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Читать книгу: «Mademoiselle de Bressier», страница 13

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VI

Les arbres du parc de Chavry frissonnaient sous la brise d'avril. Un beau soleil clair jetait des lueurs blanches sur les taillis dénudés. Quelques fenêtres ouvertes, dans cette maison déserte si longtemps, donnaient un peu de vie aux grandes murailles tristes. Dans le salon, assises devant le feu, Nelly et Faustine causaient avec la douce intimité d'autrefois.

– Pourquoi m'as-tu enlevée hier soir? Voilà ce que je ne comprends pas. Tu es arrivée: tu m'as fait préparer une petite malle. Je suis partie sans même savoir où j'allais! Tu me recommandes de taire à tout le monde le lieu de notre retraite. Pourquoi ce mystère qui rappelle ceux de la Sainte-Vehme?

– Curieuse!

– On le serait à moins. D'ailleurs, je ne te reconnais plus depuis quelque temps. Sûrement, il y a dans ta vie quelque chose que j'ignore. Autrefois, tu m'aurais tout dit. Mais aujourd'hui, tu ne m'aimes plus.

Faustine jeta sur son amie un long regard plein de tendresse.

– Je ne t'aime plus? Tu verras tout à l'heure. Il faut que nous soyons très franches l'une et l'autre. Confidence pour confidence!

– Qu'y a-t-il donc? demanda Nelly dont les yeux brillaient.

– Sois patiente. Tu me demandes pourquoi je t'ai enlevée? Te rappelles-tu l'histoire que je t'ai dite un jour? Ma rencontre avec un jeune artiste dans le promenoir de San Onofrio? Je t'avouais que, pendant une demi-heure, il m'avait tenue sous le charme; et toi, méchante, tu me répondais en riant: «Que je serais donc contente si tu le revoyais!»

– Oui, je me rappelle.

– Eh bien, je l'ai revu.

– L'inconnu? le bel artiste? le Pygmalion qui doit animer Galatée? reprenait Nelly en riant; et quel est ce mystérieux personnage? Est-ce que je le connais?

– Oui. C'est Jacques Rosny.

– Celui à qui j'ai commandé ton buste?

– Oui.

– Et tu l'aimes?

– Je l'aime, dit Faustine en la regardant de ses grands yeux tranquilles. Je le lui ai dit. C'est pour cela que je suis partie. Je veux être son inspiratrice, son amie, mais rien de plus. J'ai eu peur de lui et de moi. Je me suis enfuie; et pour ne pas fuir seule, je t'ai enlevée.

Alors elle racontait à son amie l'histoire de la passion soudaine qui, brusquement, s'était emparée de tout son être, cette semaine délicieuse dans l'atelier du sculpteur, et les brûlants aveux de Jacques, et comment elle se sentait profondément troublée par l'invasion de cet amour irrésistible. Elle aimait Jacques, mais elle se méfiait de lui. Elle n'osait pas ajouter qu'elle se méfiait d'elle-même aussi. Nelly écoutait son amie avec une attention sérieuse.

– Oui, c'est bien l'amour. Et tu espères pouvoir dompter sa passion et la tienne, rester maîtresse de ta volonté, endiguer un sentiment d'autant plus vif qu'il naît chez deux créatures qui l'éprouvent pour la première fois? Car, si je comprends bien ce que tu me racontes, Jacques Rosny non plus n'a jamais aimé avant de te connaître.

– Non seulement je l'espère, mais je le veux. Pourquoi ai-je fui, sinon pour m'arracher à la séduction? Je ne le reverrai plus que chez moi. Si ce n'est pas assez, si je me sens trop faible, je recommencerai mes voyages. Je veux aimer, je ne veux pas avilir mon amour.

– Et s'il découvre que tu es à Chavry?

– Excepté toi, personne ne connaît ma retraite. Puis, tu oublies Marius, Marius qui se ferait tuer pour moi. Je lui ai dit que personne ne devait franchir l'enceinte de la grille. Personne ne la franchira.

– Et ton mari?

– M. de Guessaint part après-demain pour Oran. Il s'inquiète bien plus de son voyage que de sa femme.

– Et… et Félix?

