Tu me fais appeler, père?
Oui, mon enfant. J'ai une grande nouvelle à t'annoncer. Le capitaine Daniel m'a demandé ta main.
Ah!
Tu es étonnée, hein?
Non. (Un peu plus bas.) Je suis heureuse.
Édith…
Ç'aurait été dommage de les séparer! Sont-ils assez gentils tous les deux!.. Est-ce que nous ne verrons pas madame votre tante?
Je vais la faire prévenir et la prier de me rejoindre ici. (Regardant Édith.) Elle sera si heureuse de vous connaître!
Voulez-vous que nous l'attendions au jardin?
Vous n'avez que des idées charmantes.
A quoi penses-tu donc toi?
Je pense… je pense que je me suis trop occupé de rares vieilleries, et pas assez de ma maison; que l'archéologie est une belle chose, mais qu'il faut de temps en temps redescendre à ses contemporains; je pense qu'on a bien tort de ne pas élever soi-même ses enfants! Enfin, je compare ce qui est avec ce qui pourrait être, et je pense qu'il est bien heureux que ma fille se soit éprise d'un honnête homme!
Bravo! Tu as de temps en temps des bouffées de raison qui font oublier tes folies.
Bonjour, ma chère demoiselle.
Vous êtes jolie comme un cœur.
Vous savez que nous vous gardons à dîner.
Ce soir?.. Mais…
Pas de mais. C'est une fête de famille. Édith est fiancée d'aujourd'hui.
Avec le capitaine, n'est-ce pas?
Vous voyez, ma chère belle, qu'il n'y a pas moyen de refuser. Otez ce chapeau. Qu'y a-t-il de nouveau à Montauban?
Elle ne dit rien? (A Lydie.) Est-ce que vous êtes malade, chère madame?
Non. Pourquoi?
On vous interroge sur les nouvelles, vous avez fait quatorze visites et vous gardez le silence.
Non pas, monsieur mon ennemi.
Aussi cela m'étonnait.
J'ai une grosse nouvelle, au contraire: l'arrivée de madame Dubois, la tante du capitaine. Elle est venue par l'express de Périgueux; elle avait deux colis; elle a pris l'omnibus à la gare; elle a donné quarante-cinq sous de pourboire au conducteur; c'est une très jolie femme, et une toilette! Figurez-vous la toilette des riches fermières d'Auvergne. (A Césarine.) La robe courte, en étoffe ancienne couleur marron; à la taille un tablier noir, en soie épaisse et lourde; dans le corsage un fichu de crêpe de Chine rouge, et au cou un collier d'or ravissant. Voilà! Elle dîne avec nous?
Oui.
Savez-vous si… elle aura faim?
Madame Dubois!
Madame, je suis vraiment heureux d'être le premier à vous recevoir. Nous vous attendions. (Présentant les personnages les uns après les autres.) Ma sœur; notre amie, madame Patalin; mon vieux camarade, maître Bonchamp, notaire à Montauban.
Je vois que mon neveu n'est pas ici, monsieur, et je suis vraiment confuse…
Il est au jardin avec ma fille… Arrivez donc!.. arrivez donc! (Redescendant.) Les voici, madame!
Bonjour, ma tante. Voulez-vous me permettre de vous embrasser? Vous êtes un peu à moi, puisque vous êtes à Daniel.
Chère enfant… Soyez bénie! vous qu'il aime… et qui l'aimez…
Vous êtes nombreux, ce soir.
Ah! vous voici, mon cher. Je veux vous annoncer.
Laisse donc… (Bas à Montjoie.) Du courage!
Ah! est-ce que…
Vous aviez raison. Elle aimait le capitaine.
On vient de m'apprendre la grande nouvelle, mademoiselle. Je sais quelqu'un qu'elle afflige, mais qui n'en fait pas moins des vœux sincères pour votre bonheur.
Monsieur…
Voulez-vous me faire l'honneur de me serrer la main, capitaine?
A la bonne heure! vous vous êtes exécuté courageusement!
Mon cher ami, je veux vous présenter à notre nouvelle alliée. (Coralie se rapproche du fond.) M. de Montjoie, madame Dubois.
Bruniquel!
Monsieur est servi.
Madame…
Merci… merci…
C'est étrange. La tante du capitaine qui ressemble à Coralie!
Eh bien, quand vous voudrez.
Oh! pardon, madame…
Je viens te tenir compagnie.
Merci, mon enfant.
Je regrette que tu n'aies pas voulu faire un tour de jardin, comme tout le monde, en sortant de table.
Je suis un peu fatiguée.
En effet, tu es pâle; tu m'as paru inquiète, et même absorbée pendant le dîner. Tu n'es pas malade, au moins?
Non, merci, cher enfant.
