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Читать книгу: «Mademoiselle de Bressier», страница 6

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VI

Étienne avait quitté le château, la veille. Le lendemain de son départ, dès l'aube, les canons des forts éclataient dans l'étendue, comme des dogues furieux qui se seraient répondu aux deux extrémités de l'horizon. Mlle de Bressier sentit renaître ses frayeurs. Chaque jour elle espérait que le dernier coup serait porté à l'insurrection, et chaque jour l'effort suprême se brisait contre une résistance désespérée. L'armée de Versailles n'avançait que lentement, pas à pas, obligée de conquérir par de sanglants sacrifices chacune de ses positions nouvelles. Ces atroces histoires colportées dans les deux camps, cette légende du massacre des prisonniers terrifiaient les femmes, les amantes et les sœurs. Faustine tremblait comme tremblait Françoise. Chacune d'elles maudissait la hideur des guerres civiles, dont les haines se montraient plus farouches que le choc enragé de deux peuples ennemis.

Mlle de Bressier restait immobile et pensive dans l'atelier. Près d'elle, Nelly feuilletait un album. Mais les jeunes filles étaient bien loin de là, envolées en leurs cruelles songeries. Nelly devinait le découragement profond de son amie. Faustine eût essayé en vain, comme la veille, de distraire son amer souci par le travail. Elle n'entendait que la voix puissante du canon. Encore de nouveaux combats, encore du sang versé, encore des angoisses mortelles!

La matinée s'écoula, lente et douloureuse. Après le déjeuner, Marius alla aux nouvelles. A Chavry, en dehors du mouvement des troupes, on ne savait rien de précis. Mieux valait que le soldat poussât jusqu'à Versailles. Faustine s'épeurait sans pouvoir raisonner son inquiétude. Étienne ne l'avait-elle pas rassurée sur le général? Mais la tranquillité de la veille devient toujours le souci poignant du lendemain. Espérant calmer l'irritation de ses nerfs, elle se remit au travail.

– Veux-tu que je te fasse la lecture? demanda Nelly.

– Oui, ma chérie.

– Ne crains rien. Je choisirai quelque chose de gai, ou du moins de pas triste. Car, vrai, le château est lugubre aujourd'hui.

Et, comme une larme brillait dans les yeux de son amie, Nelly courut vers elle, lui faisant un collier de ses bras.

– Pardonne-moi. Je plaisante. Cependant je n'en ai guère envie. Tu as du chagrin, ma pauvre petite. Pourquoi? Que tu sois tourmentée, c'est tout naturel. Mais je ne t'ai jamais vue ainsi depuis le commencement de cette affreuse guerre!

– Tu as raison; c'est absurde. D'habitude, je suis plus vaillante. Aujourd'hui, je ne peux pas. J'ai le cœur serré dans un étau. Je ne voudrais point parler de pressentiments, parce que c'est ridicule. Une grande fille telle que moi n'a pas le droit de se conduire comme une enfant. Cependant, c'est le seul mot qui soit vrai. J'éprouve une angoisse inexplicable. Il me semble que tous les malheurs vont fondre sur moi et sur les êtres que j'aime!

– Si ton cousin, M. Henry de Guessaint était là, il t'expliquerait que le pressentiment n'existe pas. Une simple dépression du cœur, qui occasionne des troubles cardiaques, voilà tout! Méthodique, Guessaint! Bon garçon, mais méthodique. Encore un qui ne mourra pas d'un excès d'idéal!

– N'en dis pas de mal: c'est un homme excellent.

– Il ne lui manquerait plus que ça! Ma chère, un géographe est tenu d'être un homme excellent. Cela fait partie de la profession.

– Tu es folle!

– Certes! Mais ma folie est plus lucide que ta raison. Si bien que je me suis aperçue que Guessaint était amoureux de toi. Ah! tu as souri; bravo! c'est ce que je voulais. Tu sais que tu as un sourire adorable? Pauvre garçon! quand tu es là, il ne te perd pas des yeux. Il te mange!

De nouveau, Faustine souriait malicieusement, comme si la passion de son cousin l'égayait beaucoup.