Un frisson de gaieté courait sur les lèvres moqueuses de Nelly. Faustine souriait.

– Parlons-en de ton mari! Sais-tu que j'ai causé longuement avec lui?

– Qu'est-ce que t'a dit cet homme coupable?

– Il m'a dit… il m'a prouvé que le plus coupable des deux, c'est peut-être toi. Il y a une certaine histoire de verrou qui ne me paraît pas bien nette. Comment! ton mari est amoureux de toi, et tu fais la coquette avec lui? Tu t'ingénies à le faire souffrir par des raffinements de cruauté! Mais je lui ai promis de te convertir, et comme nous resterons ici au moins un bon mois, j'aurai le temps de te faire de la morale.

Nelly, toute rougissante, cachait sa jolie tête entre ses mains.

– Allons nous promener dans le parc, reprit Mme de Guessaint. Je ne te demande rien aujourd'hui. Revivons pour quelque temps nos charmantes journées d'autrefois.

Faustine savait bien qu'on pouvait compter sur Marius. Personne, même dans le pays, ne connut sa présence au château. Les deux jeunes femmes ne sortaient pas de l'enceinte du parc. Une cuisinière, ramenée de Versailles par le vieux soldat, demeurait également invisible. C'est lui qui renouvelait les provisions, qui faisait les courses, qui s'en allait chercher à la poste restante les lettres de ses maîtresses. Le temps fuyait rapidement. Nelly et Faustine, séparées par le monde, retrouvaient pour la première fois leur existence de sœurs. Mme de Guessaint jouissait de son repos dans toute la plénitude de son esprit. La solitude lui plaisait. Il lui semblait qu'elle venait d'échapper à un grand danger. Certes, elle se disait que Jacques devait souffrir. Mais elle voulait qu'il s'accoutumât à l'aimer seulement avec son cœur. Elle riait, elle rêvait à travers les allées, ravie de ces premières journées de printemps. Peut-être attendait-elle instinctivement une lettre de son ami, lorsque Marius apportait le courrier. Nelly, au contraire, se montrait nerveuse, agacée. Qu'est-ce que faisait son mari? Lui, non plus, n'écrivait pas. Elle disait à Faustine, non sans un dépit très visible: «Si cette Mlle Aurélie allait prendre de l'influence sur lui cependant?» Mme de Guessaint haussait les épaules et se moquait d'elle. Trois semaines s'écoulaient ainsi, trois semaines délicieuses, pendant lesquelles l'ennui ne se glissait pas une minute entre elles. Mais l'amour de Faustine grandissait démesurément. Ne voyant plus Jacques, vivant repliée sur elle-même, la jeune femme se laissait aller sans défense au charme divin qui la pénétrait et, vingt fois le jour, elle se demandait: «Que fait-il? que devient-il?»

Un soir, Nelly qui lisait le journal, se mit à rire gaiement.

– Qu'as-tu donc? demanda Faustine.

– On parle de quelqu'un qui vous intéresse, Madame. Le temps passe si vite que nous ne réfléchissons pas aux dates. C'était hier le 1er mai. Les journaux ne tarissent pas en éloges sur ton sculpteur. Tiens, lis.

Mme de Guessaint prit d'une main un peu tremblante les feuilles que lui tendait son amie. Le Vercingétorix vaincu remportait un triomphe. D'une commune voix, on décernait au jeune artiste la médaille d'honneur de sculpture; tous les critiques se trouvaient d'accord. Faustine jouissait délicieusement des bravos lointains qu'elle entendait au fond de sa paisible solitude. Elle lisait et relisait ces lignes, où l'on célébrait celui qu'elle aimait. Elle trouvait un bonheur infini à se dire qu'elle régnait dans ce cœur neuf et ardent.

– Ton amour pour ce tailleur de pierre éclate sur ton visage, s'écria Nelly avec un éclat de rire. Te rappelles-tu le temps où je t'appelais Vittoria Orsini? Tu es aussi amoureuse que la «Dame à la Bague», ma pauvre chère.

Une ombre glissa sur le front blanc de la jeune femme.

– Elle est morte d'amour, murmura-t-elle.

