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LE DESTRUCTEUR DE L’ AMAZONIE


Alberto

Vázquez-Figueroa


Titre original: Le destructeur de l’ Amazonie

Première édition: Octobre 2020

© 2020 Editorial Kolima, Madrid

www.editorialkolima.com

Auteur: Alberto Vázquez-Figueroa

Adresse éditoriale: Marta Prieto Asirón

Couver phototype setting: Silvia Vázquez-Figueroa

Traduction: Marie Claire Mathias

Illustrations: @Dreamstime

Phototype setting: Carolina Hernández Alarcón

ISBN: 978-84-18263-53-8

La reproduction totale ou partielle de cette œuvre, ou son incorporation, n’est pas autorisée à un système informatique, ni sa transmission en aucune façon ou par tout moyen, électronique, mécanique, par photocopie, par enregistrement ou d’autres méthodes, location ou toute autre forme de cession du travail sans l’autorisation écrite préalable des propriétaires de la propriété intellectuelle.

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« Il est dommage que notre cavalerie n’ait pas été aussi efficace que l’Américaine qui a su exterminer les indigènes ».

Jair Messías Bolsonaro. Président du Brésil

CHAPÎTRE I

Six hommes armés surgirent de la forêt.

Ils portaient des uniformes qui n’appartenaient pas à la « Fondation Nationale de L’Indien », ni à aucun organisme national, et constituaimt plutôt un capricieux méli-mélo de pantalons, bottes et vestes de camouflage acquis dans n’importe quel marché de rue.

Aussitôt ils menacèrent les indigènes, hommes, femmes, enfants les obligeant à se rassembler au centre du village dans la maison communale.

Ils portaient des uniformes n’appartenant ni à la « Fondation Nationale de L’Indien » ni à aucune organisation connue, et qui constituaient plutôt un mélange hétéroclite de pantalons de camouflage, de bottes et de vestes achetés dans n’importe quel marché de rue.

Ils exhibèrent ensuite une série de documents inintelligibles, selon lesquels un village construit par les « ahúcas » il y avait cinq générations, était au cœur d’un terrain qui appartenait maintenant à Don Marcelo de Castro y Costa. Ils apportaient donc un ordre d’expulsion signé par le président Jair Messías Bolsonaro lui-même, qui se considérait apparemment comme le nouveau messie.

S’agissant selon eux d’un ordre d’application immédiate, les personnes considérées comme des « squatters » avaient une heure pour récupérer leurs biens et disparaître.

En cas de résistance, ils seraient emmenés dans la réserve indigène de l’État d’Acre, à près de trois mille kilomètres de là.

***

« Manaus n’est pas édifiée sur le fleuve Amazone, mais sur la rive gauche de son affluent, « el Negro », à une courte distance de l’union des deux. Il est surprenant d’observer comment les eaux noires entrent en collision avec celles boueuses de l’Amazone formant une ligne parfaite, délimitée au centimètre. En étendant la main sur la surface de ces eaux, on peut identifier quels doigts se trouvent dans l’Amazone et lesquels se trouvent dans le « Negro ». Puis, un peu plus loin, sans transition, sans savoir comment, les eaux propres et noires disparaissent, englouties par l’immensité du courant boueux de l’Amazone.

« Jusqu’à il y a un peu plus d’un siècle, dire Manaus, c’était dire caoutchouc. Ce n’était qu’un hameau et n’aurait jamais été plus que cela si, en 1893, Charles Goodyear n’avait pas découvert que le caoutchouc, combiné au soufre, résistait aussi bien aux basses températures qu’aux plus élevées.

« Le monde voulait du caoutchouc, de plus en plus de caoutchouc, et l’arbre qui le fournissait ne poussait que dans la jungle amazonienne.

« Les commerçants, les aventuriers et les désespérés arrivèrent du bout du monde et se dispersèrent dans la jungle prêts à saigner les arbres, leur arrachant jusqu’à la dernière goutte de lait blanc et élastique. Et ils le firent avec une telle fougue que, peu de temps après, des rivières d’or coulaient à Manaus, ce qui en fit du jour au lendemain la ville la plus riche, la plus excentrique et la plus folle du monde.

« Le caoutchouc créa des fortunes et des millionnaires extravagants qui firent bâtir sur la plus hautaine des collines de la jungle, le plus hautain des théâtres, décoré de feuilles d’or, splendide et absurde, aussi absurde que le fait de faire venir d’Angleterre –en quatre voyages, pierre par pierre– l’immense bâtisse des douanes qui domine toujours l’entrée de la ville.