Comment trouves-tu Édith?
Ravissante.
Alors, elle te plaît?
Infiniment. Mais ce que j'aime le plus en elle, c'est son regard, doux et pourtant ferme, loyal et sincère. Il illumine son visage. Que de femmes jolies paraissent laides! C'est qu'elles ne sont point animées par le rayon des yeux. Une belle figure doit être bien éclairée, comme une toile de maître.
Tu me rends bien heureux.
Mais parle-moi un peu des habitués de la maison. Tu sais, je désire être au courant. Depuis que j'habite la campagne, je suis devenue une vraie paysanne: je ne veux pas commettre une maladresse. Ce M. de… de… Montjoie, y a-t-il longtemps qu'il habite Montauban?
Je sais qu'il a quitté Paris depuis douze ans.
C'est pour cela qu'il ne m'a pas reconnue. (Haut.) Il courtisait Édith? Bon, il ne doit pas t'aimer. Je me méfierai de lui.
Pourquoi? M. de Montjoie ne peut me faire ni bien ni mal, à toi non plus.
C'est que je pense à ta naissance. Moi, personnellement, je n'ai rien à craindre. C'est pour toi seulement que j'ai peur. Tu me reproches quelquefois d'être un peu inquiète, cela tient aux préoccupations qui me hantent depuis la mort de ta pauvre mère. Je juge peut-être le monde très mal, mais je redoute ses méchancetés gratuites. Tu es jeune, beau, riche. Il n'en faut pas tant pour susciter les jalousies des envieux. Quel est cet artiste, sur lequel tu ne m'as donné que peu de détails? Un Parisien aussi échoué en province?
Claude Morisseau? Un bon fou… envieux et rancunier, je le reconnais. Figure-toi qu'il a remporté en son temps le prix de Rome… le prix de peinture. Un beau matin, il s'éveilla grisé d'harmonie, déclarant que rien ne ressemble plus à la peinture que la musique. Il est à Montauban l'apôtre du réalisme à outrance. Il s'intitule musicien symboliste. D'ailleurs, il viendra ce soir comme d'habitude. Tu l'entendras exposer ses théories extravagantes.
Je vous apporte votre part de la promenade. C'est le jardin qui vous souhaite la bienvenue. (Elle l'embrasse.) Vous avez eu tort de ne pas venir avec nous; la soirée est superbe.
Merci, chère enfant.
Oh! superbe!
Et moi qui la prenais pour une paysanne!
Elle est très distinguée.
Et puis, elle a un je ne sais quoi dans le regard… On sent tout de suite que cette femme a connu les orages de la passion! (A Montjoie.) Vous êtes bien absorbé, vous?
Je vous demande pardon; un peu de migraine. (A part.) Il est impossible que ce soit Coralie; et cependant cette ressemblance est extraordinaire.
Où est donc ton père?
Avec un paysan qui lui a apporté une antiquité.
Ah! mon Dieu!
Sont-ils assez gentils, nos amoureux! A propos, vous savez que madame Daricourt plaide en séparation!
Ce n'est pas étonnant: elle est si laide!
Je la trouve charmante. Elle a une jolie oreille.
C'est ce qu'on dit toujours d'une femme laide: «Elle a une jolie oreille!»
Et on ajoute: «Et puis, elle aime tant sa mère!»
D'ailleurs, elle embellit.
Et quand les femmes laides se mettent à être jolies, elles sont ravissantes.
On ne sert donc pas le café ce soir?
Que veux-tu? Édith est accaparée par Daniel. (A Édith.) Tu peux bien quitter ton fiancé pendant dix minutes; tu auras ton mari pendant toute la vie. J'ai besoin de toi pour servir le café au billard. Allons, viens.
Vous voyez, on m'enlève.
Quel bonheur! un roman dans ma famille!
Chère madame, je vous présente le grand homme de Montauban, notre ami Claude Morisseau.
Musicien symboliste.
Musicien? Mon neveu me disait pourtant que vous étiez peintre, monsieur.
La musique, c'est la même chose que la peinture.
Ah! (A part à Daniel.) Tu avais raison; il est un peu fou.
Cette dame, c'est la tante du capitaine Daniel?
Oui.
Savez-vous à qui je trouve qu'elle ressemble? A Coralie, votre Coralie, cette belle fille qui faisait florès à Paris il y a une quinzaine d'années.
Ah! ah! lui aussi.
Seulement, Coralie était blonde.
Cela ne prouve rien.
Et puis ce costume?
Un déguisement.
En effet, c'est bien la même allure. Vous savez, le coup d'œil de l'artiste!
Il est impossible que ce soit elle… Et cependant, si c'était elle… Il faut que je m'en assure.
