Читать книгу: «Le nez d'un notaire», страница 5
– Monstre! lui dit M. Bernier, tu devrais mourir de honte. Tu t’es ravalé au-dessous de la brute. Si tu as encore le visage d’un homme, tu n’en as déjà plus la couleur. A quoi as-tu employé la petite fortune que nous t’avions faite? Tu t’es roulé dans les bas-fonds de la débauche, et je t’ai trouvé au delà des fortifications de Paris, vautré comme un porc au seuil du plus immonde des cabarets!
L’Auvergnat leva ses gros yeux sur le docteur et lui dit avec son aimable accent, embelli d’une intonation faubourienne:
– Eh bien, quoi! J’ai fait la noche! Ch’est pas une raigeon pour me dire des chottiges.
– Qui est-ce qui te dit des sottises? On te reproche tes turpitudes, voilà tout. Pourquoi n’as-tu pas placé ton argent au lieu de le boire?
– Ch’est lui qui m’a dit de m’amuger.
– Drôle! s’écria le notaire, est-ce moi qui t’ai conseillé de te soûler à la barrière avec de l’eau-de-vie et du vin bleu?
– On ch’amuse comme on peut … Je chuis été avec les camarades.
Le médecin bondit de colère.
– Ils sont jolis, tes camarades! Comment! je fais une cure merveilleuse qui répand ma gloire dans Paris, qui m’ouvrira un jour ou l’autre les portes de l’institut, et tu vas, avec quelques ivrognes de ton espèce, gâter mon plus divin ouvrage! S’il ne s’agissait que de toi, parbleu! nous te laisserions faire. C’est un suicide physique et moral; mais un Auvergnat de plus ou de moins n’importe guère à la société. Il s’agit d’un homme du monde, d’un riche, de ton bienfaiteur, de mon malade! Tu l’as compromis, défiguré, assassiné par ton inconduite. Regarde dans quel état lamentable tu as mis la figure de monsieur!
Le pauvre diable contempla le nez qu’il avait fourni, et se mit à fondre en larmes.
– Ch’est bien malheureux, mouchu Bernier; mais j’attechte le bon Dieu que ch’est pas ma faute. Le nez ch’est gâté tout cheul. Chaprichti! je chuis un honnête homme, et je vous jure que je n’y ai pas cheulement touché!
– Imbécile! dit M. L’Ambert, tu ne comprendras jamais … et, d’ailleurs, tu n’as pas besoin de comprendre! Il s’agit de nous dire sans détour si tu veux changer de conduite et renoncer à cette vie de débauche, qui me tue par contre-coup? Je te préviens que j’ai le bras long et que, si tu t’obstinais dans tes vices, je saurais te faire mettre en lieu sûr.
– En prigeon?
– En prison.
– En prigeon avec les schélérats? Grâche, mouchu L’Ambert! Cha cherait le déjonneur de la famille!
– Boiras-tu encore, oui ou non?
– Eh! bon Diou! comment boire quand on n’a plus le chou? J’ai tout dépenché, mouchu L’Ambert. J’ai bu les deux mille francs, j’ai bu mon tonneau et tout le fonds de boutique, et personne ne veut plus me faire crédit chur la churfache de la terre!
– Tant mieux, drôle! c’est bien fait.
– Il faudra bien que je devienne chage! voichi la migère qui vient, mouchu L’Ambert!
– A la bonne heure!
– Mouchu L’Ambert!
– Quoi?
– Chi ch’était un effet de votre bonté de me racheter un tonneau pour gagner ma pauvre vie, je vous jure que je redeviendrais un bon chujet!
– Allons donc! tu le vendrais pour boire.
– Non, mouchu L’Ambert, foi d’honnête garchon!
– Serment d’ivrogne!
– Mais vous voulez donc que je meure de faim et de choif! Une chentaine de francs, mon bon mouchu L’Ambert!
– Pas un centime! C’est la Providence qui t’a mis sur la paille pour me rendre ma figure naturelle. Bois de l’eau, mange du pain sec, prive-toi du nécessaire, meurs de faim si tu peux: c’est à ce prix que je recouvrerai mes avantages et que je redeviendrai moi-même!