« Plus le siècle s’écoulait, plus la folie grandissait à Manaus, qui commençait même à aspirer à être la capitale de la nation.

« À la périphérie de la ville, les jaguars rugissaient, mais en son centre du champagne français coulait d’une fontaine qu’un riche exploitant avait fait construire dans le jardin de sa mansion. Les plus célèbres compagnies d’opéra venaient y ravir les nouveaux riches, à quelque milliers de kilomètres de la mer, en pleine jungle.

« Huit des dix composants d’une troupe moururent, victimes de fièvres et d’épidémies, mais cela n’empêcha pas que d’autres tentent l’aventure, car nulle part ailleurs on ne pouvait gagner autant d’argent en un mois qu’à Manaus en une seule nuit.

« C’était le petit Paris de la jungle, qui osait être aussi célèbre que l’authentique, ne sachant pas qu’il y avait déjà quelques temps, en 1876, un Anglais établi en aval, Henry Vickham, avait réuni une grande quantité de graines afin de les exporter clandestinement du pays. Et ainsi du Brésil à Londres, de Londres à Java, elles donnèrent lieu à la création de plantations d’hévéas en Asie du Sud-Est qui surpassèrent immédiatement les performances des arbres sauvages de la forêt amazonienne.

« Tout comme elle était née, Manaus mourut. De l’illusion perdue, il resta un théâtre, une cathédrale, un poste de douane, et tant de choses que des fous magnifiques avaient édifiées en pensant que la folie ne finirait jamais.

« Restèrent également les centaines, les milliers de cadavres de ceux que le béribéri, les bêtes sauvages ou les mille maladies et dangers de la jungle avaient emportés ».

Elle referma le livre, profondément déçue que la ville qu’ils laissaient derrière eux n’ait rien à voir avec ce qu’elle venait de lire, alors une vieille chanson lui vint à l’esprit:

« Ta rue n’est plus ta rue, c’est n’importe quelle rue qui mène n’importe où »…

Manaus n’était plus Manaus, sinon une ville quelconque sur le chemin vers n’importe où. Mais personne ne pouvait nier qu’elle conservait le mérite d’être au cœur même de l’Amazonie.

Et la véritable Amazonie, celle qu’elle recherchait, avait commencé au moment où le navire avait quitté le cours du plus grand fleuve de la planète –celui qui transportait plus d’eau que tous les autres réunis– pour naviguer sur ses innombrables affluents qui zigzaguaient et s’enroulaient comme d’interminables anacondas et finissaient par mourir sur de petites plages.

Et là, pour continuer d’avancer, il fallait se frayer un chemin à la machette. Et c’était là que le monde barbare du caoutchouc d’il y a plus d’un siècle semblait renaître, car des tribus inconnues et des centaines, des milliers, des millions de bêtes dangereuses y survivaient.

Surtout les serpents et, comme pour la plupart des femmes, le seul fait de les nommer lui produisait un rejet instinctif. Les hommes n’aimaient pas non plus les serpents, les alligators, les araignées ou les jaguars sournois, mais presque tous considéraient que le moment était venu de défendre le droit de ces animaux de continuer à vivre.

Les temps obscurs où les humains pensaient être les seuls à avoir le droit d’exister étaient révolus depuis longtemps. Ils savaient maintenant que s’ils continuaient dans cette direction ils seraient les seuls survivants et finiraient par se manger les uns les autres.

En fait, il y avait des siècles que cela se produisait, même si ce n’était pas au sens littéral du terme, vu que les tribus anthropophages avaient été relativement rares à travers l’histoire.

Après la lecture, allongée dans un hamac sur le pont supérieur du « Kubichek IVº », elle se consacra à observer, au moyen de jumelles, les singes sautant de branche en branche, les vols de cacatoès multicolores et les énormes fromagers qui accueillaient des hérons au plumage blanc ou de hiératiques ibis à long bec d’un rouge chatoyant.

Elle les distinguait plus clairement de minute en minute, non pas parce que les jumelles s’amélioraient en qualité, mais parce que le fleuve se rétrécissait si rapidement qu’on pourrait penser que très bientôt elle n’aurait qu’à tendre la main pour saisir un œuf d’ara.

–Et si nous nous échouons ...? –demanda-t-elle un peu mal à l’aise.