– Chacun a sa manière d'exprimer son amour, continua Nelly toujours sur le même ton de gaieté finement railleuse. Te rappelles-tu comme nous avons ri en lisant ce roman de Mme Cottin que Mlle Vaudois nous vantait si fort? Pauvre Mlle Vaudois! il me tarde que ses vacances soient terminées et qu'elle revienne à Chavry! Est-ce qu'elle ne t'a pas écrit ces jours-ci?

Faustine eut un geste d'impatience.

– Tu es insupportable, Nelly! Parlons-nous de Mlle Vaudois, ou parlons-nous de mon cousin?

L'espiègle Nelly éclata de rire.

– Oh! oh! M. de Guessaint serait bien flatté, s'il savait à quel point il te préoccupe! Comment, tu te fâches, parce que j'ai le malheur de m'inquiéter de Mlle Vaudois, de la respectable Mlle Vaudois?

– Puisque tu ne veux pas être sérieuse, c'est moi qui le serai, continua Faustine qui reprenait son sourire malicieux. Certes, je me suis aperçue que mon cousin me… comment dirais-je? me trouvait à son goût. Tu te souviens que nous avons souvent plaisanté ses mines déconfites et ses allures bizarres. Mais, si j'avais douté, j'aurais eu du moins une preuve il y a un mois.

Nelly frappa ses deux mains l'une contre l'autre:

– Et tu ne m'as point raconté cela?

– Parce que… parce que tu te moques toujours de moi. Quand le général est venu passer quelques heures ici, à la fin d'avril, il m'a prise à part, et m'a dit que M. de Guessaint me demandait en mariage. Il ajouta que cette union lui plaisait. Il pouvait mourir; à son âge, on n'a pas le droit de compter sur le lendemain, et, plus que tout autre, un soldat est toujours menacé. M. de Guessaint est mon cousin. Tu sais que mon père adorait ma tante, sa sœur aînée. La fortune d'Henry est égale à la mienne. Toutes raisons pour faire un excellent mariage de convenance.

Nelly piétinait avec colère.

– Et tu n'as pas répondu à ton père que M. de Guessaint était plus vieux à vingt-huit ans qu'un homme de cinquante! que, si bien épris qu'il fût, il aimerait toutes les femmes, excepté la sienne!

– A quoi bon? Le général me laissait parfaitement libre. Je lui ai dit que je ne pensais pas à me marier; tant qu'il me serait permis de vivre auprès de lui, je ne me résignerais pas à quitter sa maison pour celle d'un étranger. Comme il n'a pas insisté…

– Je voudrais bien voir qu'il eût insisté! M. de Guessaint n'est pas un mari possible.. Un géographe… Je te demande un peu! Et, tu sais? comme je dois ne jamais te quitter, il est nécessaire que ton futur époux me plaise autant qu'à toi-même. Autrement…

– Tu refuserais ton consentement?

– Mais oui.

Et avec cette vivacité moqueuse qui est au fond de toute jeune fille, elle se mit à singer M. de Guessaint, galant et cérémonieux derrière son binocle d'écaille. Faustine ne pouvait s'empêcher de rire, et Nelly ne demandait pas autre chose. Elle voulait distraire son amie. Maintenant Mlle de Bressier chassait les idées tristes qui la hantaient.

– Décidément, s'écria brusquement Nelly, tu ressembles d'une manière étrange à la femme qu'a peinte le Titien.

Faustine levait les yeux vers la toile du vieux maître, qui se dressait comme dans une gloire au fond de l'atelier. Elle faisait un geste, quand Mlle Forestier ajouta vivement:

– Non, non, ne bouge pas! Reste comme tu es là. Ah! la ressemblance est vivante! Le soleil joue dans tes cheveux noirs et leur donne un reflet fauve, comme à ceux de notre héroïne. Tu l'as surnommée «la Dame à la Bague». A l'avenir, j'ai bien envie de t'appeler ainsi.

– Folle!

– Eh! oui, folle! Je reprends. T'es-tu jamais demandé ce que pouvait bien avoir été la vie de «la Dame à la Bague»? Tu es trop artiste pour ne pas sentir ainsi que moi que cette femme a existé. Ce n'est pas une créature idéale; c'est un être humain qui a vécu, qui a aimé, qui a souffert.