Romagné courba la tête et se retira, traînant le pied et saluant la compagnie.
Le notaire était dans la joie et le médecin dans la gloire.
– Je ne veux pas faire mon éloge, disait modestement M. Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par la force du calcul n’a pas fait un plus grand miracle que moi. Deviner, à l’aspect de votre nez, qu’un Auvergnat absent et perdu dans Paris se livre à la débauche, c’est remonter de l’effet à la cause par des chemins que l’audace humaine n’avait pas encore tentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par la circonstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède qui vous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cet animal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuser le secours qu’il demandait: tous les efforts de l’art seront vains tant que cet homme aura de quoi boire.
– Mais, docteur, interrompit M. L’Ambert, si mon mal ne venait point de là? si vous étiez le jouet d’une coïncidence fortuite? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que la théorie …?
– J’ai dit et je maintiens que, dans l’état actuel de nos connaissances, votre cas n’admet aucune explication logique. C’est un fait dont la loi reste à trouver. Le rapport que nous observons aujourd’hui entre la santé de votre nez et la conduite de cet Auvergnat nous ouvre une perspective peut-être trompeuse, mais à coup sûr immense. Attendons quelques jours: si votre nez guérit à mesure que Romagné se range, ma théorie recevra le renfort d’une nouvelle probabilité. Je ne réponds de rien; mais je pressens une loi physiologique, inconnue jusqu’à nous, et que je serais heureux de formuler. Le monde de la science est plein de phénomènes visibles produits par des causes inconnues. Pourquoi madame de L … que vous connaissez comme moi, porte-t-elle une cerise admirablement peinte sur l’épaule gauche? Est-ce, comme on le dit, parce que sa mère, étant grosse, a convoité violemment un panier de cerises à l’étalage de Chevet? Quel artiste invisible a dessiné ce fruit sur le corps d’un fœtus de six semaines, gros comme une crevette de moyenne taille? Comment expliquer cette action spéciale du moral sur le physique? Et pourquoi la cerise de madame de L … devient-elle sensible et douloureuse au mois d’avril de chaque année, lorsque les cerisiers sont en fleur? Voilà des faits certains, évidents, palpables, et tout aussi inexpliqués que l’enflure et la rougeur de votre nez. Mais patience!
Deux jours après, le nez de M. L’Ambert désenfla d’une façon visible, mais la couleur rouge tenait bon. Vers la fin de la semaine, son volume était réduit d’un bon tiers. Au bout de quinze jours, il pela horriblement, fit peau neuve et reprit sa forme et sa couleur primitives.
Le docteur triomphait.
– Mon seul regret, disait-il, c’est que nous n’ayons point gardé le Romagné dans une cage pour observer sur lui comme sur vous les effets du traitement. Je suis sûr que, durant sept ou huit jours, il a été couvert d’écailles comme une couleuvre.
– Qu’il aille au diable! ajouta chrétiennement M. L’Ambert.
Dès ce jour, il reprit ses habitudes: sortit en voiture, à cheval, à pied; dansa dans les bals du faubourg et embellit de sa présence le foyer de l’Opéra. Toutes les femmes lui firent bon accueil dans le monde et hors du monde. Une de celles qui le félicitèrent le plus tendrement de sa guérison fut la sœur aînée de l’ami Steimbourg.
Cette aimable personne avait coutume de regarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua très judicieusement que M. L’Ambert était sorti plus beau de cette dernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois mois de souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi d’achevé. Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans ses limites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plus blanc et plus aristocratique que jamais.
Telle était aussi l’opinion du joli notaire, et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admiration toujours nouvelle. C’était plaisir de le voir, face à face avec lui-même, et souriant à son propre nez.
Mais, au retour du printemps, dans la seconde quinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait les bourgeons des lilas, M. L’Ambert eut lieu de croire que son nez seul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de la nature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses il pâlissait comme une feuille d’automne. Les ailes amincies et comme desséchées par le souffle d’un sirocco invisible, s’aplatissaient contre la cloison.