–Il n’y a aucun danger! Andrade connaît bien le fleuve et assure qu’après cette courbe, il s’élargit à nouveau.

Elle se tourna vers Bernardo Aicardi, l’observant du coin de l’œil.

–Tu lui fais vraiment confiance...

–Si cela nous coûte cinq mille dollars par jour, c’est parce qu’il est considéré comme le meilleur capitaine de toute l’Amazonie, celui qui possède le meilleur bateau, les meilleures cartes, le meilleur équipage et les plus grosses couilles.

–Je ne pense pas que ses couilles soient inclues dans le prix?

–D’une certaine manière, vu le danger de ces régions….

–Et dans quoi une banque du Vatican pourrait-elle mieux investir son argent?

–Sans commentaires.

C’était sans aucun doute la réponse appropriée d’un homme qui avait consacré une grande partie de sa vie à se former dans le difficile art de la dissimulation et qui recevrait une médaille dans un test d’hypocrisie. En effet la plupart de ceux qui le connaissaient, le considéraient un imbécile depuis qu’il s’était entiché d’ une dermatologue chilienne qui le cocufiait à tour de bras.

Mais la dermatologue chilienne l’adorait parce qu’elle le connaissait mieux que quiconque et savait qu’il était intelligent, généreux et noble.

Et un sérieux candidat pour un « Oscar » de l’interprétation, car il ne semblait y avoir aucun autre être humain avec une telle capacité à rester impassible tandis que des dizaines de stupides séducteurs semblaient n’avoir d’autre but que de coucher avec sa fascinante et décomplexée maîtresse.

Aucun d’entre eux ne soupçonnait qu’un tel objectif était complètement inaccessible car Violeta Ojeda et Bernardo Aicardi n’avaient jamais été amants.

Ils faisaient semblant depuis longtemps, ils avaient vécu ensemble dans le même appartement pendant des mois et avaient séjourné dans les mêmes suites des meilleurs hôtels, mais n’avaient jamais partagé le même lit.

Et maintenant, après six mois à laisser derrière eux une longue traînée de mensonges, de complots et quelques cadavres occasionnels, ils étaient toujours ensemble.

Ils observaient les singes sauter se demandant à combien de canailles ils devraient éliminer pour que ces charmants animaux puissent continuer à se balancer de branche en branche.

À un moment crucial de son existence, face à l’horreur de dizaines d’enfants atteints d’un cancer provoqué par de l’eau contaminée, Violeta Ojeda avait prononcé une phrase qui était devenue son symbole: « Quand la vie d’un enfant est en jeu il vaut mieux écarter les jambes que se croiser les bras ».

C’était une règle d’or qu’elle avait suivie à la lettre, couchant avec beaucoup d’ hommes afin de sauver de nombreux enfants d’une mort horrible. Mais elle se demandait si cette règle pouvait s’appliquer aux animaux, à moins de considérer que sans eux l’existence sur la planète cesserait d’avoir un sens.

Elle était fascinée par les évolutions d’un singe hurleur qui se jetait dans le vide comme si les lois de la gravité ne l’affectaient pas, jusqu’à ce qu’elle constate que le ciel s’assombrissait. Elle en fit la remarque assez inquiète:

–Il y a beaucoup de fumée.

–Oui j’ai vu

–Et là, plus loin, il y a une autre colonne !

–Je l’avais vue aussi.

–Est-ce qu’ ‘on va être pris entre deux feux ?

–Le capitaine saura quoi faire.

Mais le capitaine Andrade vint les rassurer, précisant qu’ils n’étaient pas en danger puisque le fleuve allait se dévier vers la gauche et peu de temps après, ils entreraient dans un affluent aux eaux noires où ils pourraient même se baigner en toute sécurité.

–Vous suggérez que nous nous baignions dans des « eaux noires » ? –interrogea Bernardo Aicardi, perplexe.

–Par ici il y a deux types de fleuves: les « blancs » comme celui-ci qui sont lents et boueux car ils serpentent à travers des plaines en entraînant la terre des rives et les « noirs » qui descendent rapidement à travers les rochers et dont les eaux sont très propres.

–Dans ce cas, pourquoi diable sont-ils appelés « noirs » ? –fut la question quelque peu logique de Violeta Ojeda.