– Au XVIe siècle! Au XIXe, elle se serait consolée. D'ailleurs, je ne te cacherai pas, que l'amour… platonique, tel que tu le comprends, me paraît impossible. Tu aimes, tu seras vaincue. Mais, laissons ce sujet,» et, en disant ces mots, Nelly reprenait le journal et tournait machinalement la page, quand soudain elle jeta un cri.

– Qu'as-tu donc?

Mme Percier ne répondait pas; elle lisait, immobile, stupéfaite.

– Mais parle-moi donc, Nelly! Donne-moi ce journal.

– Non, non. Je te lirai… j'aime mieux te lire… Ton mari…

– Eh bien, quoi? mon mari?

Le journal contenait ces quelques lignes dans les dépêches de l'Agence Havas. «On télégraphie d'Oran une triste nouvelle. Une mission scientifique, choisie par le ministre de la marine et des colonies, partait, il y a quelques jours, pour le Sud-Oranais. M. de Guessaint, membre fort distingué de la Société de géographie, a soudainement disparu. Tout fait supposer qu'il a été assassiné. Le procureur de la République a ouvert une enquête.» Faustine lisait. Mort, son mari? Impossible! Le journal mentait. S'il disait vrai pourtant?

– Comme tu es pâle, ma pauvre chérie, dit Nelly en lui prenant la main.

– La mort est une terrible chose. Elle efface le mal et ressuscite le bien.

– Vas-tu donc le regretter maintenant, toi qui es malheureuse depuis tant d'années!

– Tais-toi. Quand Dieu frappe, il faut prier pour ceux qu'il touche.

Mme de Guessaint se sentait fort impressionnée. Elle remonta chez elle de bonne heure, laissant Nelly seule dans le salon. Mme Percier ne pratiquait pas si généreusement la charité chrétienne. Sans hésiter, elle appela Marius et lui remit une dépêche, en le priant de la porter le soir même au bureau le plus voisin. Elle demandait au préfet d'Oran de confirmer ou de démentir la nouvelle donnée par l'Agence Havas. Elle ne s'expliquait pas cette fin tragique. M. de Guessaint avait-il été assassiné en effet? Au nom de Faustine, son amie intime, elle priait qu'on envoyât des détails exacts et complets. Lorsque Marius fut parti, elle voulut rejoindre son amie. Mais celle-ci désirait rester seule; seule avec ses pensées et ses réflexions. Certes, Henry avait commis bien des fautes. Il l'avait trompée, il avait avili sa chasteté de jeune fille et sa pudeur de jeune femme. Mais cette brusque fin la troublait étrangement. Elle voyait cet homme tombant assassiné loin de sa famille, loin de ses amis, loin de son pays. Une créature délicate, même en perdant un mari qu'elle n'estime pas, souffre dans ses souvenirs si elle ne souffre pas dans son cœur. C'était le seul être à qui elle eût appartenu; celui à qui elle donnait jadis tous les trésors de sa jeunesse et de sa beauté. Elle portait son nom, et ce château de Chavry où elle se trouvait lui rappelait de chers et cruels souvenirs. C'est Henry qui lui annonçait naguère la mort du général. Pendant la nuit, une très pénible impression l'obséda. Nelly la trouva pâle le lendemain matin, avec les traits tirés et les yeux tristes. Mme Percier frappa du pied avec colère.

– Tu n'es pas raisonnable! Oh! tu peux te fâcher. Je dis toujours ce que je pense.

– Ne parle pas légèrement d'un événement terrible, ma chérie. Ma vie se trouve si brusquement changée que je suis bouleversée.

Nelly paraissait fort énervée. Elles se promenaient toutes les deux dans les allées du parc, vers la grille. Marius apparut derrière la petite porte ouvragée, tenant un papier bleu à la main.

– C'est la réponse que j'attendais, s'écria Mme Percier.

– Quelle réponse?

– Tu vas voir.

Net et concis, le télégramme du préfet d'Oran ne laissait aucun doute. Il disait seulement que le procureur de la République croyait être sur la trace du meurtrier; de plus, il annonçait une lettre contenant des détails plus complets.

– Je puis parler maintenant, s'écria Nelly. Ah! tu plains ton mari, et, avec tes idées chevaleresques, que je trouve absurdes, tu hésites à profiter de ton bonheur! Écoute.