Faustine écoutait avec une attention étrange. Sans doute, pour elle, les divagations apparentes de Nelly prenaient corps et devenaient une réalité. Elle restait immobile, les sourcils froncés, les lèvres entr'ouvertes.

– Continue, dit-elle.

– Oh! oui, j'ai souvent rêvé devant cette toile merveilleuse! Regarde ces yeux profonds et superbes, dont l'éclat est pareil à celui d'un diamant noir! Elle joue distraitement avec la bague d'émeraude qui roule entre ses doigts effilés. On dirait que nul souci ne l'effleure. Mais il y a une ride creusée sur ce front blanc. Les sourcils légèrement rapprochés trahissent une douleur.

– Ah! tu as pensé cela? s'écria Faustine. Je suis coupable d'une folie bien plus grande que la tienne, moi que tu trouves si sage et si sérieuse. J'ai reconstruit dans mon imagination toute l'existence de «la Dame à la Bague». Bien plus. Je me suis mis en tête une superstition bizarre. C'est que mon existence serait pareille à la sienne. Comme elle, j'aimerai et je souffrirai.

Nelly éclata de rire.

– Permets-moi de te dire que, pour une «jeune fille pondérée», ainsi que t'appelle avec orgueil le général, tu es tout à fait extraordinaire. Certes, ta folie est plus grande que la mienne. Moi, je n'ébauche qu'un rêve; toi, tu bâtis une réalité. Ta réalité doit avoir une histoire. Raconte-la-moi.

Faustine songeait. Elle se perdait dans les profondeurs de son rêve mystique.

– Je suis convaincue, reprit-elle, (et Dieu sait s'il faut que je sois folle pour te faire cet aveu!) que mon existence aura quelque rapport avec la sienne.

– Tu la connais donc, cette existence?

– J'en connais dix lignes.

– Où les as-tu lues?

– Dans un livre de Ridolfi, intitulé: Maraviglie dell'arte. Elles disent simplement ceci: «En 1557, le Titien suspendit ses travaux pour aller pleurer loin de Venise la perte de son ami l'Arétin. Il s'arrêta quelque temps chez Adrien da Ponte, à Spilemberg. Il fit le portrait de la nièce de son hôte, Vittoria Orsini. Il la peignit en robe sombre, jouant avec une bague d'émeraude. Vittoria Orsini se tua d'un coup de poignard, parce qu'elle était séparée de l'homme qu'elle aimait.»

Cette fois, Nelly fut prise d'un fou rire.

– Non, vrai! s'écria-t-elle, je suis ravie que tu aies de pareilles idées, toi mademoiselle la jeune fille sérieuse! Je conseille au général de ne plus donner ta sagesse en exemple à ma fantaisie. Sous prétexte que tu es grave et que je suis gaie, j'ai une réputation déplorable!

Nelly riait toujours, ne pouvant pas s'arrêter, si bien que son rire gagna Faustine.

– Quel beau drame pour un auteur dramatique de l'avenir! continua Mlle Forestier. «Faustine de Bressier se tuant de désespoir!»

– Pourquoi pas?

– Alors, tu excuses le suicide?

– Le suicide vaut mieux que la honte! On n'a plus le droit de vivre quand l'honneur est mort!

La journée passait, et les angoisses de Faustine s'envolaient. La gaieté de Nelly agissait toujours sur elle. Le général le savait. Aussi se réjouissait-il de l'intimité de ces jeunes filles. Naturellement grave, Mlle de Bressier se perdait un peu trop en des pensées sérieuses. Il était bon qu'elle eût à côté d'elle un être expansif et rieur. Puis, si le général désirait autrefois que les deux amies vécussent ensemble, c'est qu'il prévoyait que bien des tristesses assombriraient l'existence de son enfant. La mort pouvait le prendre à l'improviste. Lui surtout, menacé par les périls toujours nouveaux du métier militaire. Étienne resterait, sans doute. Mais un officier n'est pas son maître. Il est exposé aux hasardeux changements des garnisons. Aussi voulait-il que sa fille se mariât jeune. Il désirait en effet, qu'elle épousât M. de Guessaint. Répugnant à la contraindre, il se consolait à la pensée que Nelly serait pour elle une tendresse toujours présente et toujours active.