– Mort de ma vie! disait le notaire en faisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose, comme la vertu; mais pas trop n’en faut. Mon nez devient d’une élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus qu’une ombre si je ne lui rends la force et la couleur!
Il y mit un peu de rouge. Mais le fard ne servait qu’à faire ressortir la finesse incroyable de cette ligne droite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telle on voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante au milieu d’un cadran solaire; tel était le nez fantastique du notaire désespéré.
En vain le riche indigène de la rue de Verneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que la bonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu près également à toutes les parties du corps, il s’imposa la douce loi de prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandes saignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que ces aliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier l’évidence et blasphémer la bonne chère. M. L’Ambert se fit, en peu de temps, de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et un joli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associé négligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher ses dividendes.
Lorsqu’un malade ne peut manger ni boire, on le soutient quelquefois par des bains nourrissants qui pénètrent à travers la peau jusqu’aux sources de la vie. M. L’Ambert traita son nez comme un malade qu’il faut nourrir à part et coûte que coûte. Il commanda pour lui seul une petite baignoire de vermeil. Six fois par jour il le plongea et le maintint patiemment dans des bains de lait, de vin de Bourgogne, de bouillon gras et même de sauce aux tomates. Peine perdue! le malade sortait du bain aussi pâle, aussi maigre, aussi déplorable qu’il y était entré.
Toute espérance semblait perdue, lorsqu’un jour M. Bernier se frappa le front et s’écria:
– Nous avons fait une énorme faute! une véritable bévue d’écoliers! et c’est moi!.. lorsque ce fait apportait à ma théorie une si éclatante confirmation!.. N’en doutez pas, monsieur: l’Auvergnat est malade, et c’est lui qu’il nous faut traiter pour que vous soyez guéri.
Le pauvre L’Ambert s’arracha les cheveux. C’est pour le coup qu’il regretta d’avoir mis Romagné à la porte et de lui avoir refusé le secours qu’il demandait, et d’avoir oublié de prendre son adresse! Il se représentait le pauvre diable languissant sur un grabat, sans pain, sans rosbif et sans vin de Château-Margaux. A cette idée, son cœur se brisait. Il s’associait aux douleurs du pauvre mercenaire. Pour la première fois de sa vie, il fut ému du malheur d’autrui:
– Docteur, cher docteur, s’écria-t-il en serrant la main de M. Bernier, je donnerais tout mon bien pour sauver ce brave jeune homme!
Cinq jours après, le mal avait encore empiré. Le nez n’était plus qu’une pellicule flexible, pliant sous le poids des lunettes, lorsque M. Bernier vint dire qu’il avait trouvé l’Auvergnat.
– Victoire! s’écria M. L’Ambert.
Le chirurgien haussa les épaules et répondit que la victoire lui paraissait au moins douteuse.
– Ma théorie, dit-il, est pleinement confirmée, et, comme physiologiste, j’ai tout lieu de me déclarer satisfait; mais, comme médecin, je voudrais vous guérir, et l’état où j’ai trouvé ce malheureux me laisse peu d’espérance.
– Vous le sauverez, cher docteur!
– D’abord, il ne m’appartient pas. Il est dans le service d’un de mes confrères, qui l’étudie avec une certaine curiosité.
– On vous le cédera! nous l’achèterons, s’il le faut.
– Y songez-vous! Un médecin ne vend pas ses malades. Il les tue quelquefois, dans l’intérêt de la science, pour voir ce qu’ils ont dans le corps. Mais en faire un objet de commerce, jamais! Mon ami Fogatier me donnera peut-être votre Auvergnat; mais le drôle est bien malade, et, pour comble de disgrâce, il a pris la vie en tel dégoût qu’il ne veut pas guérir. Il jette tous les médicaments. Quant à la nourriture, tantôt il se plaint de n’en pas avoir assez, et réclame à grands cris la portion entière, tantôt il refuse ce qu’on lui donne et demande à mourir de faim.
– Mais c’est un crime! Je lui parlerai! je lui ferai entendre le langage de la morale et de la religion! Où est-il?