–Parce que parmi ces roches se développe une algue qui leur donne l’apparence du thé, auquel s’ajoute une vertu extraordinaire: dans les rivières d’eaux noires, il n’y a généralement pas d’alligators, d’anacondas ou de piranhas.

–Pourquoi ça… ?

–Sans doute parce qu’ils n’aiment pas le thé.

–Sans blague !

–Je ne plaisante jamais sur la sécurité de mes passagers, surtout quand ils paient ce que vous payez –il sourit d’oreille à oreille en ajoutant:

–Tant que vous serez à bord vous ne courrez aucun danger, mais à partir du moment où vous poserez un pied à terre je ne serai plus responsable. C’est le domaine des bêtes sauvages et des « fogueiros » qui n’hésitent pas à brûler une forêt, raser une ville ou écorcher vifs ceux qui s’opposent aux intérêts des éleveurs, des propriétaires fonciers ou des bûcherons.

–Et si ces « fogueiros » sont aussi dangereux, pourquoi ne peuvent-ils pas nous attaquer à bord ?

–Premièrement parce qu’ils savent qui je suis, et deuxièmement, et principalement parce que s’ils attaquent un navire, ils commettent un acte de piraterie ce qui, en Amazonie, est « officieusement » condamné à la peine de mort. Les rivières constituent les veines à travers lesquelles la vie circule, c’est le seul chemin praticable et donc quiconque attaque un bateau, attaque chacun d’entre nous.

–Intéressant.

–Sur la terre ferme, les « fogueiros » peuvent massacrer une famille de paysans ou une tribu d’indigènes, sachant que les juges et les politiciens les protégeront, mais il est clair que s’ils attaquent un bateau, ils finiront comme repas d’alligator.

Violeta alluma une cigarette et lui en offrit une.

–Je vous remercie de nous avoir mis au courant des coutumes locales. Maintenant, je sais que sur terre ferme je peux exploser la tête à qui je veux, mais qu’à bord je dois rester tranquille sinon vous me jetterez à l’eau pour me faire bouffer le cul par les alligators.

Le capitaine sembla quelque peu dérouté par ce langage, mais Bernardo Aicardi fit un geste de la main comme s’il essayait de minimiser les mots de sa supposée maîtresse:

–N’y faites pas attention ... –le pria-t-il–. C’est sa façon de parler habituelle, et encore vous avez eu de la chance qu’elle dise cul et pas autre chose.

–J’avoue que vous êtes le couple le plus étrange que j’aie jamais embarqué.

–Vous ne savez pas à quel point.

***

CHAPITRE II

Le singe tendit la main pour saisir la branche suivante, prêt à sauter, mais à ce moment-là il ressentit une piqûre dans le dos, sa vision se brouilla, et il s’écroula sans un gémissement.

Kapoar se hâta de lui couper la gorge pour lui éviter de souffrir. Ce n’était pas seulement le geste de compassion que son père lui avait enseigné et qui devait être appliqué à tout être vivant en train de mourir, cela évitait que les muscles se contractent à cause de la douleur intense et que la chair ne durcisse.

S’ils étaient correctement tués et rôtis au-dessus des braises à la bonne hauteur, les singes hurleurs étaient un mets comparable au jambon d’un cochon sauvage bien nourri.

Il recouvrit la tache de sang d’une épaisse couche de terre afin que son odeur ne se propage pas à travers la forêt, chatouillant le fin odorat d’un jaguar qui n’hésiterait pas à suivre sa trace et à l’attaquer par derrière pour lui arracher cette appétissante proie. Et peut-être même le transformer lui-même en une autre proie tout aussi appétissante.

Le chemin à parcourir était long; près d’une demi-journée de marche dans la forêt car une des premières règles qu’apprenaient les jeunes guerriers stipulait qu’ils devaient chercher leurs proies aussi loin que possible du village. S’ils chassaient trop près, les animaux comprenaient rapidement que la proximité des êtres humains était déconseillée et en peu de temps les pièces les plus appréciées disparaissaient.

Et ce gibier était indispensable à proximité, car lorsque des pluies torrentielles tombaient et que le sol était inondé, ou lorsque les jeunes étaient loin, c’était les personnes âgées, les femmes et les enfants qui étaient chargés de se nourrir quotidiennement

Ce qui était à portée de la main dans « le garde-manger » devait y être conservé le plus longtemps possible, même si ce garde-manger était une jungle presque impénétrable.