La nuit tombait. Déjà le parc s'emplissait d'ombres grises, quand Marius entra.

– Hé bien! quelles nouvelles, mon ami? s'écria Mlle de Bressier en l'apercevant.

– Bonnes nouvelles, Mademoiselle.

– Tu viens de Versailles?

– Oui.

– Est-ce que tu as vu Étienne?

Il y eut un silence. Marius poussa un soupir. Il répondit:

– Je n'ai pas trouvé le capitaine, Mademoiselle. Il était reparti pour son régiment.

– On ne t'a rien dit de mon père?

– Rien. Seulement, comme on s'est battu tout cet après-midi du côté de Courbevoie, où il commande, bien sûr, vous aurez une lettre demain.

Il sortit de l'atelier, comme si les questions l'embarrassaient. De vrai, Marius tremblait d'inquiétude. A Versailles, personne ne pouvait lui parler d'Étienne. On savait que la veille, au matin, il demandait un congé de quelques heures, pour aller voir sa sœur à Chavry. Il n'était pas revenu. Vainement, le vieux soldat affirmait que son jeune maître avait quitté le château vers le soir. Il racontait ses craintes, au sujet des communards réfugiés dans les bois de Chavry. On se moquait un peu de lui. Comment admettre, en effet, que des gardes nationaux fussent campés si près de leurs ennemis? Il ne fallait pas s'inquiéter du capitaine. En quittant le château, il était allé auprès de son père, voilà tout. Marius trouvait cette explication assez logique. Et cependant, une angoisse sourde le poignait. Pourquoi Étienne ne disait-il rien à sa sœur de sa visite au général? On ne se rend pas aisément de Chavry au pont de Courbevoie, en temps de guerre, quand les routes sont encombrées par les troupes, et le matériel d'artillerie. Le fidèle serviteur se rappelait que son maître riait beaucoup, lorsque lui, vieil Africain, habitué aux ruses des Kabyles, parlait de ces hommes cachés dans les environs. Marius se tourmentait, et il n'aurait pas pu dire la cause de ce tourment. Avant tout, il voulait le garder pour lui seul. A quoi bon troubler Mademoiselle? Sans doute, un malheur est bien vite arrivé. Il serait toujours temps de l'avertir. La prévenir trop tôt, ce serait la faire souffrir inutilement, s'il se trompait; avancer sa souffrance de quelques heures, s'il ne se trompait pas.

Les deux amies dînèrent gaiement, en face l'une de l'autre. Couché près d'elles, Odin les surveillait gravement. Rien ne restait plus des inquiétudes du matin. Nelly continuait à plaisanter Faustine, à propos de ses divagations sur «la Dame à la bague». Elle ne l'appelait plus que Vittoria Orsini. Et elle ajoutait sur un ton de regret comique:

– Quel dommage que tu n'aies pas les cheveux rouges!

Faustine répliquait que des cheveux noirs suffisaient parfaitement à son bonheur. Après le dîner, Mlle de Bressier s'assit au piano.

– Tu ne veux pas jouer à quatre mains? demanda-t-elle à Nelly.

– Ma foi, non. Je suis dans une veine de paresse, ce soir.

– Eh bien, je vais faire de la musique pour toi toute seule.

– C'est cela; un peu de Beethoven, je te prie. Ou plutôt, prends la partition de Lohengrin, et joue-moi le prélude du Chevalier du Cygne.

Elles se perdaient toutes les deux dans cette exquise mélodie, quand elles furent rappelées à la réalité par le bruit d'une voiture qui roulait dans les allées du parc.

– Une visite, à cette heure-ci? s'écria Mlle de Bressier.

– C'est peut-être Mlle Vaudois que ses vacances ennuyaient!

On entendit la voiture s'arrêter devant le perron du château. Quelques minutes s'écoulèrent. Faustine restait immobile, assise devant le piano, comme si elle écoutait sa pensée lui parler tout bas. Un valet de chambre parut, soulevant la draperie lourde.

– M. de Guessaint demande si Mademoiselle peut le recevoir. Il attend dans le petit salon.