Que complotez-vous donc là avec M. Morisseau?
Nous causions de Paris… (Se tournant vers Coralie.) et d'une Parisienne. Vous ne vous êtes pas promenée tout à l'heure avec nous, madame; le temps est délicieux.
Même en été, je crains l'air du soir.
Vous avez raison. Avec vos robes de gaze, mesdames, vous ne vous méfiez pas assez. Il est vrai que le Seigneur Dieu vous a bâties bien plus solidement que nous. J'ai vu des femmes décolletées risquer vingt fois la mort en souriant; des femmes du monde, s'entend, car pour les autres, il est des grâces d'état.
L'endurcissement du vice.
Oh! le vice ne durcit pas la peau. J'ai connu pour ma part une personne très jolie, qui, après un bal échevelé, se plongeait dans un bain d'eau glacé! Elle s'appelait Coralie.
Il m'a reconnue! De l'audace! ou Daniel est perdu. (Haut à Montjoie, froidement.) Qu'est-ce que c'est que cette Coralie dont vous parliez, monsieur?
Mademoiselle Édith n'est plus là, je peux continuer. Coralie a été l'une des grandes passions de ma vie. Oh! mon Dieu, je ne m'en cache point. Tout homme, à une heure donnée, peut faire et fera une bêtise. Elle appartenait à la grande famille des Manon Lescaut, mais des Manon Lescaut qui ont réussi. Ses mots défrayaient les petits journaux parisiens; on décrivait ses toilettes; ses diamants étaient célèbres: en un mot une cocotte.
Une courtisane; je préfère courtisane, c'est plus distingué!
Courtisane? C'est vieux jeu. Aujourd'hui nous disons une…
Chut! vous êtes en bonne compagnie.
Et vous avez aimé une de ces filles-là, monsieur de Montjoie? Cela m'étonne de votre part.
Je connais peu l'existence de Paris, mais je suis de l'avis de M. Godefroy. Qu'on ait un caprice pour une de ces femmes, soit; mais de l'amour… je proteste.
Oh!
Elle a tremblé. (Haut.) Vous en parlez bien à votre aise. On voit, capitaine, que vous n'avez jamais approché l'une de ces puissantes séductrices. Leur amour, c'est la robe de Nessus. J'en parle sciemment. J'ai adoré Coralie pendant quatre mois, soit quatre cent mille francs.
Cent mille francs par mois! Elle allait bien, la gaillarde! Mais que faisait-elle donc de votre argent?
Des rentes tout simplement.
Des rentes? Je croyais qu'elles finissaient toutes à l'hôpital.
C'est le vieux jeu, comme dirait notre ami Morisseau: aujourd'hui les Coralies font fortune. Elles économisent pour l'avenir. Au besoin les fourmis emprunteraient de l'argent à ces cigales corrigées par La Fontaine. Je les aimais mieux autrefois. Leur jeunesse disparue, elles disparaissaient elles aussi. Aspasie devenait ouvreuse de loges, et Laïs marchande des quatre saisons. Maintenant, elles ont maison de ville et maison des champs, un compte-courant à la Banque et des actions de chemin de fer. Elles vieillissent tout doucement sans se presser, et un beau jour, elles marient leur héritier dans une bonne famille.
Riches ou pauvres, elles n'en finissent pas moins méprisées. N'est-il pas vrai, ma tante? Et je ne sais vraiment pas si elles méritent autre chose: mépris d'autant plus impitoyable qu'elles l'ont plus audacieusement bravé. M. de Montjoie a raison. Elles feraient mieux de disparaître en pleine jeunesse, laissant à quelques-uns le souvenir de leur beauté. L'expiation involontaire pourrait leur mériter le pardon; mais la courtisane vieille et riche… quelle honte et quel dégoût!
Oh! mon Dieu…
Est-ce que vous êtes souffrante, madame?
Moi!
C'est elle!
Mademoiselle fait dire à monsieur que le café est servi au billard.
Ce n'est pas trop tôt. (A Coralie.) Venez-vous, chère madame?
Attendez-moi ici. J'ai à vous parler.
Et que faites-vous? un tableau ou un opéra?
Un opéra, madame. Ah! c'est que la peinture m'ouvre en musique des aperçus tout à fait nouveaux: dorénavant, voici comment je procéderai pour travailler quand j'aurai l'idée d'une partition. Je prendrai une toile de vingt-cinq; je mettrai du rouge, du violet, du marron, du noir, du bleu et du vert; au milieu, une grande tache jaune: le jaune, c'est le ténor!
Ce diable de Morisseau! Il est bête et il m'amuse toujours. (A Montjoie.) Vous ne venez pas au billard?
Si, si, tout à l'heure.
Maintenant, le jaune, c'est le ténor!