– A l’Hôtel-Dieu, salle Saint-Paul, no 10.
– Vous avez votre voiture en bas?
– Oui.
– Eh bien, partons. Ah! le scélérat qui veut mourir! Il ne sait donc pas que tous les hommes sont frères!
VI
HISTOIRE D’UNE PAIRE DE LUNETTES ET CONSÉQUENCES D’UN RHUME DE CERVEAU
JAMAIS aucun prédicateur, jamais Bossuet ou Fénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais M. Mermilliod lui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plus onctueuse à la fois que M. Alfred L’Ambert au chevet de Romagné. Il s’adressa d’abord à la raison, puis à la conscience, et finalement au cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, cita les textes saints et les philosophes. Il fut puissant et doux, sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il lui prouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, et qu’il faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort. Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparant le suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permission du caporal.
L’Auvergnat, qui n’avait rien pris depuis vingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenait immobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Aux arguments les plus serrés, il répondait avec une douceur impassible:
– Ch’est pas la peine, mouchu L’Ambert; y a trop de migère en che monde.
– Eh! mon ami, mon pauvre ami! la misère est d’institution divine. Elle est créée tout exprès pour exciter la charité chez les riches et la résignation chez les pauvres.
– Les riches? J’ai demandé de l’ouvrage, et tout le monde m’en a refugé. J’ai demandé la charité, on m’a menaché du chargent de ville!
– Que ne vous adressiez-vous à vos amis? A moi, par exemple! à moi qui vous veux du bien! à moi qui ai de votre sang dans les veines!
– Ch’est cha! pour que vous me fachiez encore flanquer à la porte!
– Ma porte vous sera toujours ouverte, comme ma bourse, comme mon cœur!
– Chi vous m’aviez cheulement donné chinquante francs pour racheter un tonneau d’occagion!
– Mais, animal!.. cher animal, veux-je dire … permets-moi de te rudoyer un peu, comme dans les temps où tu partageais mon lit et ma table! ce n’est pas cinquante francs que je te donnerai, c’est mille, deux mille, dix mille! c’est ma fortune entière que je veux partager avec toi … au prorata de nos besoins respectifs. Il faut que tu vives! il faut que tu sois heureux! Voici le printemps qui revient, avec son cortège de fleurs et la douce musique des oiseaux dans les branches. Aurais-tu bien le cœur d’abandonner tout cela? Songe à la douleur de tes braves parents, de ton vieux père, qui t’attend au pays; de tes frères et de tes sœurs! Songe à ta mère, mon ami! Celle-là ne te survivrait pas. Tu les reverras tous! Ou plutôt non: tu dois rester à Paris, sous mes yeux, dans mon intimité la plus étroite. Je veux te voir heureux, marié à une bonne petite femme, père de deux ou trois jolis enfants. Tu souris! Prends ce potage.
– Merchi bien, mouchu L’Ambert. Gardez la choupe; il n’en faut plus. Y a trop de migère en che monde!
– Mais quand je te jure que tes mauvais jours sont finis! quand je me charge de ton avenir, foi de notaire! Si tu consens à vivre, tu ne souffriras plus, tu ne travailleras plus, tes années se composeront de trois cent soixante-cinq dimanches!
– Et pas de lundis?
– De lundis, si tu le préfères. Tu mangeras, tu boiras, tu fumeras des cabañas à trente sous pièce! Tu seras mon commensal, mon inséparable, un autre moi-même. Veux-tu vivre, Romagné, pour être un autre moi-même?
– Non! tant pis. Pichque j’ai commenché à mourir, autant finir tout de chuite.
– Ah! c’est ainsi! Eh bien, je te dirai, triple brute! à quel destin tu te condamnes! Il ne s’agit pas seulement des peines éternelles que chaque minute de ton obstination rapproche de toi. Mais, en ce monde, ici même, demain, aujourd’hui peut-être, avant d’aller pourrir dans la fosse commune, tu seras porté à l’amphithéâtre. On te jettera sur une table de pierre, on découpera ton corps en morceaux. Un carabin fendra à coups de hache ta grosse tête de mulet; un autre fouillera ta poitrine à grands coups de scalpel pour vérifier s’il y a un cœur dans cette stupide enveloppe; un autre …
– Grâche, grâche, mouchu L’Ambert! je ne veux pas être coupé en morcheaux! j’aime mieux manger la choupe!