– Faites-le entrer ici, répliqua Mlle de Bressier.

– Est-ce qu'il vient ébaucher une déclaration? s'écria Nelly.

Henry de Guessaint avait trente ans. Fils d'un magistrat, président de chambre à la cour de Paris, il restait orphelin de bonne heure, confié aux soins d'une mère dévote. Cette femme pieuse et timorée considérait le collège comme une abominable invention. L'enfant ne quitta pas l'hôtel familial. Il y fut élevé dans le respect de Dieu et la crainte des exercices corporels. Sa mère lui permit à grand'peine l'équitation, et grâce aux vigoureuses remontrances de son oncle M. de Bressier. En revanche, il eut le droit de lire tant qu'il voudrait. Et quels livres!

Vers douze ans, à l'âge où les vocations se trahissent, Henry s'éprit d'un goût très vif pour la géographie. Comment? Pourquoi? On ne sut jamais. Il se passionnait pour les récits de voyages. Et même, il ne cachait pas son mépris pour les inventions de quelques romanciers à la mode, qui conduisent leurs lecteurs dans des pays fantaisistes. Il était bien de son siècle. Il n'aimait que la réalité. Il aimait aussi les femmes! A seize ans, il prouvait ce goût irrésistible à l'une des domestiques de sa mère.

La mort de Mme de Guessaint le laissa de bonne heure maître de lui-même. Une grande fortune, un nom honorable, une bonne position dans le monde: il n'en faut pas davantage pour être heureux. M. de Guessaint vivait à Paris comme les jeunes gens de son âge. Les plaisirs ne lui manquaient pas, autant ceux qui s'achètent que ceux qui se donnent. Il prenait les uns et les autres, et surtout des femmes. Mais ses amis s'étonnaient qu'il ne fixât jamais son choix sur une seule. Il aimait le sexe plus qu'il n'aimait la personne. Il ne plaisait guère, du reste, à ses maîtresses d'une ou de plusieurs nuits. L'une d'elles disait: «J'ai vu bien des êtres sensuels dans ma vie. Jamais un seul qui fût comparable à Guessaint. Ce n'est pas un homme passionné. C'est un satyre.» Ce ne sont pas là des propos bien graves, dits par une femme quittée. Les amis d'Henry de Guessaint ne lui reprochaient pas ses galanteries, les trouvant excusables. Ils lui reprochaient sa plus grande qualité: le côté aventureux de son caractère. Comme c'est ridicule d'aimer la géographie!

Car les goûts de l'enfant devenaient de la passion chez le jeune homme. Henry se faisait recevoir à la Société de géographie, à la Société des études coloniales et maritimes, dans trois ou quatre autres sociétés, aussi spéciales que savantes. Tout garçon de vingt ans est plus ou moins amoureux de sa maîtresse. Les maîtresses de M. de Guessaint étaient de toute sorte. En réalité, il ne restait fidèle qu'à une seule: la Géographie. Ni beau ni laid, ni gras ni maigre, ni pâle ni coloré, Henry entrait dans la catégorie de ces gens qu'on estime toujours, mais qu'on ne remarque jamais. Il demeurait inaperçu. S'il ouvrait la bouche, il ne disait pas un mot spirituel. Il est vrai qu'il prononçait rarement une sottise. Avec ses cheveux châtains, son front bas, ses lèvres sensuelles, ses yeux gros, bleus et myopes, sa figure douce et renflée vers la mâchoire, il ressemblait assez bien à un mouton. Cependant, les tempes, un peu bombées, accusaient de la volonté. C'était bien toujours un mouton, mais un mouton entêté. Au demeurant, assez généreux de nature, brave comme doit l'être un homme, avec un vif penchant pour les aventures. Encore le goût de la géographie qui se décelait dans cette partie de son caractère. Il avouait franchement qu'il rêvait la gloire des illustres voyageurs. Caillié, Burke, et Livingstone lui semblaient être les plus grands hommes de l'humanité. Et quand son oncle le général lui disait en plaisantant:

– Eh bien, quel voyage comptes-tu faire? Par quelle découverte rendras-tu ton nom fameux? As-tu un plan? Une idée? Raconte-moi tes projets.