Il ne fallut pas longtemps à Kapoar pour charger l’animal sur son dos et prendre rapidement le chemin du retour afin que sa famille puisse célébrer un festin autour du feu et que sa mère ait l’honneur de dépouiller et assaisonner le singe bien dodu.

Le soir tombait quand il arriva au village.

Il entendit des voix et comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de voix « ahúnas » mais des voix détestées d’hommes blancs.

Il laissa tomber sa charge sur le sol et se glissa à travers les broussailles aussi furtivement qu’il l’aurait fait sur les traces d’un troupeau de sangliers. Il savait très bien que ceux qui étaient à proximité –qu’ils soient « fogueiros », prospecteurs, éleveurs ou bûcherons– étaient beaucoup plus dangereux, cruels et perfides que le pire des jaguars.

Quelques mètres plus loin une puanteur de vêtements sales et de pieds en sueur l’assaillit ainsi que l’odeur reconnaissable de la « cachaça ». De leurs rires tonitruants il déduisit qu’ils avaient trop bu. Il parvint à écarter soigneusement quelques branches et put les voir.

Ils s’étaient installés dans la maison communale qui, comme la plupart des maisons communales, n’avait pas de murs et n’était composée que d’un toit en feuilles de palmier posé sur de hauts poteaux en bois. Un métis barbu qui semblait être le plus saoul, s’était allongé dans le hamac de son grand-père, ce qui était une offense et un manque de respect absolu.

Il ne distinguait aucun membre de sa tribu, mais observa les traces qu’ils avaient laissées en s’éloignant, ce qui le rassura car il n’était pas étrange que des sauvages qui se considéraient civilisés aient l’odieuse habitude d’enlever des femmes pour en faire des esclaves.

Apparemment il s’agissait d’ incendiaires: les « fogueiros ».

***

–Et pourquoi y a-t-il moins d’incendies dans cette zone ?

–Parce qu’il y a beaucoup d’acajou.

–Qu’est-ce que ça a à voir ?

–Les soi-disant « bois nobles », en particulier l’acajou, ont une croissance lente mais sont de grande qualité et très bien payés. –Le capitaine Andrade traça un demi-cercle de la main indiquant ce qui était devant lui–. À cause de cela les « fogueiros » attendent que l’acajou soit coupé avant de mettre le feu au reste.

–Et vous, qu’en pensez-vous ?

Le Brésilien la regarda comme si c’était la question la plus stupide qui lui ait jamais été posée, posa sa cuillère et s’éclaircit la gorge avec une gorgée de bière avant de répondre presque amèrement:

–Que voulez-vous que j’en pense, mademoiselle ? Je suis marin de rivière et je sais très bien que lorsqu’il n’y aura plus de jungle, il n’y aura plus de rivière. La mer sera toujours là, plus propre ou plus sale, mais les rivières et les lacs disparaîtront, si bien qu’à ce rythme de destruction dans vingt ans nos bateaux seront échoués dans la boue.

–Comme la Mer d’ Aral ?

–Exactement! C’était l’un des plus grands lacs du monde et en moins d’un demi-siècle, ils l’ont transformé en terre aride.

–Et pensez-vous vraiment que cela peut arriver à l’Amazone ?

–A l’Amazone, non, mais certains affluents par lesquels nous naviguions autrefois sans problème n’ont plus d’eau, pas même pour un canoë.

–C’est triste.

–C’est comme assister à l’agonie d’un géant, dont le sang ne circule plus à travers les doigts puis à travers les mains jusqu’à ce que vous compreniez qu’à la fin il va perdre ses jambes et ses bras.

Ils dînaient sur le pont supérieur, sous un ciel rougeoyant, mais cette fois ce n’était pas à cause des incendies, mais parce que la dernière lumière d’un soleil qui se cachait semblait vouloir transmettre un avertissement sur ce que serait le sort des êtres humains s’ils ne changeaient pas d’attitude.

Des milliers d’oiseaux les survolaient, certains vers le nord, d’autres vers le sud, à l’est ou à l’ouest, la plupart passaient à tire d’aile, d’autres se laissaient porter par les courants, mais tous retournaient à leurs nids, désireux de se reposer et d’abandonner le ciel nocturne qui allait devenir le champ de bataille des insectes et des chauves-souris.

Ces dernières gagneraient toujours, provoquant des massacres parmi les rangs ennemis, mais ceux-ci étaient si nombreux que les effets d’un carnage aussi féroce ne se ferait même pas remarquer.