Faustine pâlissait un peu, comme si elle s'effrayait de ce qu'elle allait entendre.

– Je vais te révéler un secret que je t'ai obstinément caché. Tu t'étonnais naguère de mon entêtement étrange à me marier? C'est à cause de M. de Guessaint que j'ai quitté ta maison. Pardonne-moi de te dire tout cela: mais je ne veux pas qu'il reste un seul regret dans ton cœur, un seul! Je ne pouvais plus vivre à côté de ton mari. Incessamment, j'avais à me défendre de ses entreprises amoureuses. Quand il se trouvait seul avec moi, il cherchait à me surprendre, à me saisir dans ses bras… Oui, tu m'as fait jurer naguère qu'il n'entrait pour rien dans ma décision subite… Est-ce que je pouvais t'avouer la vérité? Est-ce que ma tendre affection pour toi ne me commandait pas le silence? Et tu le plains aujourd'hui! Cet homme te manquait de respect jusque dans ta propre maison, en oubliant que j'étais ta sœur; je me suis mariée pour le fuir. Tu t'imagines bien que les charmes et la beauté de Félix ne m'éblouissaient pas. Ce pauvre Félix!.. ce n'est pas que je regrette maintenant… surtout maintenant… mais passons. Tu sais tout. Le destin t'a faite libre. A toi de juger si tu voudras user de cette liberté, ou si tu aimeras mieux pleurer un mari indigne!

Faustine sentait une amertume profonde monter à ses lèvres. La veille, sous le coup d'une émotion sincère, elle pardonnait à M. de Guessaint toutes ses trahisons. Mais ce que lui apprenait Nelly la meurtrissait dans la plus chère tendresse de sa vie. Elle plaignait cet homme; elle éprouvait une vague pitié pour lui. Eh bien, non! Désormais il serait deux fois mort pour elle, car il ne laisserait pas une trace dans son souvenir. Elle se révoltait à la pensée qu'il n'avait pas même respecté sa meilleure amie, la compagne de son enfance, sa sœur. Elle prit la jeune femme entre ses bras.

– Tu ne m'as rien dit naguère, ma pauvre Nelly; tu as eu raison et je t'en remercie. Tant que M. de Guessaint vivait, mieux valait que j'ignorasse tout. Sachant ce que tu viens de m'apprendre, je ne serais pas restée une minute de plus dans sa maison. J'ai dit autrefois à mon mari, ici même: «Je jure que je serai pour vous une épouse fidèle.» J'ai tenu mon serment. La mort m'en a déliée…

VII

Depuis la fuite de Faustine, Jacques s'enfermait dans le désespoir et l'inertie. Françoise l'interrogeait; il gardait un silence farouche. Elle voyait dépérir l'être qu'elle adorait. Il ne travaillait plus. Il avait fallu qu'un de ses amis surveillât le Vercingétorix, et s'entendît avec un mouleur pour que le plâtre fut prêt au jour fixé. Un soir, Mme Rosny regardait son fils, étendu sur une chaise longue, dans le petit appartement de la rue Lambert. Les yeux de Jacques se perdaient dans le vide, sa pensée s'envolait au loin, cherchant obstinément une vision adorée. Comment secouer cette torpeur, ce dégoût des autres et de lui-même? Elle eut une inspiration désespérée.

– Jacques, dit-elle, tu touches au triomphe. Tu es célèbre, et l'on te salue à l'égal d'un maître. Les craintes que j'avais pu concevoir autrefois pour ton avenir n'existent plus. Nous sommes libres de parler tout haut, de penser tout haut, libres de nous venger.

– Nous venger!

– De ceux qui ont tué ton père. Te le rappelles-tu?

– Si je me le rappelle! murmura le jeune homme. Je le vois encore dans la vieille maison de la rue Jean-Baussire, quand il est parti, hélas! pour ne plus revenir. Je me remettais lentement de ma blessure. Il m'a embrassé pendant que je dormais…

– Tu ne t'es jamais dit que tu pouvais le venger?

– Comment? Nous ne savons même pas où il repose. Il a été victime des haineuses fatalités de la guerre civile. Qui puis-je accuser de sa mort, sinon le destin qui nous l'a pris? Tant de victimes sont tombées dans les deux partis! L'oubli s'est fait, ma mère. Bien criminels ceux qui voudraient se souvenir!