Il répliquait avec gravité:

– Parfaitement. J'ai un voyage tout arrêté dans ma tête. Un voyage qui aura les plus grands résultats au point de vue financier et humanitaire.

– Ah! bah! mon neveu! Explique-moi ça; voyons.

– Savez-vous combien de voyageurs sont allés jusqu'à Tombouctou?

– Que diable! pourquoi veux-tu que je le sache?

– Mon oncle, il y en a cinq.

– Et tu voudrais être le sixième, gourmand?

– Vous l'avez dit.

– Comment t'y prendras-tu? Car je suppose que c'est un voyage très difficile, puisque cinq hommes seulement ont pu l'accomplir?

– Si difficile, qu'il me faudra dix ans pour le préparer. Je commencerai d'abord par apprendre l'arabe et cinq ou six dialectes africains; je resterai un an à l'extrémité sud de l'Algérie, pour m'acclimater au soleil et aux sables; je m'habituerai à ne monter que sur des chameaux; je ne mangerai que des dattes; je resterai le plus longtemps possible sans boire; et enfin je me ferai mahométan.

– Mahométan! Pour avoir un harem? Tu aimes tant les femmes! Et tu t'imagines que je te donnerai ma fille?

– Oh! mon oncle, je serais si heureux d'épouser Faustine, que, pour elle, je renoncerais à la gloire d'aller à Tombouctou.

Cette alliance devait-elle se conclure ou échouer? Pendant huit ans, M. de Guessaint prépara son voyage. Quand il arrêtait un projet, rien ne l'en pouvait détourner. Sa volonté native devenait de l'entêtement. Il apprit l'arabe et les dialectes touaregs; il vécut trois mois à Coléah avec deux juives et six mois à Khartoum avec plusieurs Soudaniennes. Il poussa même jusqu'aux tentes chrétiennes du négus Jean, où les négresses d'Éthiopie durent trouver de leur goût cet Européen blond. Comme, un jour, sa cousine le plaisantait au retour d'une de ses courses lointaines:

– Ne riez pas, dit-il, vous êtes la seule créature capable de me faire oublier Tombouctou.

– Grand merci du madrigal! répliqua Faustine.

– Mais c'est un vrai compliment! Vous ne connaissez pas Tombouctou. C'est la ville du sable, la cité du rêve, la Babylone du désert. Un fleuve, large comme une mer, baigne ses murailles inviolées, et les longues caravanes de chameaux n'y conduisent jamais un seul chrétien. Elle se dresse toute seule entre l'immensité du ciel et l'immensité du Sahara. C'est vers elle que montent les désirs et les ambitions de tous les peuples d'Afrique. Et le Touareg farouche aussi bien que le Nomâ bestial prononcent le nom de Tombouctou avec le même recueillement religieux avec lequel un Grec d'autrefois disait «Delphes» ou «Olympie»!

– Mais vous êtes un poète, mon cousin! s'écriait Faustine. C'est une qualité que je ne vous connaissais pas!

M. de Guessaint laissait dire, et continuait de penser à Tombouctou. Combien d'autres ont fait des rêves moins intelligents et plus fous que celui-là?

Il attendait dans le petit salon du château de Chavry que le valet de chambre lui apportât une réponse. Assis dans un fauteuil, la tête penchée, Henry réfléchissait. Il était fort pâle. Par instants, il poussait un soupir comme s'il éprouvait une cruelle souffrance qu'il essayait en vain de cacher.

– Mademoiselle va recevoir Monsieur, dit le domestique en reparaissant. Si Monsieur veut déposer son pardessus, je vais avoir l'honneur de le conduire.

M. de Guessaint eut une hésitation. Il semblait gêné de se présenter devant Faustine. Puis, tout à coup, prenant une résolution brusque.

– C'est bien, éclairez-moi. Je vous suis.

– Bonsoir, mon cousin, dit Faustine en le voyant entrer. Comme vous venez tard!

– Oui, je viens tard, en effet. C'est que…

Il s'arrêta. Les mots s'étranglaient dans sa gorge. Faustine recula.

– Que vous êtes pâle! Est-ce que?.. Dieu!.. Mon père!..