Nuit après nuit, année après année, millénaire après millénaire, le ciel amazonien bouillonnait d’une vie qui engendrait de nouvelles vies, et il n’y avait qu’un seul ennemi pouvant mettre en danger un cycle essentiel à la subsistance de millions d ‘êtres vivants: le feu.

–Êtes-vous de ceux qui pensent que les incendiaires devraient être exécutés ?

Le capitaine Claudio Andrade plissa les yeux pour observer cette femme belle et intrigante qui lui avait posé une question aussi compromettante et répondit simplement.

–Vous aimez la soupe ?

–Elle est délicieuse.

–Elle est faite de « mange-gens ».

–Et qu’est-ce qu’un « mange-gens » ?

–Un piranha.

– Quoi ? –s’écria Bernardo Aicardi, horrifié.

–Que c’est de la soupe de piranha. Ils ont beaucoup d’arêtes mais comme vous le voyez, ils font une excellente soupe.

–Surtout quand il s’agit de changer de conversation –remarqua Violeta–. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.

–Écoutez-moi attentivement, mademoiselle –répondit-il d’un ton dur–. Ceci est une terre violente qui est en ce moment plus troublée que jamais et dans laquelle si vous dites ce que vous pensez, vous risquez de vous faire descendre. Vous me payez très bien, trop bien à mon avis! mais je vous prierai de vous contenter de me poser des questions sur les rivières, les jungles et les insectes, et de ne pas me causer de problèmes.

–Très bien… –accepta-t-elle sur un ton qui semblait indiquer qu’elle n’en resterait pas là–. Répondez-moi à une autre question qui, je suppose, ne vous posera aucun problème. Pourquoi votre bateau s’appelle-t-il « Kubichek IVº » ?

–Parce que Juscelino Kubichek fut le meilleur président que le Brésil n’ait jamais eu, et l’un des meilleurs que le monde ait eu. Il était humain, simple, honnête, travailleur et avec une grande vision de l’avenir puisqu’il fut le fondateur de Brasilia –il fit une longue pause avant d’ajouter, sachant qu’il allait surprendre ses interlocuteurs–: Et il était gitan.

–Vraiment ?

–Authentique.

–Première nouvelle.

–C’est le seul président de race gitane dans l’histoire de l’humanité.

–Mais il était brésilien –intervint Bernardo Aicardi–. Et d’après ce que je sais au Brésil il n’y a pas beaucoup de gitans.

–C ‘est vrai –admit son interlocuteur–. Et c’est dommage car peut-être d’autres Juscelinos seraient apparus. Il est né à Minas Gerais parce que sa famille a fui l’Europe centrale, je pense la Tchécoslovaquie, lorsque les nazis ont décidé d’exterminer les Juifs et les Tsiganes. Apparemment, ils sont montés sur un bateau croyant aller aux États-Unis et le destin voulut qu’ils accostent ici, ce qui fut une chance. Mon fils aîné s’appelle comme lui.

–Combien d’enfants avez-vous ? –voulut savoir Violeta.

–Et qu’est-que ça a à voir avec le fait que je sache vous conduire où diable vous voulez aller ?

Le neveu de Mgr Guido Aicardi ne put s’empêcher de sourire quand il remarqua l’expression sur le visage de celle que tout le monde considérait sa maîtresse, car pour la première fois il l’avait vue désorientée

–Il a raison –fit-il remarquer–. Cela n’a rien à voir !

–Ne t’inquiète pas !

–Mais tu le harcèles ?

–Depuis quand s’intéresser au nombre d’enfants d’une personne c’est la harceler ?

–Depuis que tu as passé tout le dîner à lui casser les pieds en lui posant des questions sur tout et rien –il remarqua que le capitaine se sentait gêné par ses paroles et il leva la main, conciliant:

–Ne vous inquiétez pas –ajouta-t-il–. Elle utilise généralement un langage beaucoup plus vulgaire mais elle n’a pas encore assez de confiance.

–Eh bien, j’espère qu’elle ne l’aura jamais –répondit le Brésilien en se levant–. Et maintenant je vous prie de m’excuser car je dois trouver un endroit pour passer la nuit sans que les « fogueiros » nous canardent ou que les indigènes nous tirent des flèches.

Dès qu’il eut disparu Bernardo Aicardi commenta :

–Il me plait bien ce gars.

–A moi aussi.