Françoise eut un geste violent. Est-ce que son fils abjurerait jusqu'aux farouches rancunes qu'elle avait coulées dans son âme?

– Tu te trompes, reprit-elle, quelqu'un est coupable de la mort de ton père. Celui qui l'a arrêté, celui qui l'a fait passer par les armes. Tu as oublié son nom? Je peux te le rappeler.

Elle ouvrait l'armoire où elle cachait toutes les reliques du passé; et Jacques relisait les lignes sinistres: «Avant-hier le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied…»

– Tu venais d'entrer dans l'atelier d'Antonin Mercié, ton maître. Pendant les longues journées, je tournais et retournais la même idée dans ma tête. Comment retrouver cet officier, le joindre, le punir? Une fois, j'arrivais à me procurer l'Annuaire de l'Armée, et j'y trouvais inscrits trois capitaines du nom de Maubert. Pas un ne servait dans les chasseurs à pied. Je me perdais dans un dédale. Et il fallait être prudente; cacher notre passé, pour ne pas nuire à ton avenir. Aujourd'hui, tu as vingt-six ans; tu es riche, puisque tu as du succès; tu est fort, puisque tu es célèbre. Cherche! cherche cet officier qui a fusillé Pierre Rosny!

Jacques écoutait, en penchant la tête, les paroles ardentes de Françoise. Il songeait; soudain il releva le front après un silence, et dit lentement:

– Ma mère, l'action que tu me conseilles n'est pas digne de moi; et j'ajoute, sans manquer au tendre respect que je te dois, qu'elle n'est pas digne de toi non plus. Les souffrances d'autrefois ont conservé la haine dans ton cœur; elle ne s'est pas fondue avec le temps, qui efface tout et qui répare tout. Moi, quand un peuple entier oublie, je n'ai pas le droit de me souvenir. Ce père que j'ai tant aimé, s'il pouvait me donner un ordre, me défendrait la vengeance. C'est un sentiment fait de violence et de colère, excusable dans l'emportement de la lutte, criminel quand l'apaisement s'est fait. Tu m'en veux de ne pas t'entendre et de méconnaître tes leçons? C'est que j'ai bien réfléchi depuis trois semaines que je souffre cruellement. Une grande douleur vient de me meurtrir et je crois que l'épreuve m'a rendu meilleur. Je n'ai de haine contre personne. Il me semble que je me suis renouvelé et purifié.

– Tu as oublié ton père, murmura-t-elle d'une voix sourde.

– Pourquoi m'accuses-tu? Ma mère chérie, n'es-tu pas bien injuste? Est-ce que je ne me rappelle pas ta bonté, ta tendresse, ton dévouement? Puisque je ne suis pas ingrat envers toi, comment pourrais-je l'être envers une mémoire bien-aimée? Si je me trouvais en face de cet officier dont tu parles, la colère filiale m'emporterait peut-être. Mais le chercher, mais le suivre pas à pas, comme un chasseur qui guette sa proie? Je te le répète: voilà qui serait indigne de nous deux!

– Tu viens de me dire que tu souffrais beaucoup? Eh bien, fais au moins ce que je vais te demander. Secoue cette douleur qui t'obsède, au lieu de rester replié sur toi-même, au lieu de vivre dans la solitude où tu t'enfermes. Je t'en supplie, mon Jacques, accorde-moi ma prière, tâche de te distraire, de t'étourdir, et de te consoler si tu peux!

Il l'embrassa très tendrement.

– Il m'est très doux de t'obéir, dit-il.

Et en effet, à partir de ce jour, il changeait d'existence, autant pour contenter sa mère que pour user l'ardeur de sa nature exubérante. Il revoyait ses amis; il cherchait le plaisir et les distractions; et Aurélie pardonnait de nouveau à ce volage qui lui revenait.