Trois jours de soupe et la force de sa constitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporter en voiture jusqu’à l’hôtel de la rue de Verneuil. M. L’Ambert l’y installa lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna le logement de son propre valet de chambre, pour l’avoir plus près de lui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade et passa même plusieurs nuits.
Ces fatigues, au lieu d’altérer sa santé, rendirent la fraîcheur et l’éclat à son visage. Plus il s’exténuait à soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et de force. Sa vie se partageait entre l’étude, l’Auvergnat et le miroir. C’est dans cette période qu’il écrivit un jour par distraction sur le brouillon d’un acte de vente: «Il est doux de faire le bien!» Maxime un peu vieille en elle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.
Lorsque Romagné fut décidément en convalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tant de mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit:
– A partir d’aujourd’hui, nous dînerons tous les jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à l’office, tu y serais aussi bien nourri, et tu t’amuserais davantage.
Romagné, en homme de bon sens, opta pour l’office.
Il y prit ses habitudes et s’y conduisit de façon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de l’amitié du maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton. C’était un domestique que M. L’Ambert avait donné à ses gens. Tout le monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait des tapes amicales: personne ne songeait à lui payer des gages. M. L’Ambert le surprit quelquefois tirant de l’eau, déplaçant de gros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bon maître lui tirait l’oreille et lui disait:
– Amuse-toi, j’y consens; mais ne te fatigue pas trop!
Le pauvre garçon était confus de tant de bontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer de tendresse.
Il ne put la garder longtemps, cette chambrette propre et commode qui touchait à l’appartement du maître. M. L’Ambert fit entendre délicatement que son valet de chambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda lui-même la permission de loger sous les combles. On s’empressa de faire droit à sa requête; il obtint un chenil dont les filles de cuisine n’avaient jamais voulu.
Un sage a dit: «Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire!» Sébastien Romagné fut heureux trois mois. C’est au commencement de juin qu’il eut une histoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par les flèches de l’Amour. L’ancien porteur d’eau se livra pieds et poings liés au dieu qui perdit Troie. Il s’aperçut, en épluchant des légumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec de belles grosses joues écarlates. Un soupir à renverser les tables fut le premier symptôme de son mal. Il voulut s’expliquer; la parole lui mourut dans la gorge. A peine s’il osa prendre sa Dulcinée par la taille et l’embrasser sur les lèvres, tant sa timidité était excessive.
On le comprit à demi-mot. La cuisinière était une personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, et moins dépaysée sur la carte du Tendre.
– Je vois ce que c’est, lui dit-elle: vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien, mon garçon, nous pouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.
Il répondit naïvement qu’il avait devant lui tout ce qu’on peut demander à un homme, c’est-à-dire deux bras robustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit au nez et parla plus clairement; il éclata de rire à son tour et dit avec la plus aimable confiance:
– Ch’est de l’argent qu’il faut pour cha? Vous auriez dû le dire tout de chuite. J’en ai gros comme moi, de l’argent! Combien ch’est-il que vous en voulez? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de la fortune de mouchu L’Ambert, cha cherait-il chuffigeant?
– Moitié de la fortune de monsieur?
– Chertainement. Il me l’a dit plus de chent fois. J’ai la moitié de cha fortune, mais nous n’avons pas encore partagé l’argent: il me le garde.
– Des bêtises!
– Des bétiges? Tenez, le voichi qui rentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les gros chous à la cuigine.