–Mais j’ai l’impression qu’il te plaît un peu trop.

–Si avec ton esprit tordu tu veux insinuer que je voudrais coucher avec lui, tu te mets le doigt dans l’œil. Le lit est l’endroit où on enterre les amitiés et j’ai toujours préféré être amie qu’amante.

–Je le sais par expérience.

–Je suis contente que les choses soient claires. Quand allons-nous lui dire ce que nous voulons vraiment ?

–Il n’est pas encore prêt.

–Peut-être, mais je pense qu’il commence à se demander pourquoi une paire de connards comme nous dépense une fortune pour une croisière à travers l’Amazonie, quand il est clair que nous ne sommes ni zoologistes, botanistes, photographes ou naturalistes.

–Le côté positif d’être pris pour un connard, et je te rappelle que c’est un rôle que je joue depuis des années, c’est que les gens acceptent généralement tes conneries sans poser de questions.

***

La nuit était tombée et ils continuaient à boire, à prendre de la drogue et à se servir dans un chaudron qu’ils avaient suspendu au-dessus d’un feu allumé au centre de la maison communale. Ils réchauffaient des haricots de conserve, de sorte que la puanteur forçait Kapoar à détourner le visage.

Le métis qui occupait le hamac de son grand-père dormait complètement ivre et un autre était appuyé contre un poteau, la poitrine couverte de vomissures.

Comme son père l’assurait, les « fogueiros » étaient le dernier maillon de l’espèce humaine qui pouvait se comparer à un parent éloigné des fourmiliers.

–En tenant compte que les fourmiliers ne se saoulent pas et ne se droguent pas... –avait-il ajouté avec un sourire.

–Et pourquoi le font-ils ?

–Peut-être pour oublier qu’ils sont des « fogueiros ».

C’était sans aucun doute une réponse valable car lorsqu’un homme, qu’il soit blanc, noir, mulâtre ou métisse a vu un paradis transformé en un terrain vague de cendres fumantes par sa faute, il a l’obligation de sentir des remords.

Il était possible de comprendre qu’un certain type d’êtres humains déteste d’autres êtres humains au point de vouloir les anéantir, d’autres pouvaient détester les animaux ou bien la nature, mais il ne fallait pas avoir d’âme pour allumer une torche et mettre le feu à la jungle.

Pourtant les torches étaient là, attendant l’aube, car les « fogueiros » avaient l’ordre de laisser passer une journée entre le moment où ils vidaient un village et celui où ils commençaient leur travail.

Le président Bolsonaro n’aimait pas qu’apparaissent des cadavres d’enfants calcinés.

Ce n’était pas une bonne publicité.

À son avis, les tribus autochtones étaient un fardeau qui pesait sur l’avenir du Brésil, mais c’était un fardeau qui devait être éliminé sans trop de scandale.

Kapoar le savait, car le père Rufino, qui visitait la ville deux ou trois fois par an, les tenait au courant de ce qui se préparait contre eux dans les somptueux manoirs des éleveurs, des propriétaires fonciers et des exploitants forestiers.

–Jusqu’à récemment, vous aviez ces trois ennemis, mais maintenant il y en a quatre et le dernier est le plus dangereux car il est soutenu par les autres.

–Et nous qui nous soutient ?

–Jésus Christ.

–Pour le moment, il est en train de perdre la bataille.

–À long terme, il gagne toujours.

–Mais à long terme, il ne restera plus rien de nos forêts et de nos champs –se lamenta une femme portant un enfant sur le dos–. Une bataille dans laquelle des innocents meurent est toujours une bataille perdue.

Le père Rufino ne sembla pas surpris par le bon sens de la réponse car il connaissait les « ahúnas » depuis longtemps et savait mieux que quiconque qu’ils constituaient une communauté étonnamment sensée.

La meilleure preuve était qu’ils n’avaient jamais été séduits par les avantages supposés de la civilisation, ils refusaient de boire de l’alcool, d’utiliser des armes à feu ou d’accepter de l’argent, mais surtout, ils refusaient d’abandonner la paix de leurs forêts.

Les prospecteurs, qui de temps en temps visitaient leur territoire à la recherche d’or ou de pierres précieuses, savaient qu’ils ne seraient jamais en danger tant qu’ils ne s’approchaient pas à moins d’une demi-journée de marche de leurs villages, chasseraient juste assez pour manger et ne vendraient pas les fourrures des animaux.

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9788418263538
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