La rusée comédienne avait un but. Elle voulait connaître le nom de cette femme du monde qui lui volait le cœur du beau garçon. Un hasard la servait à souhait. M. Percier prenait assez bien son parti de l'absence de sa femme. Il savait que Faustine enlevait Nelly pour la gronder; et Mme de Guessaint avait promis de lui ramener sa capricieuse compagne corrigée de son indocilité. Se trouvant seul à Paris, s'ennuyant un peu, il honorait très souvent Aurélie de sa présence. C'est ainsi que la jolie fille apprenait le nom de la mystérieuse inconnue. Elle faisait bavarder Félix, naïf comme la plupart des hommes chez qui la bonté est plus forte que la méfiance. Il lui racontait un jour que le grand sculpteur Jacques Rosny exécutait le buste d'une dame de ses amies, Mme de Guessaint. Elle se le rappelait, ce buste. Elle l'avait vu dans l'atelier. Il est vrai que depuis quelques semaines, Jacques n'y travaillait plus. Avec son flair de coquette un peu jalouse, elle rapprochait de ce petit fait la profonde tristesse de l'artiste. Il souffrait, sans doute, de ne plus voir cette belle dame qui venait poser dans son atelier. Pour achever de se convaincre, elle prononça un jour le nom de Faustine devant Jacques. Le jeune homme fit un mouvement violent, la regardant avec des yeux indignés; elle avait deviné juste. Sans doute, il considérait comme une profanation d'entendre parler de son idole par Mlle Aurélie Brigaut, ancienne brunisseuse et simple cabotine. Aurélie, connaissant le nom de Mme de Guessaint, s'empressa de l'apprendre à Françoise. La comédienne savait bien qu'elle n'aurait pas d'alliée plus sûre que cette mère jalouse.

Les hommes ne ressemblent guère aux héros de romans; n'étant pas des créatures idéales, ils subissent toutes les faiblesses de la vie. Jacques, qui aimait profondément Faustine, ne croyait pas avilir cet amour en acceptant les avances de la belle Aurélie. Et puis, décidément, sa mère disait vrai. Il voulait s'étourdir, il voulait oublier. Oublier! Il savait bien que c'était impossible. Le souvenir cruel et délicieux de Faustine le poursuivait partout. Dans ces plaisirs où il se jetait éperdument, le visage hautain et doux de la jeune femme hantait son esprit; au milieu du souper où des amis l'entraînaient, le fantôme de la bien-aimée lui apparaissait tout à coup. Il eût été plus digne d'elle de chercher à se consoler en s'enfermant dans le travail, mais il n'en avait pas la force. Et cependant, ses meilleures heures, il les vivait tout seul, dans l'atelier, à se rappeler les jours exquis d'autrefois. Autrefois! un mois le séparait de ce temps-là. Et depuis, il lui semblait avoir vécu toute une existence. L'ouverture du Salon arriva. Le Vercingétorix vaincu se dressait, superbe, au milieu du grand jardin de la sculpture. Tout de suite, les éloges enthousiastes de la presse, les félicitations des camarades et des amis, apprirent au jeune homme son nouveau triomphe. A peine eut-il un peu de joie de cette gloire qui donnait à son nom un lustre plus grand. A quoi bon la gloire quand on n'a pas l'amour? A quoi bon le succès quand on n'a pas le bonheur?

Un soir, vers cinq heures, il revenait à son atelier. Il n'y entrait jamais sans que l'image très douce de l'absente ne lui apparût. Quelle obsession chérie et redoutée! Il la voyait partout; sur le fauteuil où elle se plaçait, dans la porte où s'encadrait naguère son fin profil de camée. L'atelier semblait énorme, maintenant que le groupe en terre glaise n'était plus là. Jacques s'étendit sur le canapé, rêvant comme toujours à la disparue, et l'appelant comme toujours. Pourquoi ne revenait-elle point? A présent, il lui aurait obéi sans discuter. Pour la revoir, il eût accepté toutes les conditions qu'elle lui imposait jadis. Soudain, il entendit un bruit léger, la porte s'ouvrit, et une forme féminine se dessina entre les deux tentures qui masquaient l'entrée. Il se leva, le cœur battant… Elle! il la reconnaissait! Elle, chez lui, quand il la croyait perdue pour toujours, quand il croyait l'appeler vainement, quand l'espoir même ne le soutenait plus dans ses défaillances! Faustine s'avançait, souriante, calme, heureuse. Il restait immobile, s'imaginant qu'il rêvait, qu'il devenait fou. Elle le regardait avec ses beaux yeux où brillait une tendresse infinie.