Et elle attendait, livide, angoissée, les lèvres entr'ouvertes.

– Oui… murmura-t-il, n'ayant ni la force d'en raconter davantage, ni le courage de s'expliquer.

Faustine comprenait! Elle comprenait, et elle restait immobile, secouée de frissons convulsifs, l'œil fixe. Son père, mort! Voilà ce que signifiait la présence de son cousin et son inexplicable silence. C'était comme un coup de massue que le destin lui assénait sur la tête. Elle étouffait. Et elle ne faisait pas un geste, elle ne versait pas une larme, elle ne jetait pas un cri. Son immobilité épouvantait.

– Faustine! Faustine! s'écria Nelly en la serrant dans ses bras, en la pressant sur son cœur, en la couvrant de baisers.

Mlle de Bressier ne répondait rien. Son front, ses joues, ses lèvres, ses mains se glaçaient. La vie se retirait de cette malheureuse créature, soudainement meurtrie en plein cœur. Nelly la poussait doucement vers un fauteuil. Faustine se laissait faire. Elle s'asseyait docilement. Mais elle continuait à garder un silence effrayant et farouche. A peine un léger tremblement des lèvres, comme si elle se parlait tout bas à elle-même. M. de Guessaint et Nelly s'épeuraient devant cette douleur concentrée, qui ne se répandait ni par des larmes ni par des cris. Mlle Forestier s'agenouillait devant son amie, et baisait ses mains qu'elle mouillait de pleurs.

– Faustine! je t'en prie, je t'en supplie, parle-moi, réponds-moi! Tu ne me vois donc pas? Tu ne m'entends donc pas? Je suis à tes genoux, moi, Nelly, ta meilleure amie, ta sœur… O mon Dieu! est-ce qu'elle va rester comme cela?

Faustine baissa les yeux, ces yeux effroyablement fixes. Elle voyait Nelly maintenant. Elle la regardait. Elle dit à voix haute:

– Alors, mon père est mort…

Et, brusquement, elle éclata en sanglots.

– Ah! s'écria Nelly, Dieu merci! elle pleure.

Elle pleurait, oh! elle pleurait toutes les larmes de son corps! Nelly l'avait étendue sur la chaise longue; et là, Faustine sanglotait, s'abandonnant à son désespoir, disant d'une voix entrecoupée: «Papa… mon pauvre papa!..» Toute la soirée, elle resta ainsi, brisée, vaincue. Nelly et M. de Guessaint se taisaient. Eux aussi aimaient tendrement le général de Bressier; eux aussi souffraient de cette mort brusque et cruelle. Mais leur douleur ne trouvait pas une plainte en présence du navrement de la fille. Faustine avait une nature énergique et forte. Le malheur pouvait la courber d'abord sous sa main d'acier. Elle réagissait bientôt, prête à lutter contre le destin féroce. Tout à coup, elle essuya ses larmes, et regardant M. de Guessaint en face:

– Je désire ne rien ignorer, dit-elle. Puisque mon père a été tué à l'ennemi, je veux savoir comment.