Pauvre innocent! il obtint de son maître une bonne leçon de haute grammaire sociale. M. L’Ambert lui enseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes; il daigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites et les dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui dit avec une douceur ferme et qui n’admettait point de réplique:
– Romagné, j’ai beaucoup fait pour vous; je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Le simple bon sens vous dit que vous n’y êtes pas en qualité de maître; j’ai trop de bonté pour admettre que vous y restiez comme valet; enfin, je croirais vous rendre un mauvais service en vous maintenant dans une situation mal définie qui pervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore une année de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût du travail. Vous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que les déclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votre conscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau de votre époque? Pauvre malheureux! N’avez-vous pas regretté plus d’une fois le titre d’ouvrier, votre noblesse à vous? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour s’ennoblir par les sueurs utiles; vous appartenez à l’aristocratie du travail. Travaillez donc; non plus comme autrefois, dans les privations et le doute, mais dans une sécurité que je garantis et dans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. C’est moi qui fournirai aux dépenses du premier établissement, c’est moi qui vous procurerai de l’ouvrage. Si, par impossible, les moyens d’existence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressources chez moi. Mais renoncez à l’absurde projet d’épouser ma cuisinière, car vous ne devez pas lier votre sort au sort d’une servante, et je ne veux pas d’enfants dans la maison!
L’infortuné pleura de tous ses yeux et se répandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de M. L’Ambert, qu’il fit les choses assez proprement. Il habilla Romagné tout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans une vieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq cents francs pour vivre en attendant l’ouvrage. Et huit jours ne s’étaient pas écoulés, qu’il le fit entrer comme manœuvre chez un fort miroitier de la rue de Sèvres.
Il se passa longtemps, six mois peut-être, sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de son fournisseur. Mais, un jour que l’officier ministériel, en compagnie de son maître clerc, déchiffrait les parchemins d’une noble et riche famille, ses lunettes d’or se brisèrent par le milieu et tombèrent sur la table.
Ce petit accident le dérangea fort peu. Il prit un pince-nez à ressort d’acier et fit changer les lunettes sur le quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, M. Luna, s’empressa d’envoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui se brisèrent au même endroit, dans les vingt-quatre heures.
Une troisième paire eut le même sort; une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. L’opticien ne savait plus quelle formule d’excuse il devait prendre. Dans le fond de son âme, il était persuadé que M. L’Ambert avait tort. Il disait à sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées:
– Ce jeune homme n’est pas raisonnable; il porte des verres no 4, qui sont forcément très lourds; il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et je suis sûr qu’il brutalise ses lunettes comme si elles étaient de fer battu. Si je lui fais une observation, il se fâchera; mais je vais lui envoyer quelque chose de plus fort en monture.
Madame Luna trouva l’idée excellente; mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatre premières. Cette fois, M. L’Ambert se fâcha tout rouge, quoiqu’on ne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle à une maison rivale.
Mais on aurait dit que tous les opticiens de Paris s’étaient donné le mot pour casser leurs lunettes sur le nez du pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plus merveilleux de l’affaire, c’est que le pince-nez à ressort d’acier qui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.
Vous savez que la patience n’était pas la vertu favorite de M. Alfred L’Ambert. Il trépignait un jour sur une paire de lunettes, qu’il écrasait à coups de talon, quand le docteur Bernier se fit annoncer chez lui.
– Parbleu! s’écria le notaire, vous arrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable m’emporte!
Les regards du docteur se portèrent naturellement sur le nez de son malade. L’objet lui parut sain, de bonne mine, et frais comme une rose.
– Il me semble, dit-il, que nous allons tout à fait bien.
– Moi? Sans doute; mais ces maudites lunettes ne veulent pas aller!
Il conta son histoire, et M. Bernier devint rêveur.
– Il y a de l’Auvergnat dans votre affaire. Avez-vous ici une monture brisée?
– En voici une sous mes pieds.
M. Bernier la ramassa, l’examina à la loupe et crut voir que l’or était comme argenté aux environs de la cassure.
– Diable! dit-il. Est-ce que Romagné aurait fait des sottises?
– Quelles sottises voulez-vous qu’il fasse?
– Il est toujours chez vous?
– Non; le drôle m’a quitté. Il travaille en ville.
– J’espère que, cette fois, vous avez pris son adresse.
– Sans doute. Voulez-vous le voir?