– Vous m'avez dit que vous m'aimiez, je vous ai dit que je vous aimais. Je ne voulais pas être votre maîtresse: voulez-vous de moi pour votre femme?

Il jeta un grand cri.

– Faustine!

Et il tombait à genoux devant cette noble créature, prenant ses mains, les couvrant de baisers, les couvrant de larmes, riant et pleurant à la fois.

– Grand enfant, qui a cru que le bonheur était si loin, et le voilà tout près!

Il l'entraînait vers le canapé; elle s'asseyait; et il se mettait encore à ses genoux; et il la contemplait avec un respect profond et une profonde adoration.

– Moi, votre mari! Mais c'est un rêve! Mais il est impossible qu'un pareil bonheur me soit réservé! Ne pas vous quitter, vivre à côté de vous, auprès de vous, vous entendre toujours et vous voir toujours! Avez-vous bien pensé à cela? Vous êtes donc libre? Que s'est-il passé? Vous me dites que vous serez ma femme. Ma femme! Je m'interroge et je me demande si je suis bien digne de vous!

Cette juvénile explosion de bonheur la ravissait. Alors, elle lui disait tout: le départ de M. de Guessaint, sa fin tragique, et comment elle devenait veuve. A mesure qu'elle parlait, une ombre envahissait le visage de Jacques. Il s'attristait un peu, et elle devinait bien vite les pensées de son ami.

– Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle un peu inquiète.

– Vous ne m'en voudrez pas, ma bien-aimée? Vous ne trouverez pas que je me laisse aller à des pensées bien vulgaires dans le grand bonheur qui m'arrive? Si je vous disais que je regrette… mon Dieu, c'est bien naïf… je regrette que vous soyez riche, que vous soyez une femme enviée et adulée. Je voudrais vous épouser pour vous, rien que pour vous, pour votre beauté qui me ravit, pour votre intelligence que j'admire, pour ce charme divin qui est en vous.

Faustine souriait, heureuse des paroles de Jacques. Elle goûtait le bonheur dans toute sa plénitude.

– Si vous saviez ce que j'ai souffert quand vous êtes partie! Je ne pouvais plus travailler. Il me serait impossible d'être encore un artiste si vous ne m'aimiez pas. J'ai besoin de vous comme on a besoin du soleil. Je vous adore!

Ils faisaient des projets d'avenir, tranquilles et confiants, se jetant à corps perdu dans la sublime espérance qui les berçait. Que leur manquait-il pour être heureux? Il ne voyait pas un nuage dans leur ciel. La main dans la main, ils se parlaient presque à voix basse. Elle voulait savoir ce qu'il avait fait depuis son départ, et il avouait tout, avec sa loyale franchise. Il disait son désespoir, sa colère, sa jalousie; il racontait comment, dans sa rage, il avait détruit ce buste radieux où Faustine revivait, hautaine, et souriante. Il ne cachait même pas ses désordres, les plaisirs qu'il cherchait pour s'étourdir et oublier.

– Ah! les hommes, les hommes! murmura la jeune femme avec un soupir. Ainsi, vous m'aimez, vous m'aimez passionnément, je le crois. Et d'autres femmes pouvaient exister pour vous!

– C'est le passé. Pardonnez-le-moi. Le passé, quel qu'il soit, laisse toujours de l'amertume aux lèvres. Ah! chère, quel radieux bonheur je vous dois!

Et de nouveau, ils reprenaient les projets caressés, arrangeant leur existence, préparant leur avenir. Comme elle serait fière de porter le nom de cet homme célèbre! Comme il serait fier d'être le mari d'une pareille femme! Puis, ils reparlaient de leur amour plutôt comme deux amants que comme deux fiancés. Car c'étaient bien des amants qui s'uniraient par des liens indissolubles. Certains de l'immortelle durée de leur tendresse, ils voulaient se serrer l'un contre l'autre pour traverser la vie. Le jour baissait, et ils échangeaient encore leurs douces confidences.

– Il faut que je parte, dit-elle.

– Déjà!

