous ces grands morts nous ne voyons pas qui les remplacera dans l'avenir encore obscur; car Rachel, cette flamme ardente dans ce corps frêle, est partie avant Georges.
Quoique appartenant à une autre génération, Mademoiselle Georges a été notre contemporaine par ses succès dans le drame moderne; elle avait quitté Eschyle pour Shakespeare – ce n'est pas là une défection – et s'était généreusement associée aux efforts de notre école. Elle nous a ébloui, ému, passionné; elle a fait passer sur nous le grand souffle des terreurs tragiques. Son souvenir est lié à celui d'œuvres qui ont été les événements de notre jeunesse, et il nous semble qu'une partie de nous-même s'en aille avec elle. Ainsi, pièce à pièce, l'édifice où nous avons vécu s'écroule, et chaque pierre qui tombe porte un nom illustre suivi d'une épitaphe: Les représentants de nos anciens rêves s'évanouissent, nos interlocuteurs d'autrefois entrent dans l'éternel silence, nos types de beauté s'effacent; nos amours, nos admirations ne sont plus; notre idéal a fui.
Il nous faut chercher un autre milieu, faire de nouvelles connaissances, accoutumer nos yeux à des visages inconnus, trouver d'autres gloires, inventer des talents, prendre la jeunesse où elle est, admirer ce qui vient, tâcher de lire les livres qu'on imprime, d'écouter les pièces qu'on joue; en un mot, refaire de fond en comble le mobilier de notre vie. C'est le train du monde, et l'on aurait tort de s'en plaindre. Chaque flot luit un moment sous le rayon, et puis rentre dans l'ombre. Heureuse encore la vague qui reçoit le reflet de lumière! Mais avec quelque courage qu'on s'enfonce dans le mystérieux avenir, on ne peut se défendre d'un mélancolique retour sur soi-même, à chacune de ces morts qui diminuent le nombre des témoins et des compagnons de notre passé; on songe avec effroi qu'on va bientôt être comme un étranger, dont personne ne sait l'origine et les antécédents, parmi la génération actuelle; un douloureux sentiment de solitude s'empare de votre âme, et l'on se dit que peut-être on eût bien fait dé s'en aller avec les autres.
L'illustre tragédienne repose sur la colline aux arbres verts, ayant pour linceul le manteau noir de Rodogune, qu'elle portait à sa représentation d'adieu. Ainsi un soldat tombé dort dans son manteau de guerre.