Vainement, M. de Guessaint se défendait. Pourquoi donner à Faustine cette émotion inutile? Chaque mot prononcé aviverait la torture de la jeune fille. Chaque détail recueilli évoquerait pour elle de sinistres visions. Mais il y avait de l'héroïsme dans cette fière créature. Toute une race de soldats revivait en elle. Son âme vaillante ne connaissait pas les ridicules terreurs. Si, un instant, elle pliait écrasée, elle se redressait bientôt, plus énergique et plus hautaine. Elle l'adorait, ce père, qu'une mort tragique lui ravissait. Il l'avait élevée, elle, privée de sa mère dès le berceau. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir l'énergique soldat, penché sur son petit lit, et la couvrant de son regard tendre. C'est de lui qu'elle tenait ces premières phrases que balbutie une bouche enfantine. C'est de lui qu'elle apprenait toutes les légendes héroïques de l'armée africaine. Elle se souvenait du commandant de Bressier, alors à la tête d'un bataillon du 1er zouaves, et revenant de Constantine. Il racontait ses campagnes à la petite fille étonnée, ravie et stupéfaite; et les razzias bruyantes, et la fuite désordonnée des Arabes au burnous blanc; et les villages qui fumaient; et la cantinière qu'on appelait «Mademoiselle maman»; et le désert jaune où rôdaient les lions roux sous le soleil cuivré. Ou bien, devenu colonel, il disait la triomphale entrée dans les rues de Milan, alors que, par les fenêtres pavoisées de drapeaux, pleuvaient des bouquets, des applaudissements et des sourires. Et puis encore, cette course à travers la Chine, qui tenait à la fois de l'épopée et du rêve, quand, avec une poignée de six mille pioupious, on attaquait un empire de quatre cent millions d'hommes; le pont de Palikao, lorsque s'y engouffraient les Tartares aux yeux bridés, agitant leurs bannières en losange, où grimaçaient de noirs démons; et l'incendie du Palais d'Été, et l'entrée dans Pékin, qui apparaissait subitement dans une ceinture de murs crénelés, avec ses toits de tuiles vernissées, ses palais jaunes, ses mandarins coiffés d'une plume de paon, racontant à cette armée héroïque les secrets de l'Asie mystérieuse!

Mort, l'homme qui accomplissait tant d'actions hardies ou sublimes, qui ne marchandait au pays ni son temps, ni sa santé, ni sa vie. Mort comme il rêvait de mourir: sur un champ de bataille. Au milieu des balles qui sifflaient, au milieu des obus qui éclaboussaient le sol de chair humaine, dans l'enivrement de la lutte et du devoir rempli. Hélas! non point en face de l'étranger! En se battant contre des Français, drapeau tricolore contre drapeau rouge, enfants de la même famille se ruant les uns contre les autres. Eh bien, elle ne voulait rien ignorer. C'était son devoir, à elle, de se faire conter la fin de ce héros. Elle savait comment son père avait vécu: elle voulait savoir comment son père était mort!

Il fallut donc que M. de Guessaint parlât. Il arrivait droit de Versailles. Deux heures auparavant, l'aide de camp même du général lui avait raconté la catastrophe. Vers trois heures de l'après-midi, le commandant du corps d'armée donnait l'ordre de faire avancer la réserve. L'artillerie des communards fauchait des rangs entiers. Les troupes hésitaient. Déjà un bataillon reculait en désordre, quand le général lança son cheval au galop et cria: «En avant! en avant!» – Il disparaissait un moment dans la fumée. Bientôt on le revoyait debout, près de son cheval éventré par un éclat d'obus. Il courait pendant quelques mètres entraînant ceux-là mêmes qui voulaient fuir, fascinés à présent par le courage de leur chef. Tout à coup, il buttait contre une pierre et tombait raide. Une balle lui avait troué le cœur. Son officier d'ordonnance, aidé de deux soldats d'infanterie de marine, se hâtait d'emporter le corps, au milieu des coups de fusil. Voilà tout. L'histoire était simple et grande comme la vie même de ce soldat.

M. de Guessaint attendait les ordres de sa cousine. On ne pouvait pas déposer les restes du général dans le caveau de famille, au Père-Lachaise. Où voulait-elle qu'ils fussent transportés? Faustine réfléchissait. Elle consultait le mort pour connaître sa volonté.

– Le service officiel devrait avoir lieu à Versailles, dit-elle. Mais mon père a souvent exprimé son horreur pour ces pompes brillantes, où l'émotion disparaît sous la banalité. Et puis, aujourd'hui, Versailles n'est plus une ville. C'est une grande hôtellerie où tout le monde a pris rendez-vous. Je désire qu'on apporte ici le cercueil de mon père. Il y a une chapelle dans le château. C'est là qu'on dira la messe et que nous prierons pour lui.

Nelly s'effrayait des émotions nouvelles que cette funèbre cérémonie éveillerait chez Faustine. Elle voulait qu'elle renonçât à cette idée. Mais la jeune fille se révoltait:

– Je fais ce que mon père ordonnerait qu'on fît s'il pouvait nous dicter ses volontés.

M. de Guessaint s'inclina. Il ne lui restait qu'à obéir à sa cousine. Faustine était la maîtresse.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
290 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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