– Croyez-vous que je ne serais pas heureuse de rester? Venez chez moi, ce soir.

Il voulait la serrer encore entre ses bras. Elle se dégageait, souriante:

– Il faut que je sois en pleine confiance avec vous, Jacques. Une fiancée n'est pas une maîtresse. Ne manquez pas de respect à celle qui sera votre femme.

Elle s'éloignait, heureuse de son bonheur et du bonheur qu'elle laissait derrière elle. Le cœur de Jacques débordait de joie. Jamais son esprit surexcité n'eût osé concevoir un pareil destin. Devenir le mari de Faustine lui semblait de ces espérances auxquelles on a peine à croire. Une seule inquiétude le tenait. Il allait annoncer à sa mère son mariage avec Mme de Guessaint. Que dirait-elle, avec ses idées violentes, avec sa haine contre «les classes riches», comme elle continuait à les appeler? Il ne doutait point qu'elle ne cédât. Mais il y aurait lutte. Et il souffrait toujours de lutter contre une mère qu'il adorait, qui, depuis tant d'années, se montrait dévouée, courageuse, âpre au travail. A qui devait-il ses succès? A celle qui, par son héroïque labeur, lui permettait de les conquérir. La convaincre? il ne l'espérait pas. Elle consentirait, pour ne pas désespérer son fils; mais sa conscience protesterait. Qui sait même si, tout d'abord, la jalousie maternelle ne serait pas la plus forte? Il savait bien quels étaient ses rêves: ne jamais quitter Jacques et remplacer par sa tendresse vigilante toutes les autres tendresses humaines. Il agitait toutes ces pensées en revenant rue Lambert. Avec la netteté de décision des natures franches, il voulait ne pas attendre et avouer tout de suite à sa mère ce qu'elle ne devait pas ignorer. En apercevant Jacques, Françoise demeura stupéfaite. Elle ne reconnaissait plus son fils, sombre et soucieux depuis tant de jours. Ses yeux riaient; une joie profonde illuminait son visage.

– Mère, dit-il, j'aime; je suis aimé. Je te demande la permission d'épouser celle que j'ai choisie, et qui me choisit elle-même entre tous.

Avant même qu'elle pût répondre, rapidement, en quelques mots, il lui racontait ce roman d'amour, jeune et frais comme un poème d'avril. Françoise, immobile, muette, écoutait Jacques, le regardant de ses yeux fixes.

– Alors, tu veux me quitter?

– Mère…

– Tu me quittes, puisque tu te maries! Crois-tu donc que ta femme voudra vivre avec ta mère? Ah! les enfants! Sacrifiez-vous donc pour eux! Donnez-leur tout! Voilà comme ils vous récompensent. Je n'ai plus que toi. Ton père est mort fusillé et dort je ne sais où, comme une bête abandonnée. Je me disais que tu me resterais; je jouissais de ta gloire et mon égoïsme consolait ma douleur. Il te suffit de rencontrer une femme que tu ne connaissais pas il y a trois mois, pour abandonner ta mère qui t'a aimé toute ta vie!

Il se mettait à genoux devant elle; il se faisait humble, tout enfant.

– T'abandonner? tu ne le penses pas. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Il y a entre nous deux plus que ces liens de nature qui unissent une mère à son fils; il y a les souffrances endurées en commun, les larmes que nous avons versées, les espérances que nous avons conçues; il y a mon père qu'on a volé à notre tendresse!

De nouveau il l'embrassait, comme s'il voulait lui prouver, à cette heure où elle doutait de lui, que sa tendresse filiale vivait toujours plus ardente et plus respectueuse que jamais.

– Tu me dis que ma femme ne voudra pas vivre avec ma mère? C'est que tu ne connais pas Faustine. Elle t'aimera, puisqu'elle m'aime. Pourquoi donc seriez-vous séparées? Est-ce qu'une affection commune ne vous réunit pas?

Françoise se taisait toujours. Elle ne voulait pas confesser que, sans l'avoir vue, elle haïssait cette étrangère. Sa jalousie grandissait à son insu. Elle ne pardonnait pas à la femme qui venait bouleverser sa vie. Jacques s'effrayait de ce silence obstiné.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
290 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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